L’Express

SNCF : « La déconstruction de l’identité cheminote » au cœur de tous les conflits

Des voyageurs passent les portiques de contrôle pour prendre leur train lors d'une grève des contrôleurs de la SNCF, le 2 décembre 2022 à la Gare de Lyon, à Paris




« On est bien à l’âge d’or du train », se félicitait en début d’année le patron de la filiale Voyageurs, Christophe Fanichet. Et les comptes de la SNCF s’en ressentent. En 2023, le groupe de transport ferroviaire a annoncé être bénéficiaire pour la troisième année consécutive, avec un résultat net de 1,3 milliard d’euros pour un chiffre d’affaires de quasiment 42 milliards. Un profit en baisse par rapport à l’année précédente, mais que les dirigeants de l’entreprise publique estiment satisfaisant en raison de la dégradation du contexte économique et du poids de l’inflation. Le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, n’a cessé d’assurer, lors de la présentation des résultats financiers à Saint-Denis le 28 février, que ces performances continueraient à profiter aux salariés.Ceux-ci ont déjà bénéficié de 800 euros de primes exceptionnelles pour l’année écoulée, sans que cela n’apaise les tensions au sein du groupe, en témoigne la grève des contrôleurs pendant les vacances du mois de février. D’où la création d’une « plateforme de progrès social », dont Jean-Pierre Farandou espère qu’elle permettra notamment d’ »identifier le champ des revendications accessibles » et de « discuter de l’ensemble des besoins des cheminots » aussi bien sur la rémunération que les conditions de travail et les fins de carrière, plutôt que « d’additionner des revendications catégorielles par métiers, voire par sous-métiers ». L’initiative vise aussi à lancer une réflexion sur l’enveloppe dédiée à la rémunération pour les trois années à venir, du jamais-vu à la SNCF, selon son PDG – dont le mandat s’achève en mai.Un effort suffisant pour fluidifier le dialogue social au sein du groupe ? Intervenant à Sciences Po Paris, l’historien et spécialiste du syndicalisme et des conflits sociaux Stéphane Sirot revient sur les enjeux du dialogue social au sein de la SNCF.L’Express : Le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, a proposé une méthode de dialogue qu’il appelle « plateforme de progrès social ». Dans un entretien au Monde, il espère en particulier qu’elle évitera d’utiliser « la grève comme point d’entrée du dialogue social ». Cette initiative est-elle de nature à fluidifier les échanges en interne ?Stéphane Sirot : Il y a de quoi être assez dubitatif sur ce que pourrait apporter ce système par rapport à ce qui existe déjà en termes de prévention des conflits. Depuis une vingtaine d’années, la SNCF a déployé un système d’alarme sociale semblable à celui mis en œuvre à la RATP. Dès qu’une problématique ou un différend sont repérés, la direction de l’entreprise et/ou les organisations syndicales peuvent tirer la sonnette d’alarme afin de convoquer une réunion pour tenter d’aplanir la situation. De fait, il est exceptionnel que des conflits du travail soient soudains. Ils sont habituellement annoncés en amont. Le dernier mouvement des chefs de bord le confirme, puisqu’il y avait eu deux alarmes sociales avant l’arrêt de travail annoncé en février. C’est bien la preuve que ces dispositifs ne suffisent pas à résoudre ces problèmes.Comment expliquez-vous que le dialogue social paraisse aussi chaotique à la SNCF ? Le jugez-vous plus défaillant que dans d’autres entreprises publiques ?D’autres entreprises publiques, comme EDF, se sont bâties avec ce que l’on appelle un syndicat institution qui participait d’une certaine manière à la définition de la stratégie du groupe et ce, pour une raison historique. Il se trouve qu’EDF et GDF ont été nationalisés par Marcel Paul, un ministre qui était lui-même secrétaire général de la Fédération CGT. Cela a contribué à générer un système de relations sociales intégré, sans que cela empêche bien sûr l’émergence de conflits. Mais les acteurs ont plutôt eu tendance à rechercher des compromis. La SNCF n’est pas dans la même configuration : la conflictualité y a toujours été relativement forte et elle l’est de plus en plus depuis que l’entreprise est prise dans des processus de libéralisation et d’ouverture à la concurrence, ainsi qu’à la déconstruction du statut et de l’identité cheminotes.En quoi ces phénomènes pèsent-ils sur les relations sociales dans l’entreprise ?Les relations sociales sont plus tendues parce que le syndicat dominant tient à l’idée de service public autour de laquelle il a construit une identité forte. Par ailleurs, ces processus ont généré énormément de changements dans la structure des entreprises et du travail des salariés. Ce qui est frappant dans les statistiques sur les journées de grève à la SNCF, c’est que la période la plus intense en conflits tient aux 25 à 30 dernières années, au cours desquelles se sont déroulés les changements les plus importants en termes de structuration et de conditions de travail. C’est sur la conduite du changement que la direction de la SNCF devrait porter l’accent. Si des conflits surgissent à chaque fois, c’est notamment parce qu’il existe un problème d’accompagnement du changement, qui paraît imposé ou insuffisamment négocié. C’est d’autant plus important que l’arrêt de l’embauche au statut va sans doute encore contribuer à complexifier les choses.C’est-à-dire ?Ce qui, de mon point de vue, participait à fluidifier la relation sociale, c’était l’identité cheminote qui créait un groupe social solidaire représenté par des organisations syndicales portant des revendications générales. La fragmentation des entreprises [NDLR : la SNCF a été recomposée en cinq sociétés anonymes] et des identités rend les choses très difficiles à manier aussi bien pour les syndicats que pour la direction, d’autant que la SNCF subit les effets des ordonnances Macron qui ont créé les Comités sociaux et économiques. Dans bien des secteurs, dont les entreprises publiques, la réduction des heures de délégation en raison de la fusion des instances et l’élargissement des périmètres géographiques des élus ont provoqué une forme d’éloignement de la représentation. C’est une des raisons pour lesquelles on voit fleurir les collectifs, comme ceux des chefs de bord.Que change l’émergence de ces collectifs, qui se créent souvent sur les réseaux sociaux, au dialogue dans les entreprises comme la SNCF ?Cela ne fait que le compliquer : ces collectifs s’installent entre les organisations syndicales et la direction de l’entreprise, et échappent au dialogue social institutionnel dans la mesure où ils ne sont pas représentés en tant que tels dans les instances de dialogue collectives. Cela inquiète d’autant plus les directions que ces structures ont une capacité assez spectaculaire à mobiliser leurs professions et que leurs interlocuteurs ont du mal à cerner leurs demandes. La réussite des mouvements récents à la SNCF témoigne du fait que ces collectifs s’installent de manière durable, ce qui ne peut que perturber les relations sociales institutionnelles. Il va falloir prendre la mesure de cette sorte de repli catégoriel, et de l’idée qui l’accompagne, de ce que l’on pourrait appeler les « épreuves de la vie », pour reprendre une expression de Pierre Rosanvallon.Qu’entendez-vous par là ?C’est, au fond, le vécu des salariés, que ce soient par exemple les risques psychosociaux ou le ressenti d’une discrimination. Ces éléments se sont fortement installés dans les relations sociales, mais ils sont difficiles à capter, à mesurer et à transposer dans un accord collectif, car ils ne se traduisent pas uniquement par des contreparties financières. Là encore, ces « épreuves de la vie » rendent les rapports sociaux beaucoup plus difficiles à manœuvrer. La SNCF a mis en place des indicateurs de satisfaction de ses salariés, ce qui est une bonne chose, mais ne semble pas suffisant. Faudrait-il revoir ces indicateurs ? Réfléchir à une autre formule ? Je pense qu’une des solutions pour rendre les rapports sociaux moins conflictuels passera par la capacité à se doter d’instruments pour mieux saisir ces enjeux.A vous écouter, un apaisement semble peu probable à court terme à la SNCF…L’entreprise doit aborder toute une série d’enjeux qu’il est difficile de traiter conjointement. En même temps, la direction de la SNCF ne peut paraître immobile car la question sociale s’ajoute à de nombreuses problématiques, telles que la ponctualité des trains, l’entretien du réseau, la vétusté du matériel… Cela crée un climat assez peu favorable autour de l’entreprise, d’autant que plusieurs conflits sociaux sont intervenus en pleines vacances scolaires. Mais si tant est que les dispositifs proposés se mettent en place, il leur faudra un certain temps avant de faire la preuve de leur efficacité.



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Author : Julie Thoin-Bousquié

Publish date : 2024-02-28 19:34:41

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