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C’est un recueil de chroniques en forme d’avertissement. Avant qu’il ne soit trop tard compile des textes de Kamel Daoud parus dans Le Point, Marianne ou le New York Times, des attentats de 2015 jusqu’à l’emprisonnement de Boualem Sansal. Le journaliste et écrivain, prix Goncourt pour Houris, y analyse les névroses du pays qu’il a dû quitter, l’Algérie, mais s’inquiète aussi que son pays d’accueil, la France, ne cède, sous couvert de culpabilité coloniale et de tolérance, aux sirènes de l’islamisme. Pour L’Express, il évoque également Donald Trump (“un personnage très ambivalent dans le monde arabe”) ou Recep Tayyip Erdogan (“un islamiste qui a réussi”). Entretien.L’Express : En 2015, vous disiez vous sentir “plus en sécurité en Algérie qu’en France”, ne voyant aucune raison de quitter votre ville d’Oran, et surtout pas pour venir en France…Kamel Daoud : Ce que je disais à l’époque, j’y croyais. Mais le monde a changé. Je n’ai jamais souhaité quitter l’Algérie et Oran. J’y ai été forcé. Il y a un moment où vous avez le choix entre préserver votre liberté physique et la sécurité de votre famille, ou alors être prêt pour le martyre, comme on dirait aujourd’hui. Je le répète, je n’ai jamais voulu partir d’Algérie, cela n’a pas été une décision facile. Si j’ai la possibilité de revenir en paix en Algérie, de pouvoir écrire en toute indépendance, je le ferai.Dans vos chroniques, on retrouve régulièrement l’idée que la guerre de décolonisation algérienne est, aux yeux de votre génération qui ne l’a pas connue, plus une rente qu’une épopée…Le récit de décolonisation est une rente, pas uniquement pour le régime algérien d’ailleurs. Elle l’est aussi dans le domaine intellectuel, journalistique et universitaire, avec les postcolonial studies. Quand je vais aux Etats-Unis, on m’interroge comme si j’étais un vétéran de la guerre d’Algérie, alors que je suis un vétéran de la liberté. Bavarder du droit à l’universalité vous disqualifie. On ne cesse de me demander pourquoi j’écris en français. Mais jamais personne ne posera cette question à Michel Houellebecq.Mon rêve, c’est vraiment d’être le premier vrai décolonisé. Je suis quelqu’un de normal. Si on veut arriver à une vraie décolonisation, il faut aboutir à une vraie indépendance. Mais pour le moment, l’Algérie reste dépendante, affectivement et pour fabriquer du sens collectif, de son ancien colonisateur. Or je suis un homme libre. Je n’ai ni mépris, ni détestation, ni idéalisation de la France. J’aime simplement sa culture, sa langue, sa terre, ses gens. Pourquoi voudrait-on m’enfermer dans ce sujet de la décolonisation ? Je n’ai pas envie de parler d’une guerre que je n’ai pas vécue. Des gens y sont morts pour que je sois libre. Eh bien, je suis libre !L’Algérie et la France ont des enfants et trop de morts en communSelon vous, si le régime algérien se montre si obsédé par la France, c’est pour combler un vide. C’est-à-dire ?Le régime souffre d’un déficit de légitimité. Mais il ne s’agit pas que du gouvernement algérien. En Algérie, j’ai eu autant de problèmes et de polémiques avec les intellectuels postcoloniaux, à Alger entre autres, qu’avec le régime. J’ai compris qu’au fond, c’est le vide qui nous terrifie. Nous n’avons pas trouvé de vision d’avenir en Algérie, seulement un passé. Nous savions qui nous étions, mais pas où nous allons. Maintenant que nous avons un pays supposé indépendant, qu’en faisons-nous ? L’Algérie souffre du syndrome du vétéran. La tragédie des héros, c’est qu’à la fin du film, quand l’épopée s’achève, que deviennent-ils ?N’y a-t-il pas à l’inverse aussi une obsession pour l’Algérie au sein d’une partie de la droite française ?C’est effectivement la même chose en France, à des degrés moindres. Cette obsession et ces discours anti-algériens occasionnels s’expliquent sans doute aussi par un vide, un manque de projet pour l’avenir. D’ailleurs, il y a une affinité passionnelle entre l’extrême droite algérienne et celle en France. Les uns nourrissent les autres. Il n’y a rien de plus profitable qu’un adversaire absolu. Si demain l’Algérie s’ouvre, accepte une part de l’histoire française, devient réellement plurielle, que restera-t-il aux radicaux ici en France ? Ils seront au chômage.Peut-on imaginer un jour des relations normales, plus apaisées, entre les deux pays ?Je ne suis pas là pour faire la médiation entre les deux pays. Je suis là pour vivre ma vie, jouir de la liberté permise par la démocratie française, et écrire. L’Algérie comme la France ont des mythes profondément ancrés qui considèrent que le changement politique ne peut venir que de la violence – on coupe la tête d’un roi ou l’on décime la moitié d’un peuple. Ce n’est pas ma vision.Mais ces deux pays sont aussi condamnés à s’entendre. Ils ont des enfants et trop de morts en commun. Alger et Paris sont à deux heures d’avion. Comment voulez-vous les séparer ? L’Algérie ne pourra jamais avoir une relation saine avec le reste du monde si elle ne répare pas sa relation avec la France. Nous voyons toujours le monde à travers les Français. Mais c’est aussi vrai dans l’autre sens. L’Algérie ne s’éloignera pas géographiquement de la France, les enfants algériens sont là, sur le sol français. Et la France est déjà une histoire algérienne n’en déplaise aux puristes de l’identité arabe en Algérie.Vous avez rencontré à plusieurs reprises Emmanuel Macron, à l’Elysée comme à Oran. Dans vos chroniques, vous vous êtes rapidement montré sceptique sur sa politique mémorielle tournée vers l’Algérie…Cette politique mémorielle est nécessaire, mais à destination des Français. Emmanuel Macron a eu du courage de faire des gestes symboliques forts et de reconnaître une histoire de la colonisation douloureuse pour tous, mais cela sert avant tout aux Français d’origine algérienne, aux futurs enfants de ce pays, et aux descendants de cette histoire ou à ceux qui veulent ne prétexter pour refuser la république, et à lutter contre les dérives communautaires, ce qu’on appelle le séparatisme. L’Algérie fonctionne elle avec une logique bien différente et avec d’autres buts. Cette réparation mémorielle ne peut ainsi pas se faire dans le cadre de relations bilatérales. C’est une thérapie individuelle, solitaire pour un peuple, pas une thérapie de groupe. D’autant plus que les réconciliations historiques, ça prend du temps. Si la colonisation a duré 132 ans, les deux pays ne peuvent se réconcilier en quelques mois. L’Algérie, ce n’est pas l’Allemagne après 1945. Il y a la question de l’immigration qui complique les rapports entre la France et l’Algérie, et des religions différentes, antagonistes.Par ailleurs, Macron a fait des actes louables qui inaugurent quelque chose dont on ne verra le résultat qu’avec le temps long. J’ai par exemple admiré sa vision sur les restitutions muséales au Bénin, avec une circulation de biens pour fabriquer du lien. C’est comme ça qu’on avance en reconstruisant le lien. Je trouve donc qu’il a eu du courage et de la lucidité souvent, mais en ce qui concerne le régime algérien, il s’est sans doute trompé de client en intellectualisant parfois trop la démarche… comme nous tous.Vous semblez envier le destin de pays asiatiques comme le Vietnam qui, en dépit de deux guerres terribles au XXe siècle, a connu une croissance extraordinaire ces dernières décennies…J’ai visité le Vietnam. J’étais à la fois jaloux et ému. Je suis aussi allé à Taïwan, et c’était extraordinaire d’écouter comment il discute du japon, l’ex-colonisateur. Une mémoire dépend de ce qu’on en fait : un lit du victimaire ou un dépassement. Je répète souvent que la mémoire est un chemin, pas une maison car c’est la demeure des morts. J’ai vu des pays asiatiques qui ont fait autre chose que nous de cette mémoire de la colonisation, et je les envie. J’aurais aimé que mon pays d’origine, l’Algérie, fasse un éloge au sacrifice des combattants qui ont permis que nous soyons libres, mais qu’elle ne reste pas figée dans son histoire coloniale et sa rente. Mais si elle arrive enfin à sortir de ce culte du passé, comme celui d’une arabité exclusive, elle peut devenir un magnifique pays pluriel, avec un mélange d’histoires et de cultures arabe, juive, français, ottomane… En Algérie, on ne cesse de dépendre de cette mémoire liée à la France et de magnifier une appartenance arabe fantasmagorique. Mais un jour, on coupera le nœud gordien. Paradoxalement, ceux qui aideront le plus à guérir ce pays, ce sont les Franco-Algériens, les binationaux, ceux qui ont voyagé. A quel moment l’abaya est-elle une tenue algérienne ?“En France, je me sens en avance”, écrivez-vous. Quelle est cette avance ?Quand vous arrivez en France et que vous êtes un survivant de la guerre civile en Algérie, vous savez ce qu’est l’islamisme, quels sont ses projets, d’autant plus si, comme moi, vous êtes arabophone et que vous pouvez les lire dans le texte. Vous savez que l’islamisme tue en se faisant prendre pour une victime. Mais quand vous débarquez en France, vous avez l’impression de revivre le début des années 1990 en Algérie, c’est-à-dire un moment où l’on a cherché une forme de compromis entre l’islamisme et la démocratie, où l’on se disait que la demande de religieux était une exigence légitime dans un Etat libre. Vous avez donc envie de dire aux Français : “Ecoutez, ne faites pas les mêmes erreurs que nous ! N’allez pas dans les concessions, jusqu’à abdiquer et renoncer à vos valeurs et à la république.” Un Algérien en France a donc le syndrome du revenant. Il n’a pas envie de voir le même scénario se répéter. Je refuse de tout perdre encore une fois.Le grand problème vient de la confusion entre le culturel, le communautaire, le décolonial et l’islamisme. Cette confusion est majeure en France. On ramène tout à la question du voile. Mais la culture maghrébine, ce n’est pas uniquement le voile ! La culture algérienne, c’est Mohammed Dib, Kateb Yacine, c’est une culture ancestrale, les Barbaresques, le raï… Pourquoi tout ramener à un tissu, et à la question du voilement ou du dévoilement ? Il y a un an et demi, je suis arrivé en France en pleine polémique sur l’abaya. On nous a expliqué que c’était une question d’identité. Mais à quel moment l’abaya est-elle une tenue algérienne ? D’où a-t-on inventé ça ? Ça pose deux grands problèmes. Il y a d’abord une reconstitution fantasmée de l’identité originelle. Et ensuite, il y a un problème de déficit culturel en France. Le jour où l’on verra des expositions magnifiques sur les habits traditionnels maghrébins, les enfants français d’origine maghrébine seront fiers de savoir qu’il y a des habits maghrébins beaux, sexy, étincelants, colorés, et que l’abaya n’en fait nullement partie. Il y a parfois un vrai déficit de culture ici. Si ces enfants arabo-français connaissaient réellement cette riche histoire vestimentaire, ils se l’approprieraient. Et personne ne viendra leur vendre de l’abaya en guise d’identité perdue !A ceux qui vous décrivent comme obsédé par l’islamisme, vous répondez que vous préférez de loin la sieste ou les fruits…Ce sont les islamistes qui sont obsédés par nos libertés, pas l’inverse ! Je ne les diffame pas, je ne commente pas leurs livres, je n’appelle pas à leur mort. Le contraire est vrai. Ils peuvent passer quatre-vingt-dix ans de leur vie à prier, cela ne me dérange pas. Mais eux ne veulent pas que je vive ma vie comme je le souhaite.Pour le reste, je n’aime pas le mot “militant”, même si je peux admirer le courage de ces personnes. Pour moi, la finalité de la vie, ce n’est pas une idée. Je suis méditerranéen, et je préfère que la finalité de la vie, ce soit le corps, la sensualité et la vie. Je suis pleinement camusien en cela.L’Occident serait aujourd’hui selon vous marqué par la culpabilité et l’excuse. Comment l’expliquez-vous ?Cette culpabilité n’est que le revers masochiste de ses anciennes prétentions universalistes. L’Occident veut avoir le monopole de tout, y compris de la culpabilité. L’esclavage ne pourrait ainsi être qu’occidental, qu’importe si la traite arabo-musulmane s’est étendue sur sept siècles. Quand on s’indigne d’un massacre, il est forcément commis par l’Occident. Dans le monde arabe, les guerres civiles sont pourtant partout. Mais un musulman qui tue un autre musulman, ça n’intéresse pas.Je me suis demandé pourquoi le wokisme n’a pas pris dans le monde arabe. Pourtant, nous aussi avons des problèmes dans le rapport à la sexualité, aux femmes et à l’esclavage. Mais en Occident, la culpabilité est devenue, plus encore qu’une religion, une vision du monde. Les adversaires de l’Occident l’ont d’ailleurs bien compris. Il y a ainsi des ingénieurs de la culpabilisation. Rien de plus facile d’ailleurs que de faire s’agenouiller un Blanc occidental, il suffit de lui montrer des cadavres de migrants clandestins dans la Méditerranée. Mais le problème de cette culpabilisation universalisée de l’Occident, c’est qu’elle nous dispense de voir les réalités dans le monde musulman. L’esclavage, les racismes, le traitement inhumain de la migration ne sont de loin pas un monopole occidental.J’ai beaucoup de mal à expliquer pourquoi je ne suis pas un postcolonisé, mais un vrai postdécolonisé. J’aimerais qu’en Algérie et dans le Maghreb, nous puissions penser, de façon indépendante, notre propre rapport aux Noirs, au racisme ou aux femmes. Mais dès que vous faites ça, vous avez tout le monde sur le dos, la gauche occidentale comme les décoloniaux du Maghreb.Comment le phénomène Donald Trump est-il perçu vu d’Algérie ?Peut-on passer une journée sans parler de Donald Trump ? Ce serait un bon exercice d’hygiène mental. Mais je lis beaucoup la presse arabophone. Ce qui est fascinant, c’est que dans un même journal dans le monde arabe, vous pouvez avoir un article qui salue les positions sur Israël de Donald Trump, et un autre qui les critique. Dans le monde arabe, Trump est ainsi un personnage très ambivalent. Il illustre nos désirs. Il révèle en chacun de nous le besoin d’autoritarisme. Or, aujourd’hui, entre la démocratie et l’autorité, les gens choisissent bien souvent la deuxième. Nous, médias et intellectuels, n’avons toujours pas compris une chose essentielle. Nous regardons toujours le monde à travers nos grilles d’analyse raffinées. Mais le monde n’est pas raisonnable. Quand Trump brandit sa planche d’écolier pour annoncer les droits de douane, ça nous fait rire, on trouve ça ridicule. Mais aux yeux de la majorité, il incarne bien la brutalité des nouvelles formes de communication.Recep Tayyip Erdogan est une figure régulière de vos chroniques. Après son passage en force avec l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, la Turquie semble à un tournant. Les partisans de la démocratie peuvent-ils encore espérer le renverser ?Il est bien assis sur son pouvoir. A partir du moment où l’opposition dit qu’elle va faire une grève de la consommation, on sait que c’est un baroud d’honneur. Je hais les idées d’Erdogan, mais j’admire chez lui une vision. Les seuls qui ont aujourd’hui une vraie vision, ce sont les autocrates et les islamistes. Ils savent ce qu’ils veulent. En Occident, les populistes ont une vision du passé, souhaitant retrouver un pays qui n’existe plus. Mais Erdogan, lui, a une vision d’empire. C’est l’un des premiers à l’avoir assumé sur le plan géopolitique. Il a aussi résolu l’équation de la radicalisation chez les islamistes. Erdogan a fait de l’entrisme, agissant en douceur. Il vend d’ailleurs aujourd’hui sa méthode aux islamistes en Syrie. Erdogan, c’est un islamiste qui a réussi, car il a tiré les leçons de l’échec des mouvements islamistes violents que nous avons connus en Algérie ou en Egypte. Il n’a pas répété les mêmes erreurs, et s’est montré plus malin. C’est un homme que je crains beaucoup pour l’avenir, mais il est très intelligent.Avant qu’il ne soit trop tard, par Kamel Daoud. Les Presses de la Cité, 462 p., 23,90 €.



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Author : Eric Chol, Thomas Mahler

Publish date : 2025-04-07 15:00:00

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