Ces derniers temps, quelques cierges ont été allumés dans la petite chapelle de Notre-Dame de Trescouët à Caudan, dans le Morbihan. Si jamais le ciel pouvait donner un coup de pouce. Dans une poignée de jours – le 23 avril – le tribunal de commerce de Rennes devrait sceller le sort des 285 salariés de la Fonderie de Bretagne. Un dossier aussi brûlant que les pièces incandescentes qui sortent des fours de l’entreprise. A Caudan, on vit depuis près de soixante ans au rythme des hauts et des bas de la fonderie. Des bonnes et mauvaises fortunes, aussi, de son principal donneur d’ordre, le constructeur automobile Renault. Les montagnes russes, jusqu’au précipice récent.Asphyxiée financièrement, la Fonderie de Bretagne a été placée en redressement judiciaire le 23 janvier. Une issue brutale mais inévitable après des cessions à répétition. Le résultat surtout du désengagement de la marque au losange dont les commandes ont fondu comme de l’acier liquide : 65 millions d’euros en 2023, 35 millions l’an passé et 15 millions dans le meilleur des cas cette année. Une dégringolade impossible à encaisser quand le principal client fait quasiment l’essentiel du chiffre d’affaires. Clap de fin et l’inconnu du lendemain.Des montages aussi audacieux qu’opaquesDepuis, les repreneurs se sont faits discrets. Un seul a toqué à la porte du tribunal : Europlasma. Un groupe industriel qui, après avoir lui-même évité de justesse la liquidation en 2019, collectionne les rachats. Les Forges de Tarbes en 2021, Satma Industries en 2022, Valdunes en 2024… Toujours plus et toujours plus gros. L’Etat et les services de Bercy ont à chaque fois donné leur feu vert. Soulagés, sans doute, d’éviter un drame social.Cette boulimie interroge cependant, d’autant que les montages financiers utilisés sont aussi audacieux qu’opaques. La cible est à chaque fois identique. Une entreprise désargentée, sous-traitant d’un grand groupe industriel dans un secteur jugé stratégique pour le pays et qui se retrouve en quasi-faillite. Les promesses de made in France, de décarbonation et de revitalisation des territoires avancées par Europlasma font mouche. D’autant que les dirigeants ont mitonné une stratégie qui se révèle payante aujourd’hui : le retour en grâce de l’industrie de la défense, secteur délaissé pendant des décennies. Pari gagnant depuis la guerre en Ukraine et surtout l’élection de Donald Trump, qui a poussé l’Europe à sortir son chéquier en vue de se réarmer. Pour les dirigeants d’Europlasma, moyennant une dizaine de millions d’euros d’investissements, la Fonderie de Bretagne a tous les atouts pour devenir un leader français. Pas des pots d’échappement, non, des obus. Un récit conté ces dernières semaines à toutes les parties prenantes de l’affaire, l’administrateur judiciaire, Renault, l’Etat, les collectivités, locales, les syndicats…Chez Europlasma, deux hommes tiennent la plume, et le guidon. Jérôme Garnache-Creuillot, PDG de l’entreprise, option haute voltige financière. Des décennies dans la banque à monter des projets d’infrastructures, des routes, des ponts dans le monde entier. Ce n’est qu’en 2019 qu’il tombe dans le bain de l’industrie. Et puis l’homme de l’ombre, Laurent Collet-Billon, administrateur, version statue du commandeur. Plus de trente années passées à la Direction générale de l’armement (DGA), dont quasiment une dizaine à la tête de l‘institution jusqu’en 2017. Un loup blanc dans l’industrie de la défense, qui a posé son sceau sur des milliers de contrats d’exportation d’armement. Au plus fort de la crise chez Atos en 2023, il est même appelé à la rescousse pour prendre la vice-présidence du conseil. Et lorsque le 20 mars, Eric Lombard, le ministre de l’Economie, et son homologue aux Armées, Sébastien Lecornu, réunissent à Bercy industriels de la défense et financeurs, Collet-Billon est aux premières loges.Promesse de décarbonationC’est en 2021 qu’Europlasma fait sa première conquête avec les Forges de Tarbes, l’unique fabricant français de corps creux pour obus de 155 millimètres, ceux des fameux canons Caesar. Un siècle et demi d’histoire industrielle qui a démarré en 1871 avec la production de canons à balles à l’arsenal de Tarbes. Mais les dividendes de la paix, et les errements stratégiques des repreneurs successifs, ont coulé la boîte. En 2020, l’entreprise prend l’eau. Dans tous les sens du terme. Il pleut au milieu des vieilles machines. La petite vingtaine de salariés qui ont survécu aux cascades de plans sociaux produit difficilement 6 000 obus par an. Europlasma s’engage à investir, l’Etat suit, en promettant près de 7 millions d’euros d’avances remboursables.L’histoire se répète en 2024 avec Valdunes, le dernier fabricant français d’essieux et de roues de train de l’Hexagone, lâché par son actionnaire chinois. Cette fois, le poisson est plus gros – plus de 300 salariés – et attire l’attention d’Emmanuel Macron qui déclare que l’Etat se battra “jusqu’au dernier quart d’heure” pour l’usine et ses ouvriers. Europlasma est, une nouvelle fois, le seul repreneur. L’Etat promet une aide de 15 millions d’euros, la région des Hauts-de-France propose, elle, d’acquérir le foncier des deux sites pour 3,6 millions d’euros auxquels elle rajoute 1 million d’euros de subventions. “Valdunes est sauvé”, s’enflamme alors Roland Lescure, le ministre de l’Industrie de l’époque, qui vante un projet de réindustrialisation et de décarbonation puisque Europlasma promet, cerise sur l’usine, de produire de façon écolo, grâce à la construction d’une petite centrale électrique à base de combustibles recyclés et d’une ferme solaire. Mais dans les cinquante nuances de vert, le kaki l’emporte vite. Trois mois après le rachat, il est moins question de carbone que d’obus.Avec la Fonderie de Bretagne, Europlasma a joué, cette fois, cartes sur table. Certes, Renault restera un client de choix, mais la priorité est désormais la défense et l’armement. “750 000 obus de 120 millimètres à un horizon de quatre ans, et pourquoi pas 1 million à terme. Sur un marché mondial estimé à près de 10 millions d’obus par an, c’est 10 % des volumes”, s’enflamme Jérôme Garnache-Creuillot. Comme à chaque fois, Bercy aurait donné son accord. “Nous connaissons bien l’entreprise, la DGA aussi. Et nous sommes mobilisés avec les acteurs de la procédure pour analyser et confirmer la solidité du projet d’Europlasma afin de confirmer un soutien de l’Etat”, confirme une source au cabinet de Marc Ferracci, le ministre de l’Industrie.14,7 millions de pertes en 2023C’est qu’il faut avoir l’estomac accroché pour digérer toutes ces entreprises, d’autant qu’elles sont chancelantes. Aux Forges de Tarbes, les embauches sont reparties, le carnet de commandes s’est remplumé mais la montée en puissance des cadences de production est plus lente que prévu. “Nous avons atteint un rythme de 100 000 obus par an, on vise les 150 000 en fin d’année”, promet le patron. Un chiffre qui fait tiquer les syndicats maison. Les machines, antédiluviennes, tomberaient souvent en panne. Et la production serait stoppée régulièrement, faute de matières premières. A Valdunes, la nouvelle ligne d’obus est attendue pour juin. “On est en train de calibrer la meilleure option pour les machines”, explique Jérôme Garnache-Creuillot, qui ne souffle plus mot du projet d’énergie verte.Ce qui manque chez Europlasma, ce ne sont ni les promesses, ni les idées. Mais l’argent. Sur les six dernières années, date à laquelle l’entreprise a été reprise par l’équipe actuelle, elle n’a jamais fait le moindre euro de bénéfices. Rien que sur l’année 2023 – la dernière où les comptes sont disponibles -, l’équation financière est terrible : 15,4 millions d’euros de chiffre d’affaires ; 14,7 millions de pertes. La société, cotée sur Euronext – dans le segment des petites boîtes en forte croissance – a perdu 99 % de sa valeur depuis 2019. La valorisation boursière d’Europlasma dépasse tout juste les 4 millions d’euros. “Le prix d’une belle pharmacie parisienne”, commente sobrement le patron d’un fonds d’investissement parisien. Et l’action, le 14 avril, ne valait plus que 0,014 centime.Un intermédiaire financier dubaïote”Rien d’inquiétant, tout cela fait partie du modèle”, rétorque Jérôme Garnache-Creuillot. Le modèle ? La finance alternative. Pour un non-initié, c’est une terre inconnue. Avant de lorgner l’armement, Europlasma s’est fait connaître comme le spécialiste français d’une technique financière qui donne des sueurs froides à l’Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la Bourse : les Ocabsa. Pour trouver de l’argent rapidement, l’entreprise émet des obligations convertibles en actions, lesquelles sont achetées par un intermédiaire financier qui les convertit immédiatement en titres boursiers à un cours décoté et les vend dans la foulée sur le marché, empochant au passage la différence. Le problème ? Plus il y a d’émissions, plus le capital de l’entreprise est dilué, plus le cours de Bourse chute et plus les actionnaires historiques sont rincés. Alpha Blue Ocean (ABO) est le partenaire financier d’Europlasma depuis 2019. Domicilié à Dubaï, dans une zone franche premium. Comprendre, discrète et intraçable. L’avantage du soleil émirati ? Les plus-values ne sont pas taxées et l’impôt sur les sociétés réduit au minimum. A la tête de ce fonds d’investissement, Pierre Vannineuse – qui n’a pas souhaité nous répondre -, alias “le Vénéneux”, surnom peu amène donné par ses concurrents. Ce diplômé de Neoma Business School a créé la structure avec deux copains d’enfance, financiers aux doigts d’or et joueurs de poker distingués. Hugo Pingray a remporté l’un des plus gros tournois au monde, en 2014. Amaury Mamou-Mani est un peu moins chanceux. ” Il avait 340 000 et je l’ai éliminé avec as-roi contre paire de 9 à tapis préflop”, raconte, sur le site Winamax, un joueur qui l’a affronté en 2024 à Monte-Carlo. Très loin des Forges de Tarbes.Entre deux parties, le trio égrène ses Kbis dans des rivages aux eaux turquoise, les îles Caïmans, les Bahamas… Parfois, la patrouille les rattrape. En décembre dernier, l’AMF a condamné le fonds ABO et son dirigeant à une amende de 1 million d’euros chacun pour manipulation de cours dans une affaire de mines d’or en Guyane. Chez Euronext, on précise que les Ocabsa ne peuvent en aucun cas représenter un financement durable et pérenne pour une entreprise. Encore moins quand celle-ci prétend investir pour le long terme. “Nous n’avons pas d’autre choix. Pour des sociétés comme les nôtres passées par la case du redressement judiciaire, les portes des banques sont toutes fermées”, justifie le PDG d’Europlasma.”Une fuite en avant qui finira mal”Quand la tuyauterie financière ne suffit plus, il y a toujours la solution d’aller trouver de nouveaux partenaires. Pour continuer l’aventure et apporter de l’argent frais. Ainsi, chez Valdunes, les salariés ont découvert que trois mois seulement après le rachat en mars 2024, Europlasma avait revendu 25 % du capital à la filiale européenne, installée en Roumanie, d’une entreprise américaine, Bizzell Corporation, pour 5 millions d’euros. Jolie bascule puisque Europlasma a déboursé à peine plus de 100 000 euros pour acquérir l’entreprise. La carte de visite de ce nouvel actionnaire interroge. Fondé par des vétérans de l’US Army, Bizzell intervient principalement pour le compte du gouvernement américain, dans le monde entier. Une société de sécurité privée, qui fournit ses services aussi bien dans le renseignement, la guerre cyber, la logistique, la formation militaire ou la livraison d’armes. Son antenne européenne aurait été envoyée par Washington, en 2023, pour aider l’Ukraine à sécuriser sa frontière avec la Biélorussie. Interrogée sur ce drôle de pedigree, la DGA n’a pas donné suite.Quelques jours après l’entrée au capital de Valdunes, on apprend qu’un accord de fabrication de 500 000 corps creux d’obus, pour un prix catalogue de 140 millions d’euros, a été conclu entre Europlasma et Bizzell Corporation. Des obus qui seraient fabriqués un temps par les Forges de Tarbes, puis demain par Valdunes. Forcément un grand bol d’air. Mais il faut lire les petites lignes du contrat. L’accord prévoit aussi la possibilité pour Bizzell de monter au capital de l’entreprise sans droit de vote. Interrogés sur le sujet, les services de Bercy précisent “qu’à date, la participation de Bizzell est toujours de 25 %. Ce niveau ne relève pas du champ du contrôle des investissements étrangers en France”.”Europlasma, c’est une fuite en avant qui finira mal”, s’alarme un industriel français du secteur. Une demande d’enquête parlementaire été déposée par plusieurs députés à l’Assemblée nationale. Mais comme la cavalerie, arrive-t-elle trop tard ?
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Author : Béatrice Mathieu
Publish date : 2025-04-14 15:00:00
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