Cela faisait près de dix-huit mois que les équipes de Marie-Antoinette Maupertuis, présidente autonomiste de l’Assemblée de Corse, lançaient des invitations auprès de l’exécutif, à Paris, dans le cadre du travail sur les dérives mafieuses de l’île. Peine perdue. Aussi a-t-elle été surprise quand on a lui annoncé, lundi 24 février, l’arrivée du garde des Sceaux trois jours plus tard. Jeudi 27 février, Gérald Darmanin était bien présent en amont de la session de l’Assemblée de Corse consacrée à la lutte contre les dérives mafieuses. Cet invité de dernière minute y a annoncé une “révolution de l’action de l’Etat contre le système mafieux insulaire”.”J’avoue que j’ai été surprise par sa venue”, commente Marie-Antoinette Maupertuis. Tout aussi étonné, le président de l’exécutif de la collectivité territoriale de Corse, Gilles Simeoni, a estimé que les déclarations du ministre de la Justice étaient un “moment politique important”. “[Cela va] au-delà de ce que nous avions pu imaginer”, a-t-il indiqué. Les annonces pour lutter contre les dérives mafieuses sont conséquentes. D’abord, un pôle spécialisé antimafia à Bastia, lié à la création d’un Parquet national contre le crime organisé (Pnaco), projet aujourd’hui examiné par le Parlement et qui doit se mettre en place le 1er janvier 2026. Ensuite, l’arrivée sur l’île d’enquêteurs spécialisés et d’assistants judiciaires. Ou encore un renforcement des effectifs des tribunaux d’Ajaccio et de Bastia.Des déclarations fortes, auxquelles le ministre de la Justice a ajouté un symbole : la suppression des noms des militants nationalistes condamnés pour “terrorisme” du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes (Fijait). A l’époque où il était ministre de l’Intérieur, la question du Fijait était une revendication des élus locaux dans le cadre du processus de Beauvau sur l’autonomie de l’île. Si, aujourd’hui, la réforme est portée par François Rebsamen, ministre de l’Aménagement du territoire et de la décentralisation, Gérald Darmanin garde un œil sur le dossier qui lui a permis depuis trois ans de créer et d’approfondir ses réseaux. Comme si le garde des Sceaux était resté le “monsieur Corse” du gouvernement.Réseaux sarkozystesCette relation a commencé il y a trois ans, en mars 2022. Yvan Colonna, militant nationaliste condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’assassinat du préfet Erignac, est mortellement blessé par l’un de ses codétenus, Franck Elong Abé. La nouvelle entraîne de violentes manifestations à Corte, Bastia et Ajaccio. “Les rues de Bastia étaient en feu”, se rappelle Michel Castellani, député (Liot) de Haute-Corse. Devant cette question d’ordre public, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, est envoyé sur place les 16 et 17 mars. Il y déclare que le gouvernement est “prêt à aller jusqu’à l’autonomie”. L’annonce réjouit les élus autonomistes, mais fait grincer des dents à droite. Un processus est lancé place Beauvau afin de reconnaître le statut d’autonomie de la Corse dans la République.L’occasion est belle pour le ministre de l’Intérieur, qui y voit l’opportunité de faire avancer un dossier difficile sur un territoire cher à la droite. L’ancien ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, en est originaire. Nicolas Sarkozy, autre ex-locataire de Beauvau, y avait réalisé un très bon score à l’élection présidentielle de 2007 (60,12 %) et à celle de 2012 (55,87 %). Une affinité sur laquelle Gérald Darmanin tente de capitaliser. “Il a pu réactiver des réseaux de longue date de la Sarkozie à ce moment-là, observe un membre de l’exécutif. Il est encore loin du niveau de connaissance qu’a Nicolas Sarkozy de l’île – sa première femme est Corse, ses deux fils le sont. Gérald a appris la Corse sur le tard.” Surtout, en dix ans, le visage de l’île a changé.Une “société politique”Depuis 2015, le président du conseil exécutif de Corse est Gilles Simeoni, un autonomiste. Il lui faut retisser des liens, rebâtir un réseau. Le cabinet du ministre multiplie donc les réunions avec les élus locaux et la société civile dans les premières semaines du processus. “Il a compris que la Corse était une société politique, et il a su adapter ses propositions dans les négociations – comme le montre la décision sur le Fijait”, affirme André Paccou, délégué de Corse pour la Ligue des droits de l’homme, association qui a pris part aux réunions. “Il a tissé des liens”, convient Patrice Bossard, secrétaire général de la CGT de Corse-du-Sud. Le ministre s’appuie sur l’un de ses conseillers, Grégory Canal, chargé de la question corse. “Il rencontrait les gens dans un cadre moins solennel qu’en préfecture, ce qui facilitait les discussions sans filtre. Je lui disais ‘Viens, on se fait un restaurant le soir’, l’après-midi il avait rencontré des indépendantistes, et le matin il était avec des avocats”, raconte Jean-Martin Mondoloni, leader du groupe d’opposition de droite Un soffiu novu à l’Assemblée de Corse.Un accord est conclu en mars 2024, mettant fin au processus de Beauvau. La fin de cette étape des négociations est perçue comme une victoire par Gérald Darmanin et son entourage, qui y voient un moyen de ranger ce sujet difficile au tableau des réalisations du ministre de l’Intérieur. Une réalisation précieuse, alors que la “méthode Darmanin” a beaucoup moins marché ailleurs. “Il a pris le dossier de la Nouvelle-Calédonie, et y a échoué, tance le sénateur (LR) de Corse-du-Sud Jean-Jacques Panunzi, en référence aux violentes émeutes qui ont traversé l’archipel en mai 2024. Je lui ai fait remarquer à plusieurs reprises que les accords de Nouméa avaient plus de vingt ans et que rien n’est réglé. Et ils veulent résoudre le problème de la Corse en deux ans et quatre réunions ?”De fait, les négociations calent un temps, la dissolution de l’Assemblée nationale mettant toute avancée en pause. Le projet rencontre aussi des oppositions, à la fois sur l’île de Beauté et à Paris. Au Sénat, Bruno Retailleau, alors chef de file des sénateurs républicains, dénonce des “difficultés absolument majeures”, notamment “la reconnaissance d’une communauté historique, culturelle, linguistique, liée à une terre”. Aujourd’hui au gouvernement, le nouveau ministre de l’Intérieur ne rejette pas frontalement le texte, mais continue d’afficher une ligne très ferme. Interrogé jeudi 26 février par Corse Matin – la veille de l’intervention du garde des Sceaux à l’Assemblée de Corse –, Bruno Retailleau insiste : “La Corse doit demeurer pleinement dans la République.” L’autonomie n’est pas la priorité : “Il faut des résultats dans les compétences actuelles pour améliorer la vie concrète des Corses. C’est ce qui compte.” Une position toujours partagée par la droite sénatoriale : mercredi 5 mars, un rapport de la mission d’information sénatoriale sur l’évolution institutionnelle de l’île n’a pas été adopté en commission des lois. Un petit séisme, qui montre les divisions entre centre et gauche, pour le “processus de Beauvau”, et la droite, toujours réfractaire à une autonomie plus large.Un œil sur le processusLes discussions se poursuivent de toute façon hors de la place Beauvau. Une curiosité : d’ordinaire, comme en 1998 sous Jean-Pierre Chevènement, ou plus récemment avec Jacqueline Gourault – rattachée au ministre de l’Intérieur – la “question corse” est souvent négociée sous l’égide du premier flic de France. Catherine Vautrin, ministre de l’Aménagement du territoire du gouvernement Barnier, puis François Rebsamen, actuellement en fonction et connaisseur de longue de date de l’île de Beauté, héritent du dossier. Dans une visite en Corse le 10 février, ce dernier a indiqué à Corse Matin que son “but” était “de faire figurer dans la loi fondamentale notamment le premier alinéa issu de l’accord de Beauvau” – qui indique que la Corse serait “dotée d’un statut d’autonomie au sein de la République qui tient compte de ses intérêts propres liés à son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier à sa terre”.Pas vraiment aligné avec les précédentes positions de l’actuel locataire de Beauvau, mais davantage avec celles de l’Elysée… et de Gérald Darmanin. “De toute façon, il nous avait été dit d’emblée que si François Rebsamen était désormais notre interlocuteur, Gérald Darmanin conserverait une forme d’influence et un rôle dans le paysage, raconte Jean-Christophe Angelini, maire de Porto-Vecchio et secrétaire général du Parti de la nation corse. Après tout, les projets de loi constitutionnelle relèvent de la Chancellerie.”Capitaliser sur son bilanMême s’il n’en est plus chargé, le garde des Sceaux continue de suivre un dossier sur lequel il était, de l’avis des élus interrogés, “très impliqué”. “Il n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher d’en parler à la fin de son allocution de jeudi, observe Jean-Jacques Panunzi. C’était une façon de dire aux Corses : ‘Vous voyez, je vous ai promis une avancée institutionnelle, je tiens ma parole, je reviens, je reprends la main’.” Allant jusqu’à insister lourdement sur ses liens désormais inoxydables avec l’île. “Il nous a dit jeudi, je cite, que la Corse ‘faisait désormais partie de son ADN politique'”, reprend Jean-Christophe Angelini, qui poursuit avec enthousiasme : “Je crois qu’il y a eu une rencontre entre la Corse et le ministre ces derniers mois. Des liens de confiance se sont établis, autant sur un plan humain que sur le plan politique.” Au point de regarder avec attention l’évolution du texte : “C’est un dossier qui l’intéresse. Il suit le bébé”, confirment ses proches.Redevenu député entre le mois de juin et décembre, à son retour au gouvernement, Gérald Darmanin a continué d’entretenir ses relations. Sur les réseaux sociaux, il a notamment insisté sur son déplacement en Corse, fin novembre, pour remettre la médaille d’officier de la Légion d’Honneur à son “ami” Ange Santini, maire de Calvi. Il en avait profité pour donner une interview à Corse Matin, mettant en valeur son travail lors du processus de Beauvau. De quoi capitaliser sur son bilan – et de continuer à approfondir ses réseaux. “Gérald Darmanin, on le sait, fait énormément de politique. La Corse devient son totem : il veut prouver qu’il y a réussi. Mais comment ?”, s’interroge Jean-Jacques Panunzi, qui note qu’aucune “consultation populaire” n’a eu lieu sur le texte négocié entre les élus corses et le gouvernement. La date d’un éventuel scrutin n’a pas encore été fixée.
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Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-03-10 15:58:00
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