C’est toujours dans l’œil du cyclone que règne le plus grand des calmes. Dans la douceur de l’hiver jordanien, seules quelques gouttes de pluie troublent la quiétude du centre-ville d’Amman. A la sortie du souk Jara, Emad est fier de présenter des livres en anglais sur les étals de sa librairie ambulante. Ce jeune Jordanien, veste rouge d’aviateur et cigarette à la main, surfe sur l’actualité du Moyen-Orient avec une collection impressionnante d’ouvrages conspirationnistes et antisémites : L’Invention du peuple juif, La Guerre de cent ans contre la Palestine ou encore Le Lobby israélien. Mais son best-seller du moment est L’Art de la négociation (The Art of the Deal), de Donald Trump, qui trône fièrement en tête de gondole.La librairie d’Emad pourrait résumer l’état d’esprit actuel de la Jordanie, pays le plus stable du Moyen-Orient depuis l’instauration de la dynastie hachémite il y a environ un siècle, mais secoué par les remous du voisinage. “Nous sommes la maison calme dans un quartier extrêmement bruyant”, plaisante un officiel jordanien, qui rappelle que la région a connu “environ 14 guerres” ces vingt dernières années sans que son pays ne tremble outre mesure. Cette fois, le royaume, parfois surnommé “la Suisse du Moyen-Orient”, se retrouve aussi en première ligne face à l’ouragan Trump.La crainte d’une contagion islamisteCes derniers mois ont particulièrement mis à l’épreuve la résilience du royaume. En décembre, les rebelles islamistes ont pris Damas et fait chuter le régime de Bachar el-Assad après cinquante ans d’un règne despotique. Immédiatement, les diplomaties occidentales et israélienne s’inquiètent d’une contagion de la révolte syrienne à la fragile Jordanie voisine. “Les rebelles risquent de ne pas s’arrêter à la Syrie, ils peuvent déstabiliser la Jordanie où il y a beaucoup de Frères musulmans”, nous alertait alors une source israélienne, bien consciente de l’importance du royaume hachémite pour la sécurité de l’Etat hébreu.Comme à son habitude, la Jordanie a composé avec les cartes régionales. Le 26 février, le roi Abdallah II a reçu en visite officielle le nouveau maître de Damas, Ahmed al-Charaa, sans pour autant lui dérouler le tapis rouge. Une manière de rassurer son peuple et de jauger les intentions des autorités voisines. “Une Syrie sous influence turque et imprégnée d’islam politique se rapprocherait naturellement des Frères musulmans, ce qui est de nature à inquiéter le pouvoir à Amman”, résume un diplomate de la région.Mais c’est surtout le conflit israélo-palestinien qui réveille les vieux démons de la Jordanie. Le royaume a toujours été la terre d’accueil privilégiée des Palestiniens en exil : dès 1948, à la création de l’Etat d’Israël, ils sont des centaines de milliers à franchir la frontière vers l’est. Le schéma se répète en 1967, après la guerre des Six-Jours, quand 300 000 Palestiniens débarquent en Jordanie. Encore aujourd’hui, partout dans le pays, d’immenses camps de réfugiés continuent d’héberger des milliers de personnes, dans des conditions précaires et loin de l’autorité de l’Etat. D’après les estimations, 60 % des habitants de Jordanie seraient palestiniens ou d’héritage palestinien. Ce qui faisait dire à l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon : “Les Palestiniens ont déjà un Etat, il s’appelle la Jordanie.” Une formule reprise de manière de plus en plus véhémente par la droite israélienne ces derniers temps…Chaque vendredi, des manifestations contre IsraëlDans les rues d’Amman, le conflit israélo-palestinien est omniprésent : les keffiehs en noir et blanc flottent au vent et de nombreuses boutiques proposent des “cocktails palestiniens” à base de jus de grenade. Depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza, lancée après les attentats du Hamas le 7 octobre 2023, la capitale jordanienne est sur les dents. Chaque vendredi, après la prière, des centaines – parfois des milliers – de manifestants se rassemblent devant la grande mosquée Husseini, en plein centre, à l’initiative des syndicats islamistes. Les slogans appellent à “brûler Israël” et demandent la tête de Benyamin Netanyahou. Les militants les plus radicaux marchent jusqu’à l’ambassade d’Israël, à quelques kilomètres de là, pour réclamer l’abrogation du traité de paix signé entre les deux pays en 1994.Cette paix froide s’est encore rafraîchie ces derniers mois, puisque Amman a rappelé son ambassadeur en Israël fin 2023. “La rancœur et la frustration sont immenses au sein de la population jordanienne devant les actions de l’armée israélienne à Gaza et en Cisjordanie, souligne Neil Quilliam, spécialiste du Moyen-Orient à la Chatham House. Les partis islamistes en ont tiré profit lors des dernières élections, en septembre, en arrivant largement en tête avec 30 % des voix. Mais le gouvernement jordanien se met aussi au diapason de l’opinion publique sur ce sujet et se montre très critique vis-à-vis d’Israël.” Le royaume a d’ailleurs été le premier pays arabe dont un officiel, le ministre des Affaires étrangères, a accusé Tsahal de commettre un génocide dans la bande de Gaza.Manifestation à Amman contre le plan Trump de prise de contrôle de la bande de Gaza et de déplacement de sa population, le 14 février 2025C’est dans cette poudrière que l’artificier Donald Trump a décidé de craquer quelques allumettes. Dès son retour à la Maison-Blanche, le magnat républicain partage son plan “révolutionnaire” pour la bande de Gaza : vider l’enclave palestinienne de ses habitants et la transformer en “Riviera du Moyen-Orient”. Pour cela, il prévoit de transférer ses 2 millions d’habitants vers l’Egypte et la Jordanie, deux alliés historiques des Etats-Unis dans la région.Stupeur dans le royaume hachémite, qui se souvient avec effroi de l’épisode de Septembre noir, en 1970, quand une guerre civile opposa l’armée jordanienne à l’Organisation de libération de la Palestine pendant plusieurs mois. “La Jordanie est un pays relativement petit, avec une population de 10 millions d’habitants et où vivent 1,2 million de réfugiés syriens, auxquels il faut ajouter plus de 300 000 réfugiés palestiniens, indique Neil Quilliam. Accueillir des centaines de milliers de Gazaouis supplémentaires aurait un impact immense sur le pays, bouleversant toute la société, l’économie, les services publics, l’équilibre démographique… Nous sommes bien placés en Europe pour comprendre les conséquences politiques de l’arrivée de réfugiés sur un territoire.”Le traquenard de la Maison-BlancheAlors, la Jordanie a dit non. Le roi Abdallah II est allé en personne délivrer le message à Donald Trump, le 12 février dernier. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu à la Maison-Blanche. Premier leader arabe reçu par la nouvelle administration américaine, le monarque avait d’abord obtenu la garantie qu’il n’y aurait pas de point presse devant les caméras… avant de se retrouver embarqué par Trump devant une nuée de journalistes. Mal à l’aise, pris de tics nerveux, Abdallah II a dû écouter le président américain raconter que les Etats-Unis allaient s’emparer de la bande de Gaza, que son plan allait se dérouler sans accroc et que des Gazaouis seraient hébergés dans “un bout de la Jordanie”. Impossible pour le roi jordanien de contredire le maître des lieux en public, comme Volodymyr Zelensky aura le malheur de le faire quelques semaines plus tard.”Il fallait du leadership et du courage de la part de sa majesté pour être le premier dirigeant arabe à aller là-bas et dire la vérité à ce président, nous assure le ministre des Investissements, Mothanna Gharaibeh, dans son bureau à Amman. Il y a ce qu’il se passe devant les caméras et le reste, et la position du roi est très claire : nous n’accepterons pas que les citoyens de Gaza soient évacués. Est-ce qu’il l’a dit devant les caméras ? Non, et il a bien fait car cette discussion n’aurait pas été productive en public. Mais c’est ce qu’il a fait à la fois en privé puis dans le communiqué officiel.”A la Maison-Blanche, le roi jordanien a seulement pu glisser la promesse de faire soigner dans ses hôpitaux 2 000 enfants palestiniens malades, ce qui a eu l’heur de plaire à Donald Trump. En réalité, cette politique existe déjà depuis des mois sous la direction de la reine Rania, elle-même d’origine palestinienne. “Toutes ces dynamiques actuelles sont complexes pour la Jordanie, mais notre relation avec les Etats-Unis est un fait acquis, poursuit le ministre Gharaibeh. Nous devons trouver des solutions à ces complications mais nous n’abandonnerons jamais notre éthique et nos valeurs : les Gazaouis ont le droit de vivre sur leur territoire, dans la paix et la dignité.” Ce discours reste délicat à tenir pour le pouvoir jordanien, dont la dette a explosé ces dernières années. En quinze ans, celle-ci est passée de 10 à 50 milliards de dollars.L’aide américaine en périlDonald Trump ne se contente pas de menacer d’expulser des centaines de milliers de Palestiniens vers la Jordanie. En parallèle, il a bloqué l’aide financière au royaume, versée chaque année depuis 1994 en contrepartie de la paix signée avec Israël. Cette aide s’établit entre 1,5 et 2 milliards de dollars annuels soit, d’après nos informations, environ 5,8 % du budget de la Jordanie. Mais la monarchie sait que, sur la question palestinienne, elle risque bien plus qu’une crise économique. “Bien sûr, nous sommes reconnaissants envers le soutien américain mais rien sur Terre n’est gratuit, il s’agit d’un partenariat stratégique, pointe le ministre Mothanna Gharaibeh. Nous sommes capables de survivre sans cette aide américaine, même si nous allons travailler ensemble pour la maintenir.” Plus de 3 000 soldats de l’Oncle Sam restent basés en Jordanie.Dans une position économique précaire, le royaume jordanien doit toutefois prévoir des alternatives aux financements américains. Il s’est rapproché ces dernières semaines des monarchies du Golfe, qui pourraient prendre le relais si la situation dégénère avec Washington. “Les Jordaniens ne s’attendaient évidemment pas à un tel plan américain pour Gaza mais ils s’étaient préparés aux conséquences du retour de Trump à la Maison-Blanche et aux manœuvres israéliennes en Cisjordanie, estime Neil Quilliam. Les autorités à Amman ne paniquent pas, elles se préparent à tous les scénarios et se mettent en alerte maximale.”Des soldats israéliens accompagnent un char dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée, le 24 février 2025Outre le plan insensé de Trump pour la bande de Gaza, la Jordanie surveille de près les opérations militaires israéliennes en Cisjordanie. Pour la première fois depuis vingt ans, le gouvernement de Benyamin Netanyahou a envoyé les chars dans la grande ville de Jénine en février, annonçant une occupation militaire qui pourrait durer “au moins un an”. Depuis le retour de Trump et de son administration, favorable à l’aile la plus radicale de la droite israélienne, les colons se sentent pousser des ailes dans les territoires palestiniens et multiplient les actes violents. “Toute la focalisation internationale se porte sur la bande de Gaza mais c’est la situation en Cisjordanie qui inquiète le plus les autorités jordaniennes, explique un diplomate de la région. Les actions des colons et la poursuite très active de la colonisation fragilisent l’Autorité palestinienne, ce qui peut provoquer son effondrement et rendre à terme impossible la mise en place d’une solution à deux Etats. La Jordanie serait alors laissée avec une sorte de bombe à retardement.”Plus de 40 000 Palestiniens ont déjà fui leur domicile en ce début d’année, et l’hypothèse d’une annexion de pans entiers de la Cisjordanie par Israël se renforce chaque jour. Des centaines de milliers d’habitants de la Cisjordanie possèdent un passeport jordanien et se sont fait construire un logement dans le royaume, au cas où…Les autorités savent pertinemment qu’un exode de Palestiniens déstabiliserait le royaume, où les Frères musulmans et le Hamas sont plus populaires que jamais. “La plus grande menace qui pèse sur le Moyen-Orient aujourd’hui est le remplacement du croissant chiite [NDLR : l’axe de “résistance” iranien qui incluait le Hezbollah au Liban et le régime Assad en Syrie] par un croissant frériste, avance Andrew Fox, ancien haut gradé britannique et analyste à la Henry Jackson Society. Les avancées de la Turquie en Syrie se font dans cette logique, et ses liens avec le Hamas sont connus. L’influence des Frères musulmans a le potentiel pour déstabiliser la région.”Dans l’œil du cyclone, les Jordaniens, eux, préfèrent conserver leur flegme, en partie hérité de l’occupation britannique de 1920 à 1946. “La Jordanie est le pays qui accueille le plus de réfugiés au monde, souffle un officiel. Nous n’avons d’autre choix que la stabilité : si notre pays tombe, où pourrions-nous trouver refuge ?”
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Author : Corentin Pennarguear
Publish date : 2025-04-06 06:45:00
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