Du Mont-Saint-Michel, les visiteurs ne retiennent que l’image, superbe, d’une abbaye dressée au sommet de son rocher et baignée par les flots. Aucun ne soupçonne que, sur ces quatre kilomètres carrés aux confins de la Bretagne et de la Normandie, se joue une sourde lutte de pouvoir et d’argent. Une bataille où l’on croise un conseiller de l’Elysée, des barons locaux et des hauts fonctionnaires. Mais aussi deux institutions rivales gérées par un même ministère, des commerçants installés depuis des décennies et peu désireux de changer leurs habitudes, des habitants, rares mais soucieux de se faire entendre. Le tout sous le regard de la Cour des comptes qui, comme l’avait dévoilé La Lettre, mène depuis plusieurs mois une mission sur place. Son prérapport finalisé au début du mois de février ne manquera pas de pointer les doublons et les absurdités qui président à la gestion du site touristique le plus visité de France hors de Paris. Ajoutant encore à la tension alors que d’importantes échéances se profilent.Pour prendre la mesure de l’imbroglio, il faut plonger dans l’histoire récente du Mont-Saint-Michel. Jusqu’en 2020, la répartition des rôles était relativement simple : le Centre des monuments nationaux (CMN), qui dépend du ministère de la Culture, gérait l’abbaye ; la commune s’occupait des rues, de l’église, du cimetière tandis qu’un syndicat mixte, imaginé par les collectivités locales, supervisait les transports et le barrage construit il y a quinze ans pour redonner au Mont son caractère maritime. Simple, mais source de rancœurs, le CMN récupérant l’essentiel des recettes générées par le Mont via la billetterie de l’abbaye sans contribuer aux infrastructures et à l’entretien du “rocher” hors de son périmètre. Simple, mais pas à la hauteur d’un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979. Des visiteurs venus en basse saison se sont heurtés aux portes closes des restaurants. D’autres se sont perdus dans les méandres des informations parcellaires distillées sur les différents sites officiels. “Les touristes s’en fichent de savoir à qui appartient la Grande Rue, ils veulent voir quelque chose de joli et savoir s’ils peuvent venir avec leur chien dans la navette. Et ça…”, résume Jacques Bono, le maire de la commune depuis 2020.A plusieurs reprises déjà, l’Etat s’est cassé les dents en tentant de simplifier la gouvernance. Au fil des années 2010, plusieurs missions de réflexion se succèdent. La première réunit la préfète de région Nicole Klein et Philippe Bélaval, alors président du CMN. La conclusion ? Que le CMN reprenne l’intégralité du site. Philippe Bélaval n’est pas emballé, les parkings, ce n’est pas son métier. Nouveau Premier ministre, Bernard Cazeneuve, nouvelle mission confiée à un haut fonctionnaire, Adolphe Colrat, qui se heurte lui aussi à la résistance passive du CMN. 2017, Emmanuel Macron est élu, le Normand Edouard Philippe – pour qui en doute : le Mont-Saint-Michel est bien en Normandie ! – devient Premier ministre. Cette fois, plus d’atermoiement, une structure unique va être créée. Christophe Beaux, conseiller à la Cour des comptes, est chargé d’en définir les contours. Le CMN fait la grimace mais Philippe Bélaval doit s’incliner. En apparence, au moins.Il incarne l’archétype du “Parisien”En 2020, “l’établissement public du Mont-Saint-Michel” voit le jour. Sa mission ? Gérer l’ensemble des sujets d’intérêts communs. Tous les acteurs – collectivités locales, représentants de l’Etat, CMN, commerçants et quelques autres – sont représentés au conseil d’administration. A la tête de l’Epic : Thomas Velter, un trentenaire qui a fait ses armes auprès de Franck Riester et au cabinet de Bruno Le Maire à Bercy. Il n’est pas haut fonctionnaire, mais en a l’allure. Lorsqu’il arrive sur le Mont, les “locaux” le regardent de haut, il incarne l’archétype du “Parisien” venu gérer un lieu qu’il connaît peu. Mais Thomas Velter profite de ces premiers mois, ceux du confinement, pour se familiariser avec les dossiers et avec les acteurs. Il met en avant ses attaches normandes et son amour du Mont.Sa mission est double : monter en gamme et devenir autonome financièrement. La délégation accordée à Transdev pour les navettes et les parkings, peu rémunératrice (80 000 euros) et peu satisfaisante, est rompue. Keolis prend sa place, toutes les recettes – soit 10 millions d’euros – reviennent désormais à l’Epic. Un logo est imaginé, du mécénat développé, une marque déposée, un Monopoly sortira en 2025. Les élus locaux applaudissent, pas fâchés de damer le pion au CMN, jugé distant, et à ses dirigeants ne voyant dans le Mont qu’une étape dans leur carrière. Hervé Morin, le président de la région Normandie, est l’un des plus enthousiastes. Voilà des années qu’il clame urbi et orbi que ce n’est pas au contribuable normand de payer la facture d’un site aussi rentable que le Mont-Saint-Michel, il ne peut que se féliciter de la création de l’Epic. C’est aussi pour lui un moyen de rappeler à un autre Normand aux grandes ambitions, le maire du Havre Edouard Philippe, qu’il faut compter avec lui.Avec la mairie, les relations se normalisent. Avec ses 30 administrés, ses faibles recettes et ses grosses dépenses, comme ces 10 policiers mobilisés l’été (“soit plus qu’à Marseille rapporté au nombre d’habitants”, s’amuse Jacques Bono) ou ces deux tonnes de déchets à évacuer en pleine saison, elle peine à faire face. Le soutien de l’Epic est bienvenu. Avec les commerçants, l’évolution est plus lente. “Ils se prennent pour des génies du marketing parce qu’ils ont des marges considérables alors qu’ils ne sont que des héritiers. Ils se comportent comme des prédateurs économiques”, juge sévèrement un acteur local. Les visiteurs venant spontanément, pourquoi les fidéliser ? Peu à peu, pourtant, avec le changement de génération, les pratiques évoluent. “Au moins, il se passe des choses, alors qu’avant il n’y avait rien”, constate un acteur local.Les frictions les plus vives sont ailleurs. Dans les relations entre l’Epic du Mont-Saint-Michel et le CMN. Le premier a autorité sur tout… sauf sur l’abbaye, restée dans le giron du CMN. Peu importe que Thomas Velter soit à la fois directeur de l’Epic et administrateur de l’abbaye, que le CMN n’ait pas eu son mot à dire sur sa nomination, le pouvoir sur la principale attraction du Mont lui échappe. Déjà quelques lignes lourdes de sens, dans sa lettre de mission, l’annonçaient : “Vous vous appliquerez également à entretenir des relations fluides avec le CMN”, “en liaison avec le CMN”, “Toujours en lien avec le CMN…”. C’est un piège, le CMN n’aime guère partager le pouvoir. Tous ceux qui sont passés par le Mont racontent ces rendez-vous qu’on ne leur accorde pas faute d’autorisation reçue du siège à Paris pour leur répondre, ces déplacements que l’on complique en refusant le prêt d’une voiture, ces discrets messages passés pour rassurer les troupes sur le caractère indétrônable du CMN. Le fait que son ancien président, Philippe Bélaval, soit le conseiller culture d’Emmanuel Macron depuis 2023, accroît encore le pouvoir qu’on prête à l’institution.En 2019, le CMN n’est pas parvenu à empêcher la création de l’Epic, mais il a tout fait pour en limiter les moyens. Avant même que Christophe Beaux démarre sa mission de préfiguration de l’établissement public, il a la surprise de découvrir qu’un arbitrage a déjà été rendu par Matignon : l’abbaye et ses recettes devront rester dans le périmètre du CMN. Difficile, à l’époque, de mener la bataille contre cette décision : en avril 2019, Notre-Dame de Paris a brûlé, les esprits et les cabinets sont concentrés sur sa reconstruction, le Mont-Saint-Michel n’est plus considéré comme prioritaire. Dans son rapport de préfiguration, Christophe Beaux passe pourtant outre le “bleu”, ce document qui rend compte de l’arbitrage ministériel, et propose de répartir les excédents entre l’Epic et le CMN à hauteur de 4 millions d’euros chacun. “On me dit non, c’est un million seulement. C’était insuffisant pour lancer le projet, notamment améliorer l’expérience des visiteurs. Je finalise le décret créant l’établissement et je m’en vais”, se souvient-il.L’un des enjeux est de mieux étaler la fréquentation. (ici, la rue principale du Mont Saint-Michel en juillet 2023)Au quotidien, les tiraillements entre les deux établissements, qui dépendent pourtant de la même tutelle, le ministère de la Culture, sont feutrés, mais bien réels. Les 60 salariés du CMN qui travaillent à l’abbaye rendent compte au siège de leur institution qui se trouve à Paris, bien plus qu’à Thomas Velter, même s’il est administrateur du lieu. Chaque décision est validée par les services centraux du CMN qu’il s’agisse de questions juridiques, culturelles ou de communication, parfois sans même en avertir les équipes de terrain. L’Epic, qui tente de mieux étaler la fréquentation du Mont-Saint-Michel en modulant les tarifs des parkings, n’a aucune prise sur les horaires d’ouverture de l’abbaye, la portée de ses décisions s’en trouve réduite. Lorsque en ce début d’année 2025, un restaurant haut de gamme ouvre ses portes sous la houlette de Jean Imbert dans le logis Sainte-Catherine, autrefois réservé aux pompiers, le CMN se félicite largement de cette initiative auprès des journalistes. Mais dans l’e-mail qui accompagne le communiqué, pas un mot de l’Epic qui a pourtant lancé le projet. Au CMN, à Paris, on se défend de toute prévention à l’égard de l’établissement public, on vante “le partage d’une vision globale” et “les missions clairement réparties”.15,5 millions de recettes en 2023 pour l’abbayeDerrière ces escarmouches, qui peuvent paraître puériles, se cache la véritable raison de l’attitude du CMN : le trésor de guerre que représente le Mont-Saint-Michel. Pour lui, le lieu est financièrement stratégique. Avec l’Arc de Triomphe, la Cité de Carcassonne, ou la Sainte-Chapelle, il fait partie de ces quelques monuments, parmi la grosse centaine que l’institution gère, à être rentables. Le bénéfice généré par l’abbaye chaque année permet d’entretenir et de maintenir ouverts d’autres sites, plus petits ou moins fréquentés, grâce à un subtil système de péréquation. Perdre le Mont-Saint-Michel signifierait, pour le CMN, renoncer à un surplus qu’il évalue à 600 000 euros après investissements sur un chiffre d’affaires de 15,5 millions en 2023 (mais que d’autres estiment bien supérieur). Impensable. Pas question de revivre un scénario identique à celui du château de Chambord devenu un Epic autonome en 2005 sans que le CMN ait son mot à dire. Vingt ans après, l’épisode est encore vécu par l’institution comme un traumatisme majeur.Aujourd’hui, l’essentiel des 16 millions d’euros de budget de l’Epic provient de ses ressources propres : près de 10,5 millions d’euros issus des parkings et des navettes. Il reçoit aussi des subventions des ministères de la Culture et de la Transition écologique (2,5 millions d’euros) et des collectivités territoriales (1,3 million d’euros). Le CMN, lui, ne verse que 675 000 euros. Pas suffisant. Pour donner un élan supplémentaire à son action, l’Epic a besoin de davantage. Avec sa trentaine de salariés, il peine à concrétiser tous ses projets. Et d’ici à 2030, il prévoit 30 millions d’euros d’investissement pour, par exemple, électrifier les navettes, améliorer l’éclairage du Mont ou réaménager son centre d’information touristique.Ce début de 2025 est à la fois le meilleur moment et le plus mauvais pour demander plus à l’Etat. Idéal parce que les conclusions du rapport de la Cour des comptes pourront justifier un rééquilibrage des contributions financières des différents acteurs. Idéal aussi parce que la convention qui lie l’Epic et le CMN se termine en fin d’année et doit être renégociée. Idéal, enfin, parce que plusieurs échéances obligent à repenser la gouvernance et le plan de financement de l’Epic. Ainsi, la région Bretagne qui, comme la Normandie, le soutient depuis ses débuts, a décidé de quitter le conseil d’administration. “Nous l’avions annoncé quand l’établissement a été créé : au bout de trois ans, nous sortirions. Nous sommes restés plus longtemps que prévu et au total, nous y avons consacré 18 millions d’euros, mais désormais nous nous retirons”, insiste Anne Gallo-Kerleau, la vice-présidente chargée du tourisme.Mais d’autres éléments poussent au statu quo. D’abord, parce que l’ancien président du CMN, Philippe Bélaval, est conseiller culture à l’Elysée et qu’il a son mot à dire sur les nominations décidées par Emmanuel Macron. Or, le mandat de Thomas Velter arrive à son terme en mars. Demander à récupérer de l’argent du CMN n’est peut-être pas la meilleure manière d’obtenir un renouvellement pour trois ans. Ensuite, parce que Philippe Bélaval, qui fut aussi directeur du patrimoine au ministère de la Culture, garde une forte aura Rue de Valois. Il y a des relais : Gaëtan Bruel, le directeur de cabinet de Rachida Dati, et Delphine Christophe, son adjointe, ont tous les deux travaillé au CMN sous sa présidence. Enfin, retirer des ressources au CMN au profit de l’Epic du Mont-Saint-Michel obligerait le ministère de la Culture à compenser cette perte. Pas sûr que la Rue de Valois en ait très envie dans un contexte de budget plus que contraint. Le Louvre vient de faire (re) connaître ses très gros et urgents besoins. Le ministère de la Transition écologique, lui aussi contributeur de l’Epic, a déjà annoncé, lors des discussions budgétaires pour 2025, qu’il réduisait de moitié son financement, de 1,5 million à 750 000 euros. Reste à savoir ce que décidera Matignon. Le gouvernement, à la pérennité plus qu’incertaine, pourrait juger qu’il est urgent d’attendre. Après tout, la “Merveille”, qui a fêté son millénaire en 2023, n’est pas à quelques mois près…
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Author : Agnès Laurent
Publish date : 2025-01-28 18:27:00
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