L’Express

Raphaël Enthoven : « Aurélien Bellanger ne se conduit pas en romancier, mais en nécrophage »

Le philosophe français Raphaël Enthoven à Paris, le 20 avril 2021




C’est la polémique de la rentrée littéraire. Dans Les derniers jours du Parti socialiste (Seuil), Aurélien Bellanger se veut le chroniqueur de la défaite idéologique de la gauche. Avec ce roman à (grosses) clés, l’auteur met en scène des figures intellectuelles et médiatiques aisément reconnaissables, de Laurent Bouvet (« Grémond ») à Philippe Val (« Revêche ») en passant par Rokhaya Diallo (« Lassana Diop »), Rachel Khan (« Lili Caen ») ou Caroline Fourest (« Véronique Bourny »), jusqu’à lui-même (« Sauveterre »). Au coeur de l’intrigue, on retrouve deux philosophes, l’un mondain (« Taillevent »), l’autre rural (« Frayère »), doubles évidents de Raphaël Enthoven et Michel Onfray.Si Aurélien Bellanger, philosophe de formation et houellebecquien de gauche, s’est depuis longtemps spécialisé dans des romans à idées s’inspirant de personnages réels (Xavier Niel dans La Théorie de l’information, Bernard-Henri Lévy dans Le Continent de la douceur…), Les derniers jours du Parti socialiste s’avère de loin le plus dérangeant. Sur le fond, l’écrivain ne cache pas la thèse très discutable de sa fiction : fossoyeur de la gauche, le Printemps républicain (nommé ici « Mouvement du 9 décembre ») aurait contribué à la montée de l’extrême droite. Mais le plus gênant concerne sans doute la forme, avec des personnages qui ont l’épaisseur romanesque de fiches Wikipedia, mais se voient imputer des comportements et pensées souvent très éloignés de la réalité. Aurélien Bellanger se montre particulièrement cruel avec le double romanesque de Laurent Bouvet, co-fondateur du Printemps républicain disparu bien trop tôt de la maladie de Charcot en 2021.Pour L’Express, le philosophe Raphaël Enthoven réagit à la publication de ce qu’il qualifie d' »entreprise perverse », soulignant les nombreuses incohérences du roman (« Bellanger fait dater ma rencontre avec Michel Onfray de l’année où nous avons précisément cessé de nous parler »), tout en s’insurgeant contre le traitement réservé à Laurent Bouvet, qui n’est plus là pour se défendre.L’Express : Dans son nouveau roman, Aurélien Bellanger vous dépeint en Taillevent, philosophe mondain et séducteur qui bataille sur Twitter, défend la laïcité mais fustige le wokisme, lance un journal intitulé Le cercle de la Raison et repasse chaque année son bac de philo… Vous êtes-vous reconnu dans ce personnage ?Raphaël Enthoven : En aucune façon. Et pour cause. Aurélien Bellanger ne me connaît pas. Nous n’avons jamais parlé ensemble, je n’ai jamais répondu à la moindre question de sa part. Il n’a manifestement jamais lu un seul de mes livres. Et à une (étonnante) exception près, tout ce qu’il raconte relève du pur fantasme.Quelle exception ?L’escalade. Il raconte, à un moment du livre, une discussion (qui a bien eu lieu) à Fontainebleau, avec les frères Bogdanov. La substance de nos échanges n’a rien à voir, évidemment, avec ce que Bellanger invente. Mais la circonstance existe. Le reste, en revanche… Bellanger imagine tout, et me fait tenir un rôle éminent dans une histoire qui n’est la mienne. Sans souci de cohérence, il me prête à la fois un tempérament superficiel et idéologique. Tantôt je suis Don Juan, tantôt Savonarole teinté de Machiavel. Il raconte les obscurs dîners où, en comploteur maçonnisant, j’aurais fait connaissance avec des gens… qu’en réalité, j’ai rencontrés sur Twitter ! Il rêve ma sexualité, il hallucine mes rencontres. Dans le monde meilleur d’Aurélien Bellanger, j’ai raté le concours d’entrée à l’ENS, j’ai intrigué pour entrer à France Culture, je suis un vil arriviste « misosophe » (en haine de la sagesse), un tueur de pensée, un danger, le cheval de Troie de l’extrême droite, un défenseur de Polanski, un mondain qui lit du Baltasar Gracian pour se préparer à un dîner, et qui tente vainement d’intégrer la rédaction de Charlie Hebdo. C’est-à-dire exactement n’importe quoi. Ce qui, en soi, n’est pas un problème, mais devient plus gênant quand on prétend raconter ce qui s’est vraiment passé.La figure centrale du livre est un dénommé Grémond, politologue frustré sur le plan universitaire, apparatchik du PS, promoteur du concept « d’insécurité culturelle » et cheville ouvrière du « Mouvement du 9 décembre », atteint d’une maladie dégénérative. Impossible de ne pas reconnaître Laurent Bouvet, disparu de la maladie de Charcot. Qu’avez-vous pensé de ce portrait particulièrement cruel, l’auteur allant jusqu’à le présenter en conspirateur et admirateur de Charles Maurras ?Bellanger accuse Bouvet d’être le fossoyeur de la gauche. On peut en discuter. En ce qui me concerne, j’ai plutôt le sentiment que Bouvet incarne l’honneur perdu d’une gauche vraiment républicaine, sociale et laïque. Mais cela peut faire l’objet d’un débat loyal. En revanche, on ne peut pas répondre (autrement que par un doigt d’honneur) au falsificateur qui invente les pensées de son adversaire (mort), lui prête des affinités qui n’étaient pas les siennes et des intentions qu’il n’a jamais eues. On entre dans un mort comme dans un moulin, disait Sartre. A traiter Bouvet, qui ne peut plus se défendre, en « fossoyeur » d’une gauche qu’il a toujours défendue, Bellanger ne se conduit pas en romancier, mais en nécrophage. Si le « Bouvet » complotiste, apparatchik, comploteur, maurrassien de Bellanger occupe la majeure partie du livre, c’est parce que Bouvet lui-même ne peut pas lui répondre. Quel courage.Sur le fond, la thèse d’Aurélien Bellanger est assumée : « hérésie du Parti socialiste », le Printemps républicain a liquidé idéologiquement ce vieux parti de gauche et a œuvré à l’essor de l’extrême droite en France. Que lui répondez-vous ?Aurélien Bellanger parle du Printemps républicain comme Jean-Marie Le Pen parlait du B’nai B’rith. En hallucinant ses tentacules et son pouvoir. Alors qu’il s’agit simplement d’une association de citoyens fièrement républicains, en guerre sur trois fronts : contre l’extrême droite, contre l’islamisme et contre une fraction démissionnaire de la gauche dont les méthodes consistent uniquement à salir l’adversaire. Présenter le Printemps républicain (dont je n’ai jamais fait partie ni même signé la charte) comme une officine sournoise est abject. En faire le cheval de Troie de l’extrême droite témoigne d’une méconnaissance absolue des réalités les plus élémentaires du paysage politique français. La raison d’être du Printemps républicain depuis sa création est de lutter contre l’extrême droite non par la haine mais par le combat. Le diagnostic de Laurent Bouvet est que la gauche dépérit de laisser à la droite les thèmes de l’insécurité ou de l’immigration, par exemple. Son ambition était de reprendre ces préoccupations universelles à l’extrême droite pour éviter que cette dernière ne prospérât sur leur déni.Je suis payé pour savoir que le Printemps républicain est phobique de l’extrême droite : le jour où, pour mon malheur, j’ai déclaré (ce que je ne pense pas) qu’entre Mélenchon et Le Pen, je voterais Le Pen, les plus virulents à mon égard venaient précisément du Printemps républicain. Mais ça, bizarrement, Bellanger ne le raconte pas. Ça n’entre pas dans le schéma que son esprit faux a préconçu avant de tisser sa toile de fiel.Voilà plus de vingt ans que je n’ai aucun contact avec Michel OnfrayEtrangement, le roman présente une rivalité, mais aussi une complicité entre votre personnage, Taillevent, et un autre philosophe médiatique mais provincial, Frayère, double évident de Michel Onfray. Est-ce vraiment crédible ?Oui, c’est formidable, l’auteur nous présente comme l’envers et l’endroit d’une même pièce. Or, Aurélien Bellanger fait dater ma rencontre avec Michel Onfray de l’année où nous avons précisément cessé de nous parler. Voilà plus de vingt ans que je n’ai aucun contact avec Michel Onfray, et que nos seules relations se limitent à quelques escarmouches (notamment dans L’Express). Avant cela, au début du siècle, nous étions très proches, j’étais le premier fan de son hédonisme solaire et nous avions monté ensemble (lui d’abord) l’Université populaire de Caen.En vérité, je connais Onfray depuis que j’ai 15 ans (et lui 27) et qu’il signe dans la Règle du Jeu une remarquable « critique de la raison écologique » pour laquelle il se voit invité (première télé) à Ciel, mon mardi !. Voilà les (vraies) circonstances d’une rencontre suivie par une amitié sincère, à laquelle a succédé une longue guerre froide, tantôt rompue par un tir de mortier sans conviction, qui recouvre une opposition idéologique frontale. Quand on était amis, on était, hormis l’hédonisme, en désaccord sur tout, de la gauche à Israël (qu’il abhorrait) ; quand on est devenus ennemis, on n’était pas moins en désaccord sur tout (du souverainisme à Freud, en passant par sa défense d’un « manichéisme nietzschéen »). Qu’Onfray fût de gauche ou de droite, qu’on fût amis ou ennemis, qu’il luttât contre le libéralisme ou contre l’IVG, nous n’avons jamais été d’accord. Et, à plus forte raison, à l’exception des deux premières années de l’Université populaire, nous n’avons jamais imaginé faire cause commune.Au-delà de nous, notre querelle témoigne d’une opposition plus profonde que celle de deux caractères, le désaccord qui nous anime témoigne, à mon sens, du face-à-face de l’avenir entre le libéralisme et le souverainisme. Or, la thèse de Bellanger repose tout entière sur l’alliance des deux « philosophes » qui, tels le rat des villes et le rat des champs, fondent ensemble une revue qui pourfend la gauche. La réalité est plus simple : Michel Onfray a fondé Front populaire, j’ai co-fondé Franc-Tireur. Les deux magazines sont idéologiquement aux antipodes l’un de l’autre. Nous ne nous parlons plus depuis des décennies, nous n’avons jamais eu aucun projet commun, ni fait d’émissions communes. Le livre décrit un monde parallèle où nous faisons connaissance en 2004 (me semble-t-il) et où nous tissons ensuite des liens de plus en plus étroits. C’est fascinant de fausseté. Mais la fausseté n’est rien. Ce qui est vraiment fascinant, c’est le goût d’inventer les scènes qui conviennent à l’idée que Bellanger se fait de la chose. Puisque rien n’existe qui corrobore ce qu’il croit, il le forge et le présente ensuite au public comme une vue de l’intérieur.Vous-même aviez fait polémique avec votre roman autobiographique Le Temps gagné, qui n’épargnait pas des doubles romancés de Bernard-Henri Lévy ou Michel Onfray. Qu’est-ce qui distingue votre démarche de celle d’Aurélien Bellanger ?C’est très simple : dans Le Temps gagné, je raconte la vérité. Je reviens sur des faits qui, de mon enfance jusqu’à l’an 2000, ont bien eu lieu. Si mon livre est bien un « roman » (car c’est la façon d’écrire, à mon sens, qui détermine le romanesque), ce n’est pas une fiction. Et ceux que je vise dans le roman, ou dont je me venge, savent parfaitement que je n’ai rien inventé. Pas besoin. Le procédé d’Aurélien Bellanger (écrire une pure fiction qu’on vend néanmoins comme la copie du réel) ressemble plus à la méthode de Justine Lévy qui, dans son propre « roman », Rien de grave, me prête des comportements que je n’ai jamais eus et des phrases que je n’ai jamais dites. La démarche qui consiste à raconter n’importe quoi et à imputer le pire à des innocents tout en faisant passer la chose pour l’envers du décor, c’est du Justine Lévy dans le texte. De fait, depuis Rien de grave, je n’avais jamais fait l’objet d’une entreprise aussi perverse.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2024-08-18 12:00:00

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