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Au cinéma, un préquel éclaire une œuvre originale en en racontant a posteriori les prémices. Neige Sinno n’aimerait pas peut-être pas que l’on qualifie ainsi La Realidad, son nouvel ouvrage qui paraît chez P.O.L. Mais le terme reste le plus adapté pour parler de ce texte publié un an et demi après l’immense succès de Triste tigre. La Realidad raconte, en effet, le cheminement géographique, intellectuel, sensoriel parcouru par Neige Sinno vingt ans durant. Un parcours lui ayant permis de raconter, dans Triste tigre, avec une justesse inédite, les viols dont elle a été victime, enfant, de la part de son beau-père. Un parcours qui risque de dérouter nombre de ses lecteurs originels, que certains trouveront ennuyeux, d’autres complexe, mais qui a la vertu d’éclairer la difficulté à parler de soi mais aussi l’ambition de l’écrivaine : réfléchir autant que raconter, déconstruire autant qu’affirmer.Lorsque Triste tigre sort à la fin de l’été 2023, Neige Sinno n’a encore quasiment rien publié, à l’exception d’un recueil de nouvelles dans une maison d’édition confidentielle. Elle est enseignante en littérature, habite au Mexique depuis 2006, son livre a été refusé par plusieurs maisons. Dès sa sortie, il devient le phénomène de la rentrée littéraire. La presse s’enthousiasme pour ce texte qui, ni roman, ni récit autobiographique, ni essai, rompt avec les précédents ouvrages sur l’inceste. Les prix s’accumulent, Femina et Goncourt des lycéens en France, Strega Europe en Italie… Les ventes atteignent 250 000 exemplaires. Un succès dont se réjouit Neige Sinno, consciente qu’il est un peu plus que littéraire : “J’avais sur mes épaules cet enjeu d’être un porte-parole sans l’avoir choisi, je savais que tout ce que j’allais dire ne me concernait pas uniquement. Si je me trompais, j’allais le regretter encore plus parce que j’avais la chance d’avoir un micro pour parler de ce qui arrive aux victimes”, résume-t-elle, lors d’un échange avec L’Express.Antonin Artaud, sous-commandant Marcos…Très sollicitée, elle n’a guère le temps d’écrire autre chose que des textes brefs, quelques critiques littéraires, la préface de L’Hospitalité au démon de Constantin Alexandrakis qui vient de paraître chez Verticales/Gallimard et des poèmes qui, dit-elle, “ne seront jamais publiés nulle part, c’est une manière pour moi de prendre des notes”. En revanche, en 2020, avant Triste tigre, elle a écrit en espagnol La Realidad. Dès son retour au Mexique en 2024, elle se lance dans sa traduction en français. Elle le reprend à la marge, ici pour changer un prénom, là pour mieux expliquer comment ce livre a rendu évident l’écriture du suivant. Décision est prise de le publier au printemps 2025. A quelques jours de la sortie, Neige Sinno s’interroge – s’inquiète, oserions-nous – de la réception qui sera faite à ce texte, qu’elle présente comme le “récit de sa métamorphose”. L’épigraphe du livre en donne le ton… “Et moi sans poser de questions je monte sur la moto et nous partons” (Roberto Bolaño).La Realidad commence comme un récit de voyage, celui de deux jeunes femmes, l’une française, l’autre andalouse, étudiantes à l’université du Michigan, qui partent au Mexique en quête d’un mythe, le sous-commandant Marcos. Elles échouent, reviennent, repartent, on s’amuse de leurs déconvenues, de leur naïveté, de leurs idées toutes faites et des réactions qu’elles suscitent. Le texte se poursuit par un long détour dans le Voyage au pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud, s’autorise des réflexions sur ce qu’est l’altérité, les mots “indiens” et “indigènes”, bien différents selon que l’on est d’ici ou là-bas, fait un nouveau détour par un souvenir d’enfance, revient à la révolution zapatiste et se clôt par le récit de deux rencontres de “femmes qui luttent” organisées au Chiapas.”Je voulais un texte hybride, qui soit un récit de voyage raté, parce que c’est un genre littéraire qui m’intéresse, mais avec quelque chose d’assez réflexif, qui se rapproche de l’essai, sans en être vraiment un, puisque c’est écrit à la première personne”, revendique-t-elle.Zigzags et parenthèsesEn optant pour une construction décousue, parsemée de passages entre parenthèses, parfois plus longs que le récit principal lui-même, Neige Sinno prend le risque de désarçonner. Car si elle procédait déjà ainsi dans Triste tigre, passant du récit à l’essai, le sujet est, cette fois, moins familier au lecteur français, qui n’a souvent qu’une connaissance très superficielle de la révolution zapatiste et/ou d’Antonin Artaud. Une difficulté que l’auteure assume : “Je me suis posé la question : est-ce que j’écris des notes de bas de page ? J’ai essayé, mais cela ne correspondait pas au rythme du livre. Alors, j’ai décidé de faire confiance au lecteur, dans sa capacité à comprendre sans que tout soit dit.” Quant aux zigzags et parenthèses, elle les voit comme une nécessité et un jeu avec le lecteur, une manière de le perdre, puis de le rattraper : “Tout au long du texte, je rappelle que je sais où je vais, que toutes ces digressions ne sont pas gratuites. Et les parenthèses sont adaptées, elles me rappellent l’image des peaux d’oignons que l’on enlève l’une après l’autre.”Il faut un peu de patience, dépasser la moitié du livre, voire atteindre ses dernières pages, pour comprendre en quoi ce texte est le chemin ayant mené Neige Sinno à l’écriture de ce récit si intime qu’est Triste tigre. Il y a le plus évident, cette sensation vécue lors de ces rencontres de femmes au Chiapas. “Je savais qu’en sortant de ces moments, il y avait quelque chose en moi qui s’était réconcilié avec le réel. Que j’allais écrire des choses que j’avais vues, écrire des choses que j’avais vécues, c’est ce qui m’a donné un élan pour écrire sur ma propre expérience”, poursuit-elle. Dans ce moment, l’utilisation d’un “nous” collectif pour parler des violences subies par chacune de ses compagnes donne une dimension supérieure, une justification différente à ce qui ne serait, à l’épreuve du “je”, qu’un simple récit personnel. De même, l’entrelacement de deux narratrices, l’une dans l’aventure et le vécu, l’autre dans le commentaire littéraire et la réflexion, qui ne forment pourtant qu’une même personne, préfigure le dispositif à l’œuvre dans Triste tigre : “L’autobiographie pour moi, c’est insupportable, il y a quelque chose d’un peu honteux à raconter sa propre vie. Pour y parvenir, il faut que ça soit rendu nécessaire par d’autres raisons, que ça soit vraiment valable au niveau littéraire. Je pense que le livre raconte ce cheminement.”Il y a, dans ce voyage, dans cette “métamorphose”, d’autres déclics, moins visibles. Ainsi le fait d’avoir écrit La Realidad en espagnol a levé les réticences de l’auteure à parler d’elle-même à la première personne. Et l’idée que, même si la littérature ne l’a pas consolée des violences subies enfant, la lecture et l’écriture sont incontestablement son espace de liberté, d’expérimentation, d’erreur dans un “monde violent et hostile”. A la toute fin de La Realidad, “Netcha” en prend conscience dans le bus qui la ramène de la dernière rencontre de femmes, alors que la tâche contre les violences paraît immense, presque impossible : “J’entends en moi bouillonner toutes ces phrases que je n’ai pas dites au micro des dénonciations, […] j’entends le bourdonnement insistant de cette voix qui s’impose à vous quand il faut commencer un livre, cette voix qui vous convainc qu’il n’y a rien d’autre à faire, qu’il faut s’asseoir à sa table et se mettre à l’ouvrage.”La Realidad, par Neige Sinno, P.O.L., 260 p., 20 €.



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Author : Agnès Laurent

Publish date : 2025-03-01 08:30:00

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