A quelques encablures de la Maison-Blanche, au 6e étage d’un bâtiment de l’administration des services généraux, une commode, des lampes et un lit Ikea. Ceci n’est pas la décoration du dernier Airbnb en vogue à Washington mais celle d’un dortoir monté à la va-vite pour les employés du Doge, la commission pour l’efficacité gouvernementale dont l’acronyme fait référence à une cryptomonnaie prisée de son patron, Elon Musk. Comme chez Tesla ou Twitter (devenu X), l’homme le plus riche du monde applique l’une de ses recettes managériales fétiches qui contribuent à façonner sa légende : travailler beaucoup – jusqu’à 120 heures par semaine – quitte à dormir parfois sur son lieu de travail.En parallèle de la success-story entrepreneuriale qu’on lui connaît, le magnat de la tech s’est donc lancé dans la périlleuse mission confiée par Donald Trump dès son retour aux affaires : sabrer au maximum dans les dépenses et les effectifs publics, avec comme symbole la tronçonneuse que Javier Milei, le pourfendeur de la bureaucratie argentine, lui a offerte. Mais près de cent jours après l’installation du milliardaire à la tête du Doge, la promesse pharaonique de 2 000 milliards de dollars d’économies s’est réduite comme peau de chagrin… à seulement 150 milliards. Peanuts, comparé au budget annuel des Etats-Unis de 6 750 milliards de dollars et de la dette qui dépassait les 120 % du PIB en 2024. Pire encore, selon un expert de “Partnership for Public Service”, une organisation à but non lucratif qui étudie les politiques publiques, le licenciement des fonctionnaires orchestré par le Doge pourrait coûter près de 135 milliards de dollars cette année. @lexpress 📉 Elon Musk a annoncé prendre ses distances avec l’administration Trump pour se consacrer à Tesla dont les ventes mondiales ont chuté de 13 % selon le bilan du premier trimestre. #tesla #musk #etatsunis #monde #economie #trump #doge #news #newsattiktok #apprendreavectiktok #sinformersurtiktok ♬ son original – L’Express Les “Doge kids” à la manœuvrePartant de ce constat peu reluisant des finances publiques américaines, Elon Musk veut frapper vite et fort à la tête de la commission pour l’efficacité gouvernementale, souvent sans attendre le feu vert d’élus au Congrès trop frileux à son goût. Le Trésor, le Pentagone, l’Education, les dépenses de santé, tout doit être passé au peigne fin. La méthode Musk au bulldozer se met en marche et Donald Trump signe près de 130 décrets en quasi autant de jours de mandat – un record pour un locataire de la Maison-Blanche. D’un trait de plume, des administrations entières sont rayées de la carte, notamment l’Usaid, l’organisme chargé de plus de 40 % de l’aide mondiale au développement.Autre exemple : au CFPB, l’organe fédéral de protection des clients des banques américaines, le Doge s’empare du système informatique, exclut ses fonctionnaires, bloque les transactions financières et met la main sur les messages de l’organisme sur les réseaux sociaux. Une reprise en main manu militari. Toutes les institutions qui ont des programmes “DEI” (diversité, équité et inclusion), bêtes noires de la nouvelle administration, se retrouvent rapidement dans le viseur du Doge. Autant d’actions coup de poing qui “ont probablement violé la Constitution des Etats-Unis de multiples manières”, s’alarme un juge fédéral du Maryland en mars.Pour remplir sa tâche, Elon Musk s’entoure de têtes bien faites dans la sphère de la tech ou de la finance, dont certains lieutenants de ses fleurons. Des petits génies de l’informatique recrutés pour scanner tout l’argent qui sort des administrations, notamment grâce à l’intelligence artificielle. Son “homme de main” et principal conseiller, Steve Davis, se retrouve propulsé n° 2 du Doge, chargé d’enquêter sur une prétendue fraude généralisée à la Sécurité sociale, thème récurrent des saillies de Donald Trump. Un fidèle parmi les fidèles qui gagne ses galons chez SpaceX en parvenant à réduire les coûts de production de pièces de fusée, ou chez X, où il supervise une vague de licenciements. Une sorte de cost killer de première catégorie. Lors d’une réunion de transition avant l’entrée en fonction du nouveau président, Elon Musk ose la comparaison : “Steve, c’est comme la chimio. Un peu de chimio peut vous sauver la vie ; une forte dose peut vous tuer.”Ces “Muskovites” ou “Doge kids”, comme on les appelle dans le milieu, longtemps restés dans l’ombre, vouent tous un culte au magnat de la tech mais “n’ont pas de réelles compétences dans l’administration publique”, déplore J. Scott Marcus, économiste américain et analyste des politiques publiques. Preuve qu’ils ne font pas dans la dentelle : au mois de février, plus de 2 millions de fonctionnaires reçoivent un mail leur “offrant” un départ à l’amiable. Ceux qui veulent rester sont priés d’envoyer un message électronique hebdomadaire détaillant cinq choses qu’ils ont faites dans la semaine. Au sein du Doge, la contestation enfle. Le 25 février, une vingtaine de fonctionnaires américains intégrés aux effectifs pilotés par Elon Musk présentent leur démission. “Nous n’utiliserons pas nos compétences techniques pour fragiliser” l’appareil d’Etat, affirment-ils dans un courrier adressé directement à la Maison-Blanche.Inévitablement, de jeunes employés du Doge se retrouvent au cœur de violentes tempêtes médiatiques. Marko Elez, 25 ans, obtient par erreur un accès au système de paiement du département américain du Trésor. Des données sensibles qui comprennent notamment les numéros des comptes bancaires et de la Sécurité sociale de millions d’Américains, suscitant une levée de boucliers de l’opposition démocrate. Le 7 avril, il prend la porte, obligé de démissionner après que le Wall Street Journal a découvert ses liens avec un compte X ouvertement raciste et prônant l’eugénisme.A chaque jour une nouvelle idée, soufflée par Elon Musk au président dont il a les faveurs. Le 11 avril, plus de 6 000 immigrés latino-américains sont déclarés officiellement “décédés” par l’administration afin de les forcer à quitter le pays. Une aubaine pour le locataire de la Maison-Blanche, qui a fait de l’immigration l’un de ses arguments de réélection. Ces personnes se retrouvent donc du jour au lendemain sans pouvoir ouvrir un compte en banque, louer un logement ou déclarer ses impôts. Le 18 avril, une juge fédérale américaine limite l’accès de l’équipe d’Elon Musk aux données de la Sécurité sociale. Mais jusqu’ici, le multimilliardaire balaye d’un revers de main tous les recours juridiques. “C’est catastrophique pour le peuple américain. C’est une violation massive des droits des personnes. Et les économies réelles semblent bien faibles par rapport à l’ampleur des tragédies humaines qui ont été causées”, déplore l’analyste J. Scott Marcus.Un “mur des reçus” publié par le DogeAttaqué de toutes parts, le Doge joue la carte de la transparence. Depuis février, la commission épingle sur son site Internet les “reçus” de subventions, contrats et baux de bureaux que la nouvelle administration va couper. En date du 25 avril, le compteur affiche 993 dollars, soit la somme qui est censée retomber directement dans la poche de chaque Américain. Mais là encore, le bât blesse. De nombreux médias outre-Atlantique, qui épluchent soigneusement ces relevées, découvrent des erreurs grotesques, confondant par exemple “milliard” et “million”, comptabilisant plusieurs fois les mêmes annulations ou bien encore s’attribuant les mérites de la suppression de programmes qui ont déjà pris fin sous la présidence de George W. Bush.Le manque de rigueur fait tache et les critiques fusent sur l’homme le plus riche du monde. “Musk s’oriente de plus en plus vers l’école de Curtis Yarvin [NDLR : un ingénieur américain et blogueur influent dans les sphères libertariennes et néoréactionnaires] et agit comme un monarque de la tech. L’idée est que les gouvernements sont incapables de gérer nos sociétés, et qu’une start-up nation serait plus à même de le faire. Je pense donc que l’objectif principal n’est pas tant d’accroître l’efficacité, mais d’instrumentaliser l’Etat à des fins politiques. C’est une rupture totale avec les promesses de la tradition américaine”, pointe Marietje Schaake, ex-députée européenne qui officie au Cyber Policy Center de Stanford, auteure de The Tech Coup : How to Save Democracy from Silicon Valley (2024, non traduit).De nombreuses déconvenues qui poussent, depuis le début du mois d’avril, des Américains à sortir dans les rues chaque week-end, parfois aux abords de concessions Tesla. Elon Musk se retrouve ainsi souvent au cœur des revendications. Dans un sondage publié le 16 mars pour NBC News, les Américains sont 46 % à estimer que le Doge reste une “bonne idée” mais 51 % des personnes interrogées ont une opinion négative du milliardaire. “Pour Musk, c’est un échec”, affirme d’emblée Romina Boccia, directrice du budget et des politiques sociales à l’Institut Cato, un organisme libertarien qui partage pourtant les objectifs initiaux du Doge. “Elon Musk est une personnalité très populaire tant qu’il reste axé sur des projets où il possède une expertise unique. Sa transposition au gouvernement n’a pas été très efficace. Je pense qu’il y a une certaine prétention à croire que, simplement parce qu’on sait diriger une entreprise privée, on peut adopter la même approche pour réformer le gouvernement. C’est naïf”, juge-t-elle.Elon Musk critique la frange protectionniste autour de Donald TrumpSur le plan politique, pas l’ombre d’une critique sur le Doge n’émane d’un président pourtant coutumier de coups de sang dévastateurs. “IL FAIT UN TRAVAIL FANTASTIQUE”, assure même le républicain sur son réseau Truth Social. A l’inverse, Elon Musk, lui, ne se prive pas et jouit d’une liberté de ton quasi incomparable. Le New York Times raconte qu’il aurait pris à partie le patron de la diplomatie Marco Rubio lors d’un conseil des ministres en mars à New York, l’accusant de n’avoir encore licencié “personne” dans son ministère. Pour se défendre, le chef du Département d’Etat met en avant le départ volontaire de nombreux fonctionnaires de son administration, avant de demander sur un ton sarcastique s’il faut les réembaucher afin de les licencier de manière plus spectaculaire. Ambiance… Après cette réunion houleuse, simple recadrage du président américain. Donald Trump fait savoir qu’il réunira désormais son gouvernement avec Elon Musk toutes les deux semaines et appelle à faire preuve de subtilité : le “scalpel” plutôt que “la hache” pour renvoyer des fonctionnaires fédéraux. Selon Reuters, plus de 260 000 agents fédéraux ont déjà été licenciés, ont accepté des indemnités de départ, pris une retraite anticipée ou été désignés pour être licenciés depuis l’investiture de Donald Trump.Elon Musk se permet aussi d’éreinter toute la frange protectionniste autour du président qui a déclenché la guerre commerciale. Peter Navarro, proche de Trump et architecte de son offensive commerciale, est qualifié de “crétin” en réponse à des insinuations sur le patron de Tesla qui “n’est pas un fabricant de voitures” mais seulement un “assembleur” travaillant avec des pièces importées d’Asie. “C’est leur mode de fonctionnement habituel, très transactionnel, appliqué à la politique. Ils sont chacun en haut de leur pyramide respective. Musk est l’homme le plus riche du monde et Trump est l’homme le plus puissant du monde. Ce sont deux mâles alpha qui considèrent l’autre comme le seul homme à leur niveau sur la planète”, décrypte François Coste, historienne spécialiste des Etats-Unis.En pleine tempête, Elon Musk sent le vent tourner. Et le capitaine d’industrie qu’il est finit par revoir à la baisse ses ambitions au sein de l’administration. Vandalisme, appels au boycott, manifestations… Tesla se retrouve prise à partie aux Etats-Unis et dans le monde. Le 22 avril, le géant automobile dévoile un bénéfice net en chute libre de 71 % au premier trimestre 2025 par rapport à l’an passé ainsi que près de 45 % d’immatriculations en moins sur l’année dans l’Union européenne ! Un camouflet. Par conséquent, Elon Musk veut déjà se recentrer sur son cœur de métier. “Probablement à partir du mois prochain, en mai, le temps que je vais allouer au Doge va baisser de manière très importante”, a-t-il déclaré mardi 22 avril lors d’une audioconférence avec des analystes. Rien d’anormal si l’on en croit la Maison-Blanche, qui se range derrière l’argument juridique selon lequel un conseiller “spécial” ne peut pas être employé plus de cent trente jours. “Le Doge était un symbole. Sa mission est remplie dans le sens où Musk et Trump ont marqué les esprits. Il fallait envoyer un message idéologique, plus que mettre en place une réelle machine bureaucratique ou budgétaire”, estime Françoise Coste.Donald Trump va-t-il pâtir des déboires d’Elon Musk ? Selon un sondage dévoilé le 24 avril par Fox News, seulement 44 % des Américains se disent aujourd’hui satisfaits de leur président, contre encore 49 % en mars. Le pourcentage de mécontents grimpe en flèche quand la question porte sur le coût de la vie (58 %) ou la politique commerciale (59 %). Avec les revirements de l’impétueux président et l’iconoclaste Elon Musk dans son entourage, les Américains déchantent déjà.
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Author : Charles Carrasco
Publish date : 2025-04-26 10:00:00
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