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Star de CNN où il présente “Fareed Zakaria GPS” et chroniqueur du Washington Post, Fareed Zakaria est l’un des spécialistes de géopolitique les plus écoutés au monde. De passage à Paris, à l’invitation de la French American Foundation France, l’auteur du récent Age of Revolutions (Norton & Company) analyse pour L’Express le tonitruant retour au pouvoir de Donald Trump, les bouleversements vertigineux au Moyen-Orient, le rôle clé de l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane et la crise de la mondialisation libérale.L’Express : Vous revenez du Forum de Davos. Les élites économiques semblent bien moins paniquées par ce nouveau mandat de Donald Trump qu’il y a huit ans…Fareed Zakaria : L’optimisme des élites économiques contraste avec l’inquiétude des élites politiques. Les premières sont persuadées que les dérégulations de Donald Trump vont être positives pour l’économie. Trump a toujours été respectueux des milieux d’affaires. Quasiment chacune de ses nominations importantes est revenue à un riche homme d’affaires, jusqu’à son conseiller pour le Moyen-Orient. Trump admire les personnes qui ont réussi dans les affaires, beaucoup moins ceux qui se sont imposés dans d’autres secteurs. On peut bien sûr s’interroger sur les conséquences économiques s’il impose des barrières commerciales, expulse des travailleurs immigrés et pousse à fond les cryptomonnaies. Cette radicalité pourrait déboucher sur une situation imprévisible. Mais les élites économiques tentent de se rassurer en se disant que Trump fera tout ce qui leur plaît, et ne réalisera pas le reste de son programme qui leur est bien moins favorable.A l’inverse, les élites politiques voient dans Trump 2.0 quelqu’un qui n’a plus aucun garde-fou. La première administration Trump était composée de membres de l’establishment républicain, qui pouvaient le modérer. Comme il ne s’attendait pas à gagner en 2016, il avait dû se reposer sur des figures expérimentées. Aujourd’hui, il est entouré de partisans d’une ligne dure au sein du mouvement “MAGA”, avec des idéologues comme Steven Miller ou J.D. Vance. C’est encore plus marquant en matière de politique étrangère, car les limites internes, comme les tribunaux ou le Congrès, ne jouent plus. Les Européens, notamment, craignent une politique américaine particulièrement agressive.On croyait que Trump était isolationniste. Mais il semble aujourd’hui avoir des visées nettement plus impérialistes, en témoignent ses ambitions sur le Groenland…Trump ne cesse de faire référence à William McKinley, président de 1897 à 1901. En temps normal, les présidents américains font l’éloge de George Washington, Abraham Lincoln ou Franklin Roosevelt. Même la majorité des Américains n’avait jamais entendu parler de McKinley (rires). Mais Trump l’admire car tout en étant un grand protectionniste, McKinley a contribué à l’expansionnisme américain, menant notamment une guerre contre l’Espagne pour prendre contrôle de Cuba, Porto Rico ou les Philippines. Trump est une figure du XIXe siècle. Il aime cette période où les Etats-Unis étaient jeunes, puissants, unilatéralistes, et n’avaient pas à se soucier d’alliances contraignantes. Trump apprécie la manifestation du pouvoir brut. Au XIXe siècle, les Etats-Unis avaient d’ailleurs envisagé l’achat du Groenland.Le premier appel téléphonique de Trump pour son retour à la Maison-Blanche a été pour Mohammed ben Salmane. Il a aussi fait savoir qu’il pourrait d’abord se rendre en Arabie saoudite, alors que les présidents américains font traditionnellement leur premier voyage officiel au Royaume-Uni. A quel point ce pays est-il, à ses yeux, la clé d’un nouveau Moyen-Orient ?L’Arabie saoudite est clairement une priorité pour lui. D’abord, comme je vous le disais, Trump aime l’argent et les hommes d’affaires. L’Arabie saoudite est, à ses yeux, la nation qui a le plus de cash au monde (rires). Plus sérieusement, il la voit comme un pays clé afin de faire baisser les prix de l’énergie. L’Arabie saoudite est la seule à avoir assez de réserves en pétrole pour faire baisser le prix du baril. Par ailleurs, vous faites bien de parler d’un “nouveau Moyen-Orient”, car c’est une évolution que les gens ne mesurent pas assez. L’action militaire d’Israël à Gaza a été une catastrophe humanitaire. Mais ce conflit ancien entre Israéliens et Palestiniens a, en réalité, moins de conséquences géopolitiques que les actions d’Israël menées à sa frontière nord, qui ont fondamentalement refaçonné la région. Le Hamas a logiquement été détruit, et Israël ne le laissera jamais se réarmer comme par le passé. Mais l’Etat hébreu a également causé des dégâts majeurs au Hezbollah, à tel point que le gouvernement libanais parle pour la première fois de désarmer la milice. Et Tsahal a détruit la défense aérienne iranienne, qui reposait sur du matériel russe. Tout ça a mis une pression énorme sur Téhéran. La stratégie iranienne, depuis deux décennies, consistait à faire appel à des proxys (Hezbollah, Houthis, Hamas et régime de Bachar el-Assad) pour contrer la puissance américaine, s’exprimant à travers Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ce dispositif a été éradiqué, et l’Iran n’a pas été aussi faible que depuis le jour où Saddam Hussein l’a envahi en 1980.Pendant ce temps-là, le cours du pétrole reste haut et l’Arabie saoudite conserve toute sa puissance économique. La question n’est pas de savoir si, mais quand, aura lieu un rapprochement entre l’Arabie saoudite et Israël. Les Saoudiens considèrent que c’est un intérêt national. Il leur faut juste trouver une forme d’accord acceptable au sujet des Palestiniens. A ce moment-là, il s’agira véritablement un nouveau Moyen-Orient.Dans l’ancien Moyen-Orient, c’étaient les pays les plus peuplés – Égypte, Iran, Irak… – qui étaient les plus puissants. Dans le nouveau Moyen-Orient, ce sont des États plus petits qui dominent le jeu : Israël, Arabie saoudite, Émirats arabes unis ou Qatar. Le Moyen-Orient était également le dernier endroit où la Russie pouvait faire figure de puissance mondiale. Or celle-ci a perdu la Syrie. La Chine n’a pas non plus réussi de gains significatifs dans la région. Nous sommes donc en train d’assister à un fascinant changement de pouvoir. Et les principaux bénéficiaires en sont l’Arabie saoudite et Israël.Si Trump se met à penser que Nétanyahou ne joue pas le jeu, il pourrait durcir le ton…L’Arabie saoudite ne s’est-elle pas rapprochée de la Chine ces dernières années ?L’Arabie saoudite a toujours flirté avec les Chinois quand elle avait l’impression que les Etats-Unis ne lui prêtaient pas assez d’attention. C’est ce qui est arrivé durant le mandat de Joe Biden. Mais fondamentalement, l’Arabie saoudite n’a pas les moyens pour basculer dans le camp de la Chine. Toute son économie, toute sa technologie et tous ses équipements militaires ont été conçus par et pour les Américains depuis leur partenariat scellé en 1945. Si les Etats-Unis jouent donc correctement leurs cartes – et Trump est très concentré là-dessus -, l’Arabie saoudite ne penchera pas du côté de la Chine. Ce serait un changement trop important pour elle. Il y a huit décennies de profonde collaboration avec les Etats-Unis.Durant son premier mandat, Trump a poussé aux accords d’Abraham, permettant un rapprochement entre Israël et certains pays arabes (Emirats arabes unis, Bahreïn, Maroc…), ce qui n’a pas empêché le 7 octobre 2023. La question palestinienne ne va-t-elle pas, une nouvelle fois, faire échouer ces projets ?En dépit des brutalités israéliennes commises à Gaza, pas un seul des signataires n’est revenu sur ces accords d’Abraham. Les Emirats arabes unis ou le Maroc n’ont même rappelé leurs ambassadeurs. C’est un signe fort que ces pays arabes veulent vraiment avoir une relation avec Israël. Du fait de la guerre à Gaza, il y a certes eu moins d’échanges commerciaux et moins de vols entre ces pays et Israël. Au sein de leur population, il y a une forte opposition contre l’Etat hébreu au sujet de Gaza. Mais aucun dirigeant n’a fait marche arrière.Maintenant, la question clé est de savoir si l’apaisement à Gaza est durable, et s’il peut y avoir un accord sur les Palestiniens qui satisfait l’Arabie saoudite tout en ne représentant pas une concession trop importante aux yeux du gouvernement israélien. Israël est aujourd’hui le vrai problème, car même si l’Arabie saoudite obtenait un engagement pour la création d’un Etat palestinien sans aucune contrainte temporelle, ce serait déjà inacceptable pour le gouvernement israélien actuel. L’évolution majeure en Israël, c’est que ce pays a basculé à droite depuis vingt ans, et que la gauche y est inexistante. La seule chose dont se soucie Netanyahou, ce n’est pas d’une pression politique venant de sa gauche, mais de sa droite.A quel point les Iraniens, rivaux de l’Arabie saoudite, ont-ils encore de l’influence sur la région ? Pensez-vous que leur position de faiblesse puisse les pousser à se tourner vers l’arme nucléaire ?L’Iran apparaît très faible aujourd’hui, mais les Iraniens ont un esprit nationaliste puissant, qui leur a permis de traverser huit ans de guerre Iran-Irak [NDLR : dans les années 80]. Je ne pense pas que le régime s’effondrera, ni qu’il fera quelque chose d’aussi provocant que de se tourner vers l’arme nucléaire. L’Iran tire le maximum de bénéfices en restant à une étape de l’arme nucléaire plutôt qu’en franchissant la ligne rouge. Parce qu’en franchissant cette ligne, ils pourraient provoquer une réponse israélienne, une réponse américaine, une condamnation internationale… En restant sur cette ligne de crête, ils font savoir à tout le monde qu’ils en ont la capacité. Après tout, cela fait vingt ans qu’on dit que l’Iran pourrait se doter de l’arme nucléaire, s’ils avaient voulu le faire ils l’auraient fait !La question que doivent se poser les Etats-Unis aujourd’hui, c’est : y a-t-il l’opportunité d’un nouvel accord [NDLR : sur le nucléaire, proche du JCPOA, un accord passé par l’administration Obama en 2015 et rompu par Trump en 2018], au vu de cette position de faiblesse ? Car la République islamique a désespérément besoin d’un accès au capital et la technologie venant de l’étranger. Ils pourraient accepter une forme de deal sur le nucléaire et d’arrêter de subventionner leurs proxys. Mais ils ne seront prêts à négocier que s’ils en tirent un bénéfice, par exemple une levée des sanctions ou une intégration plus forte dans le monde. Or la position américaine actuelle sur l’Iran, ce n’est que “pression, pression, pression”. Comment espérer qu’ils acceptent quelque chose dans ces conditions ? Le régime iranien est très rationnel. Je n’ai pas d’illusion, c’est une dictature qui traite très mal son peuple, jette des milliers de personnes en prison, se comporte avec les femmes de façon atroce, mais cela ne signifie pas que les dirigeants iraniens ne sont pas pragmatiques sur leur survie.Donald Trump pourrait-il paradoxalement se révéler un bon président américain vis-à-vis du Moyen-Orient ?Il le pourrait, car il y a beaucoup de choses au Moyen-Orient qui nécessitent d’être envisagée avec une pensée radicale. Comme il l’a laissé entendre à un moment dans la campagne présidentielle, une approche radicale vis-à-vis de l’Iran pourrait être de trouver un moyen de s’entendre avec eux. La seule question où il prend ses précautions, c’est au sujet d’Israël. Je suis un fervent partisan de la relation des Etats-Unis avec Israël, mais si Israël fait quelque chose que l’on ne pense pas être juste, y a-t-il un moyen de mettre une pression sur son gouvernement ? C’est là que Trump ne semble pas prêt à utiliser tous les outils à sa disposition, mais il reste imprévisible. S’il se met à penser que Netanyahou ne joue pas le jeu, il pourrait durcir le ton.Or Netanyahou a vraiment besoin de Donald Trump…Netanyahou a particulièrement besoin de Trump s’il se retrouve dans une position où un deal saoudien est une vraie possibilité, et qu’il a besoin de l’aide américaine sur Gaza. Il y a une possible conjonction de circonstances où l’on pourrait assister à une véritable transformation du Moyen-Orient. Mais pour cela, Israël et les Etats-Unis doivent être sur la même longueur d’onde. Le libéralisme n’apporte pas de réponse au sentiment de solitude.Les Etats-Unis ont selon vous été les principaux bénéficiaires du nouvel ordre mondial. Néanmoins Trump semble être en train de miner cet ordre. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?Il est vrai que les Etats-Unis ont beaucoup bénéficié de l’ordre mondial instauré depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais dans le même temps, ils ont toujours été réticents à jouer ce rôle de leader dans le monde. En partie pour des raisons géographiques, ils sont isolés et séparés par deux océans, deux grands voisins. On dit aussi souvent que la gauche américaine ne veut pas de l’interventionnisme américain, car les Etats-Unis représentent à leurs yeux le diable. A l’inverse, pour la droite, c’est le reste du monde qui est trop diabolique pour qu’on s’y intéresse (rires).Trump reflète en tout cas cette position américaine historique : celle de la “forteresse Amérique”, pas vraiment isolationniste, mais qui n’a pas vraiment envie de gérer toutes les complexités et les nuances du monde.Dans votre dernier livre, Age of revolutions, vous évoquez la crise du libéralisme global, le retour de bâton sur la globalisation et la technologie. Etes-vous pessimiste ?Ce retour de bâton contre le libéralisme est largement dû à la rapidité des changements. Ce n’est pas un problème pour les élites urbaines et très éduquées, avec des emplois à hauts revenus et qui offrent une certaine satisfaction intellectuelle. Mais pour beaucoup de personnes qui n’ont pas cette chance, c’est un monde qui les a laissé tomber. Vous avez vu ça en France avec les gilets jaunes. “Voyez-vous que j’existe ?” est la principale revendication de ces gens. Le libéralisme vous offre une meilleure vie matérielle, beaucoup d’options et de choix, mais vous n’avez plus les choses qui apportaient un certain réconfort, comme la religion, la culture, la famille, la tradition. Le libéralisme érode les traditions, complexifie les cultures en rendant nos sociétés plus multiculturelles, et se positionne comme fondamentalement sceptique vis-à-vis des religions. Toutes ces forces brisent les formes anciennes de soutien moral sans en fournir de nouvelles. On parle par exemple aujourd’hui d’une vraie épidémie de solitude dans mon pays, équivalente à celle générée par le tabac. Quand, dans les anciennes villes industrielles de l’acier aux Etats-Unis, j’ai parlé à d’anciens ouvriers, le plus étonnant ne m’a pas paru la perte de leurs emplois, car souvent ils en ont retrouvé un avec un taux de chômage très bas, mais plutôt la perte des communautés. Leur monde a été détruit pour un tas de raisons : le cinéma a fermé à cause de Netflix, le bowling à cause des jeux vidéo, la droguerie à cause des grandes surfaces, l’usine à cause de la délocalisation… Ils se sentent seuls et ce sentiment de solitude, le libéralisme ne peut y apporter de réponse.Se sentent-ils reconnus par Trump ?Donald Trump leur redonne un sens des traditions, de la religion. Dans ses meetings politiques, il y a même une dimension tribale avec l’idée du “nous contre nos ennemis”. C’est en partie pour cela que Trump devait absolument gracier les contestataires du 6 janvier 2021, car il s’agit de membres de sa tribu. En leur pardonnant, il les absout et reconnaît sa faute parce que s’ils ont agi, c’est par allégeance à leur chef : la loyauté à la tribu leur apparaît plus importante que la loi de l’Etat de droit.



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Author : Thomas Mahler, Hamdam Mostafavi

Publish date : 2025-01-27 18:23:00

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