L’Express

Comment Israël est tombé dans le piège du Hamas, par Thierry Wolton

Un homme pousse une bicyclette au milieu des ruines atour du quartier de l'hôpital al-Chifa à Gaza le 3 avril 2024




Les bavures répétées de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, la multiplication des morts de civils, les attaques menées au Liban et en Syrie, la prise de risque de précipiter l’Iran dans la guerre, voilà qui fait penser au jugement porté par de Gaulle sur les juifs, lors d’une conférence de presse, le 27 novembre 1967 : « Un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur. » Le trait fit scandale. Quelques jours plus tard, Le Monde publiait un dessin de Tim montrant un déporté juif, étoile jaune à la poitrine, un pied conquérant sur les barbelés d’un camp de concentration, la main droite dans la chemise à la manière de Napoléon, avec, pour légende, ces mots présidentiels : « Sûr de lui et dominateur. » Plus d’un demi-siècle plus tard, ces deux réactions opposées ont de quoi interpeller. De Gaulle condamnait la décision prise par Israël, en juin 1967, d’attaquer l’Egypte, la Syrie et la Jordanie, qui menaçaient l’Etat hébreu d’un blocus. La victoire éclair de l’armée israélienne permit à Tel-Aviv de s’emparer de la bande de Gaza, prise à l’Egypte, puis la Cisjordanie et la vieille ville de Jérusalem. Des conquêtes qui sont justement au centre du conflit qui ensanglante de nouveau la région. Les deux contextes sont, il est vrai, différents.En juin 1967, l’Etat hébreu avait déclenché une guerre préventive contre des armées régulières qui la menaçaient ; aujourd’hui il s’agit de riposter à l’attaque sanglante d’un groupe terroriste qui, le 7 octobre, a assassiné 1 140 personnes, dont une majorité de ressortissants israéliens, et en ont pris 240 en otages. Depuis ce pogrom, la violence de l’offensive que mène Tsahal dans la bande de Gaza ainsi que les assassinats répétés de Palestiniens par des colons israéliens en Cisjordanie occupée font penser aux mots de De Gaulle, celui d’un peuple sinon sûr de lui, en tout cas certain de son bon droit, et indifférent au jugement du reste du monde. Dans le même temps, le martyr passé des juifs donne à cette guerre un sens existentiel, avec la Shoah en arrière plan, un crime unique que le dessin de Tim rappelait et qui immunise l’Etat hébreu de ces critiques.Devoirs d’exemplaritéLe droit à l’existence d’Israël, Etat souverain devenu une oasis démocratique dans un désert d’autocraties, ne saurait être contesté, pas davantage qu’il soit dans la nécessité de se défendre. Ce statut oblige néanmoins à des devoirs d’exemplarité, en premier lieu envers les pays qui ont œuvré à sa création, en 1948. Leur soutien demeure vital pour la survie de l’Etat hébreu entouré d’hostilité. L’élan de solidarité des gouvernements occidentaux après les assassinats sauvages du 7 octobre a montré la nécessité de ce soutien. Tout pays respectueux de l’Etat de droit, défenseur de la liberté de penser, de s’exprimer, de se déplacer librement, se reconnaît en Israël, et se sent agressé lorsque l’Etat hébreu l’est. Six mois après les massacres perpétrés par le Hamas, cette solidarité s’est toutefois émoussée. Même les Etats-Unis, traditionnels alliés du peuple juif, ont pris leurs distances en raison de la radicalité de la riposte israélienne, dont la population civile de Gaza est la principale victime.Avec 33 000 Palestiniens tués, dont un grand nombre de femmes et d’enfants, un blocus de l’aide humanitaire qui menace de famine des centaines de milliers de Gazaouis, des bombardements qui ne respectent aucun sanctuaire traditionnel (hôpitaux, écoles, institutions internationales, bureaux de presse) et l’accumulation de victimes collatérales (personnels humanitaires, fonctionnaires internationaux, journalistes), cette guerre a fini par choquer, même si l’élimination totale du Hamas et la libération des otages en sont les objectifs. »Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence », avait averti, au lendemain du pogrom du 7 octobre, le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant. La privation de nourriture, d’eau, d’électricité et de gaz a laquelle la population de Gaza est soumise est une application de ce programme, le blocus de l’aide humanitaire en est désormais le prolongement. Déshumaniser l’ennemi est une méthode de guerre qui permet de donner bonne conscience aux belligérants. Le Hamas pratique également la bestialisation de son ennemi pour justifier son équipée sanglante du 7 octobre. En se plaçant sur ce même terrain, l’Etat hébreu perd cette exemplarité dont les démocraties se veulent les garantes. De son côté, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a placé cette guerre sous le signe d’un affrontement entre le « peuple de la lumière » et le « peuple des ténèbres ». Une rhétorique similaire est en usage chez les islamistes, qui prétendent vouloir éclairer le monde en le convertissant à leur foi.Force disproportionnéeLa guerre tue la démocratie, disait Tocqueville. Elle accroît les pouvoirs des gouvernants, elle accoutume le peuple à la violence et à la servitude, elle le conduit au despotisme. Davantage quand la passion qui gouverne les hommes, ainsi que le pensait Raymond Aron, s’alimente d’un esprit de vengeance. Les Etats-Unis ont succombé à ce travers après le 11 septembre 2001. La similitude des mesures prises par Washington ensuite et par le pouvoir israélien de nos jours en est une illustration. La colonisation accélérée de la Cisjordanie depuis le 7 octobre, malgré la désapprobation mondiale, rappelle l’invasion de l’Irak en 2003, qui se fit sans consensus international ; la mort depuis six mois de dizaines de prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes, suite à de mauvais traitements, renvoie à l’horreur du centre de tortures d’Abou Ghraib ; le sort des milliers de prisonniers palestiniens incarcérés en Israël, sans limite de temps et sans charge, fait écho aux centres de détention illégaux de l’armée américaine, notamment sur la base de Guantánamo, à Cuba.Le terrorisme est un piège pour les démocraties, il les pousse à abuser d’une force disproportionnée dans l’espoir d’atteindre des groupuscules qui aiment se fondre dans la masse pour se protéger. Depuis le 7 octobre, Israël est tombé dans ce piège avec d’autant plus de facilité que la coalition d’extrême droite et d’intégristes religieux qui dirige le pays veut chasser les Palestiniens de ces terres qu’ils estiment leurs. Dans le même temps, les islamistes rêvent de faire disparaître Israël. Fort, au départ, du soutien de la majorité de la population israélienne, qui veut venger les victimes du 7 octobre, et du quitus d’une bonne partie de la classe politique, Benyamin Netanyahou a eu les mains libres, avec à sa disposition des moyens militaires autrement plus performants que ceux dont disposent ses irréductibles ennemis. Ce sentiment de puissance a incité le gouvernement à ignorer les cessez-le-feu réclamés par l’ONU, à poursuivre ses propres buts de guerre contre son étranger proche au risque d’un isolement croissant sur la scène internationale, et même sur le plan intérieur, faute de résultats sur la libération des otages restés aux mains du Hamas. Les manifestations de l’opposition israélienne annoncent désormais la fin de l’ »état de choc » dont Netanyahou a profité pour justifier sa politique radicale.Manifestations sionistesLes autorités israéliennes continuent d’ignorer les vagues d’indignation venues de l’étranger au prétexte qu’elles seraient empreintes d’antisémitisme. Cette disqualification morale a l’avantage pour l’Etat hébreu d’apparaître doublement victime, du terrorisme et de cette haine ancestrale si bien partagée dans le monde. Que les islamistes soient antisémites ne fait guère de doute. Faut-il pour autant exonérer la violence de la riposte d’Israël aux massacres du 7 octobre de toute pensée sioniste, antérieure à sa création ? Depuis 1948, l’Etat hébreu n’a cessé de faire reculer les frontières qui lui ont été imparties, souvent il est vrai à la faveur de conflits provoqués par ceux-là même qui veulent sa disparition. Il est vrai également que dénoncer le sionisme d’Israël sert souvent de faux nez à un antisémitisme d’extrême droite et d’extrême gauche qui n’ose pas dire son nom. Néanmoins, brandir l’antisémitisme pour disqualifier tout opposant aux ambitions sionistes des extrémistes israéliens frise l’abus de langage.L’occupation de la bande de Gaza, censée assurer la sécurité à venir de l’Etat hébreu, et la colonisation accélérée de la Cisjordanie sont des manifestations sionistes, de même que le refus de reconnaître la nécessité d’un Etat palestinien. L’intransigeance d’Israël est une conséquence de l’extrémisme des islamistes. Leurs méthodes terroristes obligent cet Etat démocratique à pratiquer à son tour la terreur. Il n’empêche, le gouvernement Netanyahou alimente l’antisémitisme par l’usage qu’il en fait pour occulter une politique dont les populations autochtones font les frais. Le sionisme est un nationalisme, le sémitisme désigne une appartenance à la fois religieuse et identitaire, l’antisémitisme est une haine raciale, l’antisionisme, un avatar de l’anticolonialisme. Confondre ces termes n’est pas un service à rendre ni à Israël, en butte à la haine croissante de son étranger proche, ni au peuple juif, qui s’isole du reste des démocraties qui ne se reconnaissent pas dans cet expansionnisme. Radicalité des actes, radicalité des mots, ces excès font le jeu des islamistes qui ont enfermé l’Etat hébreu dans ce piège.* Journaliste et spécialiste du communisme, Thierry Wolton a récemment publié Le Retour des temps barbares (Grasset).



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Publish date : 2024-04-07 16:00:00

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