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Calme, Eric Lombard est calme. “Je ne suis pas submergé, je prends les choses dans l’ordre”, dit-il, voix égale, torse immobile et téléphone anesthésié. En arrivant ici, au sixième étage de la tour de contrôle, cernée par les flammes budgétaires de nos finances publiques, le nouveau maître de Bercy estime n’avoir “pas eu de surprises”. “Comme je comprends un peu la finance” – sourire furtif derrière les cercles d’acier entourant ses yeux -, “je ne suis pas inquiet, mais il faut s’en occuper”. Si La Bruyère revenait écrire ses Caractères, on se permettrait de lui suggérer de décrire le sexagénaire en écharpe marine pour personnifier l’art de la litote.Le pince-sans-rire confesse n’avoir eu “vraiment peur” dans sa vie qu’une seule fois, en mars 2009, quand “l’économie mondiale a frôlé le collapse”. A ce propos, il regrette qu’on ne rende pas assez hommage à l’action de Nicolas Sarkozy qui alors “prit le leadership européen”. Oser saluer de nos jours le travail de l’ancien président de la République, comparaissant dans l’affaire de soupçons de financement libyen de sa campagne de 2007, ne manque pas de fraîcheur.En route pour Matignon ?Sur le même ton, équanime, il poursuit par le récit de cette drôle d’après-midi d’août dernier. Navigation en compagnie de sa femme Françoise à bord de leur – “petit” – voilier au large des côtes bretonnes, soudain sur son portable le numéro d’Emmanuel Macron. Il prie son épouse de prendre la barre, elle fronce les sourcils, il lui montre l’écran, elle s’exécute. La scène est mimée. Suit “une discussion politique”, comme il la qualifie, soit une conversation l’évaluant pour Matignon sans lui parler de Matignon. Le directeur général de la Caisse des dépôts comprend ce qu’il faut comprendre. S’y préparer sans y croire, y croire un peu sans s’y préparer trop.”J’espérais qu’on ne me le propose pas, mais quand on me propose un truc difficile, j’ai tendance à y aller.” Premier tour de piste en famille, car “Matignon, ça se discute en famille”, soit avec sa femme, (plasticienne après une carrière chez Cacharel, Petit Bateau puis un master de psychologie psychanalytique), et leurs trois enfants, (dont Pierre, directeur adjoint du cabinet d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, engagé auprès de Raphaël Glucksmann et songeant à la députation). On comprend que le clan approuva la possible possibilité impossible. Ceci acquis, “je me suis rapproché du PS et du PC pour savoir s’ils accepteraient de participer au gouvernement”.Ensuite, voilier rangé, retour à Paris et conversations avec le secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler. Puis ce fut Michel Barnier à Matignon, soulagement – il note à ce propos, et non sans malice, “avoir été très bien traité, on m’a prévenu avant de le nommer”. Tout le monde n’a pas eu droit aux mêmes égards. On lui propose Bercy, il décline, “pas sa ligne politique”. Il est vrai que Barnier se tient assez loin de la deuxième gauche. Les événements s’enchaînent selon une suite logique, l’ouverture à droite, le chantage du RN, la censure, et en décembre 2024, un dimanche, alors qu’il doit accompagner ses neveux à la gare, un appel du Premier ministre qui, désormais, s’appelle François Bayrou :– “Vous pouvez passer ?– Oui, mais j’entre par quelle porte ?”Ce sera la grande, celle de la rue de Varennes, et dans la cour de Matignon, ce dilemme : attacher ou ne pas attacher son vélo ? Un gendarme vole à son secours : “Si vous vous le faites voler ici, je perds mon job.”Avec Bayrou, conversation longue et limpide, un mot sur Michel Rocard, un autre sur Jacques Delors, échange sur la démocratie chrétienne et la social-démocratie (“pas bien éloignées”, conviendront-ils), accord sur l’ouverture vers la gauche raisonnable. “J’intègre les rapports de force à ce que je fais, je n’ai pas été nommé ici parce que je suis un techno”, insiste Eric Lombard, soucieux qu’on lui reconnaisse des galons politiques.Alors, ce 15 décembre devant François Bayrou, il ne racontera pas la leçon que lui a administrée Rachida Dati quelques années plus tôt. La maire du VIIe arrondissement veut obtenir de la Caisse des dépôts le financement d’un dispositif “Les chemins de l’excellence” à l’Institut catholique de Paris. Elle appelle la secrétaire de Lombard, réclame son numéro. Refus. Fureur, encore un homme bien-né qui croit pouvoir mépriser celle qui, seule, a forgé son destin. Lombard a les oreilles qui sifflent. Il la reçoit, l’écoute – “panique”, aux dires de Dati – et s’incline. Les élèves méritants de banlieue auront leurs cours top niveau à la Catho grâce à la Caisse. Dati fait de la politique. Lombard a encore beaucoup à apprendre.Michel Rocard, pistes noires et beau lingeFin des années 1970, le petit-fils de l’industriel Pierre Lévy, très grande fortune et créateur du groupe textile Devanlay, étudie en classe préparatoire à Janson de Sailly, où il se lie avec Bernard Spitz, (futur patron de la Fédération française de l’assurance), rêvant sous leurs cheveux longs d’extraire la gauche des griffes communistes. Campus d’HEC, l’escogriffe rugbyman de 1,91 mètre fait ses gammes. Contre les deux syndicats d’étudiants installés, il en crée un troisième, de gauche libérale – pas un succès.HEC dans la poche, il entre à la banque Paribas. Et retrouve son copain Spitz dans l’écurie turbinant pour la campagne présidentielle de Rocard de 1988, vissé tous les soirs au phalanstère du 266, boulevard Saint-Germain. “Impressionnant par sa taille et son silence”, aux dires d’un participant, il planche sur le compte de formation individuelle, la CSG, le RMI, (ancêtre du RSA), participera même au congrès de Rennes de 1990 comme membre du comité des résolutions. Chez Paribas, on s’amuse d’avoir recruté un banquier de gauche. La candidature de leur champion Rocard tient quinze jours, celui-ci se retirant dès que François Mitterrand se lance. Partie remise veut croire le trentenaire.1988, Rocard Premier ministre de Mitterrand. Ni une, ni deux, le banquier divise son salaire par deux, rejoignant le porte-parolat du gouvernement comme conseiller technique, puis le cabinet de Michel Sapin à la Justice et à l’Economie. “Il faisait tout ce qui était compliqué”, se souvient l’ancien ministre. Quatre années de gouvernement qui s’achèvent en 1993, et Paribas le reprend. Le quart de siècle suivant, il ne quittera plus la banque privée et les assurances. “Il gère la ressource financière de manière assez frappante, il est en altitude sur la gestion des grands flux financiers”, retient Marie-Louise Antoni, son amie depuis Generali. Pour autant, le maestro des bilans comptables n’oublie pas la politique, d’autant que Michel Rocard entretient sa jeune troupe. Week-ends de ski aux Arcs, ambiance camp scout de luxe, vins chauds et séances de phosphore, “on était tous en désaccord avec la gauche française qui ne faisait pas sa mue”, résume Spitz. Sur les pistes noires, du beau linge, très masculin, dont Dominique Strauss-Kahn (futur ministre et patron du FMI), Daniel Cohen (économiste), Christian Blanc (préfet et futur PDG d’Air France), Gilles de Margerie (actuel commissaire de France Stratégie) ou le charismatique Nicolas Théry (ancien président du Crédit mutuel), qui décèle en Lombard “un interlocuteur fiable, toujours ouvert au dialogue et pas du tout autoritariste”, louant aussi “son heureux caractère”.Entre remonte-pente et exposé sur la décentralisation, Eric Lombard y fait la connaissance de son meilleur ami, son “frère”, Eric Albert, psychiatre et fils de l’économiste Michel Albert. Depuis lors, trente années de jogging, foulées matinales suivies d’un café dans la maison parisienne du ministre, vacances communes en Bretagne, où Lombard, pull troué, voiture cabossée, possède une maison. Le jour du bateau, le soir des gammes – il transporte partout son clavier de piano. Eric Albert, dont le cabinet de conseil accompagne des dirigeants d’entreprise, parle de son copain ministre avec parcimonie, tout juste glisse-t-il que celui-ci “connaît ses limites”, qu’il se retrouve “confronté à une violence qu’il n’a pas connue en entreprise”, l’estimant “préparé, ce n’est pas tombé par hasard”. Tant s’en faut.En campagneDevenu directeur général de l’assureur italien Generali France, il redresse la boîte en trois ans, gardant un orteil sur le terrain sous la forme d’un mandat de conseiller municipal (PS) à Fontenay-sous-Bois, mairie communiste, à laquelle il force le bras sur les marchés publics – mettre de l’ordre dans les comptes, son mantra. 2006, primaire du PS. DSK, leur champion, perd face à Ségolène Royal. 2007, concert de Polnareff à Paris, Bernard Spitz danse sur On ira tous au paradis aux côtés de Jean-Pierre Jouyet, bientôt président de l’Autorité des marchés financiers. En sortant, autour d’un verre, l’idée fuse : et si, pour faire barrage à Sarkozy, on forçait Bayrou et Royal à s’entendre sur un programme de réformes ? Eric Lombard est de l’aventure, trésorier du cénacle “Les Gracques”, cercle coruscant qui “veut forcer la gauche à rompre avec son surmoi gauchiste”, dixit Denis Olivennes. Bayrou les reçoit, ne dit ni oui ni non, Royal tempête, et Sarkozy se fait élire. Les Gracques échafaudent la suite, Lombard fourbissant le programme, soit la baisse des dépenses publiques, la fin des 35 heures ou l’allégement de la fiscalité des entreprises. Lors des universités d’été de 2008, les Gracques embauchent un inspecteur des finances, Emmanuel Macron, prié de faire le compte rendu d’un colloque avec les think-tanks européens dans une salle éloignée de l’amphithéâtre principal. Lombard l’assureur et Macron le débutant banquier d’affaires ne tissent pas de lien, mais le programme des Gracques préfigure celui avec lequel le futur président sera élu moins de dix ans plus tard.2017, Macron élu, chamboule-tout chez Generali. Un nouveau patron et Lombard doit céder son siège. Manœuvre brutale, mais le petit-fils d’Alsacien n’en montre rien. C’est qu’il a une idée dont il s’ouvre à son amie Marie-Louise Antoni. S’il postulait à la tête de la Caisse des dépôts, organe central de la mise en œuvre de la politique économique française avec ses 1 300 milliards d’investissements ? Drôle d’idée en effet, Emmanuel Macron dit partout qu’il veut une femme, et le poste, depuis deux siècles, n’échoit qu’à des hauts fonctionnaires. Lombard coche toutes les cases contraires et ne peut même pas compter sur ses relations avec le “double” du président : il ne connaît pas Alexis Kohler. Marie-Louise Antoni, dont le mari Philippe Lagayette dirigea la Caisse, le prend au mot. Va pour une campagne. Méthodique, il sautille du bureau de Bruno Le Maire à Bercy à celui d’Edouard Philippe à Matignon pour présenter son projet et ses intentions. Contre lui, des profils solides – Véronique Bédague, ancienne directrice de cabinet de Manuel Valls à Matignon qui préférera rejoindre Nexity dont elle est à présent PDG, Marguerite Bérard, BNP, ou Agnès Pannier-Runacher, alors directrice adjointe de la Caisse. Et devant lui, peu de temps – Generali lui a proposé un autre poste tandis que la Banque postale lui fait de l’œil. Eric Lombard sait que la Caisse règle les fins de mois du budget de l’Etat, il sait aussi qu’il faut présenter au président de la République tout juste élu sur une promesse de big bang, un programme qui secoue.Novembre 2017, le voici nommé, premier directeur général non issu de la fonction publique ; au passage, salaire divisé par cinq. Il vire deux directeurs, du jamais-vu dans l’institution. Cinq ans plus tard, il sera le premier directeur général à être reconduit. “Il a très bien réorganisé la Caisse et l’a emmenée avec talent vers les secteurs sociaux”, salue Jean-Pierre Jouyet, son prédécesseur de 2012 à 2014.Rendez-vous élyséensDepuis ce royaume d’altitude, poste au prestige séculaire, l’austère blagueur rayonne à l’Elysée et brille dans Paris. Rendez-vous toutes les six semaines avec Alexis Kohler, déjeuners mensuels à la Caisse avec Philippe Grangeon – un temps conseiller spécial du chef de l’Etat -, envoi de messages sur Telegram à Emmanuel Macron pour partager ses impressions sur le pays… Il est aussi convié à des réunions officielles et à quelques déplacements présidentiels. Petit à petit, au gré des remaniements, son nom émerge dans le “microcosme”. On l’imagine à plusieurs reprises atterrir à Bercy. “Le président l’apprécie, il fait partie de ceux dont l’avis compte”, appuie-t-on à l’Elysée.Dans le même temps, membre assidu du conseil d’administration du Louvre et du musée d’Orsay, petit-fils du grand collectionneur de peintures Pierre Lévy, il apprécie de converser avec les conservateurs, les mécènes, qui tous se pâment devant le banquier érudit, capable de pleurer en écoutant les 32 sonates de Beethoven. Au risque d’en faire beaucoup, il prend d’ailleurs la présidence non exécutive du théâtre des Champs-Elysées, dont la Caisse est le premier actionnaire, réglant de sa poche la moitié de son budget. “Quel est le conflit entre une entité propriétaire et une filiale ? Aucun, je ne regrette pas de l’avoir fait”, explique-t-il, serein. A cette même époque, Marie-Louise Antoni le présente à son amie et voisine, l’éditrice Muriel Beyer, et de réunions en déjeuners de travail, toujours à l’eau plate, naît son unique livre Au cœur de la finance utile, ouvrage testimonial et programmatique. Car voilà, le sexagénaire sait qu’il n’y aura pas de troisième mandat.De quoi peut rêver celui dont Alexis Kohler a appris à admirer la technicité et l’habileté, saluant la création de la Banque des territoires et le sauvetage d’Orpea ? “Il n’a jamais été de la bande Macron, mais n’avoir pas haussé le ton ces derniers temps l’a rendu bankable, confie un connaisseur. Ce silence, imposé par son mandat, lui a beaucoup servi quand l’Elysée a cherché un profil non orthodoxe. “Non orthodoxe et comblé d’éloges chez les derniers spadassins de la gauche réformiste : “Loyal, fiable, sachant créer de la confiance” (Bernard Spitz), “un marin, donc un homme d’équipage, il n’est pas atteint du trouble général de l’audition des puissants”, (Erik Orsenna, écrivain), “le dernier représentant vivant du meilleur de la IIIe République radicale-socialiste” (Denis Olivennes).Grandi dans les rangs de la gauche libérale, le ministre chargé de redresser les finances publiques en freinant la folle cavalcade de la dette, s’apprête à affronter bientôt la publication par la HATVP de son patrimoine, étape qui apprendra aux Français que leur ministre des Finances est riche. Péché mortel ? Posément, il raconte l’histoire de son grand-père, caché pendant l’Occupation, transformant le modeste atelier de tissage en champion de l’industrie textile des années 1960, inventant le concept du prêt-à-porter. Puis, le patriarche confiant l’empire à son gendre, Léon Clingman, et organisant en 1976 la donation au musée de Troyes de 2 000 œuvres de sa collection (Derain, Courbet, Degas, de Staël, Buffet) et Clingman refusant de partager le pouvoir avec les enfants de Pierre Lévy. Éric Lombard a 12 ans quand sa mère divorce, appartement loué à Paris, la nécessité de faire attention à tout, et la certitude de ne pas être né dans l’argent. Quand il atteint la majorité, sa mère le prie d’affronter devant les tribunaux l’oncle Léon, dix ans de procès sanglant, puis la vente de l’entreprise en 1998. En 2000, Lombard, son frère et leurs cousins héritent. “Je n’ai pas le goût de l’argent, j’en ai reçu, j’en ai gagné, mais pour moi l’argent c’est comme le sang pour un chirurgien : une donnée de mon métier.” Il dit se répéter la phrase de son aïeul : “On arrive sur terre les mains vides, on repart les mains vides.”Entre les deux, l’élève de Michel Rocard s’applique “à être dans le sérieux”. Naïf ? Lors de sa remise de la Légion d’honneur en 2014, celui qui est alors big boss de Generali France surprend ses 400 invités conviés au pavillon Gabriel. “Saint-Exupéry fait dire au Petit Prince qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, et je crois en effet que ce que j’ai pu réaliser n’a été rendu possible que par une histoire de cœur et une histoire de confiance autant donnée que reçue.” Voyons si les parlementaires de gauche accepteront de croire avec lui que, derrière les épines, la rose survit.



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Author : Laureline Dupont, Emilie Lanez

Publish date : 2025-01-30 17:12:00

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