La transaction aurait tout aussi bien pu concerner un vieux meuble ou un ordinateur portable d’occasion. Le 16 janvier dernier, un jeune homme de 24 ans se présente sur le parking d’une grande surface de Villeneuve-lès-Béziers (Hérault) afin de prendre contact avec son potentiel acheteur, rencontré sur une messagerie cryptée. Dans son coffre, ce sont deux pistolets automatiques de calibre 9mm qui attendent de trouver preneur, vendus pour 1 800 euros. Sans le savoir, le trafiquant d’armes vient de se jeter dans les bras des autorités : son client anonyme n’était autre qu’un agent de la section de recherche de la gendarmerie nationale. Directement interpellé, le revendeur admettra pendant sa garde à vue avoir déjà écoulé un pistolet automatique similaire, quelques semaines plus tôt.”L’individu recevait des armes en provenance de Turquie par livraison de colis, en échangeant avec des comptes anonymes sur Telegram. Puis il les revendait de manière indépendante au plus offrant, sans se soucier une seule seconde de qui pourrait les utiliser et comment”, déroule auprès de L’Express le procureur de Béziers, Raphaël Balland. Déjà condamné à six reprises, notamment pour trafic de stupéfiants, le jeune homme avoue avoir réussi “à escroquer d’autres acheteurs potentiels”, en leur promettant ces armes sans jamais les fournir réellement – il sera condamné à quatre ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt. “C’est la première fois que j’ai un dossier de trafic d’armes aussi clair et caricatural, presque effrayant de simplicité”, souligne Raphaël Balland.L’affaire illustre un phénomène en hausse : en 2024, le ministère de la Justice recensait dans son bilan annuel pas moins de 8 147 condamnations pour “commerce et transport d’armes” en 2023 – soit une augmentation de 17 % depuis 2021. Selon les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur à L’Express, près de 23 000 armes (toutes catégories confondues) ont par ailleurs été saisies en 2023 par les autorités, dont 8 534 par la police. Parmi ces dernières, 46 % étaient des armes de poing, et 47 % des armes longues “pouvant tirer ou non en rafale”.Dans certains territoires, une utilisation décomplexée des armes à feu est constatée par les acteurs de terrain. À Nantes, l’ancien procureur de la République Renaud Gaudeul – récemment nommé à Bordeaux -, évoque par exemple un “usage extensif des armes à feu, et en particulier des armes de guerre, depuis 2017”. Le magistrat comptabilise “entre 40 et 60 ouvertures de feu chaque année dans la métropole, avec un paroxysme en 2019”. Depuis deux ans, le phénomène aurait également émergé dans des villes de plus petite importance situées dans la région, comme à Saint-Nazaire ou Rennes. “Les armes suivent la drogue : en 2024, nous en avons retrouvé à chaque démantèlement de trafic de stupéfiant, ce qui n’était pas le cas auparavant”, illustre-t-il.”Porosité” entre amateurs, délinquants et terroristesSelon un rapport publié en juin 2023 sur le site de l’Institut des Hautes études du ministère de l’Intérieur (IHEMI), la majorité des armes illicites en circulation en France seraient issues de vols et cambriolages commis chez des particuliers ou dans les armureries. En moyenne, 9 300 armes seraient dérobées chaque année, puis revendues sur le marché noir. “Ces cambriolages ont lieu par vague, et sont orchestrés par des équipes de professionnels très bien organisés, la majorité du temps liés au grand banditisme”, réagit Yves Gollety, président de la Chambre syndicale des armuriers. Au-delà des “casses”, souvent très violents, l’homme constate la circulation de fausses licences ou le piratage de comptes en ligne permettant aux trafiquants de se procurer des armes “légalement”, sous des identités usurpées. Les collectionneurs, enfin, qui détiennent parfois “plusieurs centaines d’armes en toute illégalité” selon la note de l’IHEMI, peuvent être amenés à participer au trafic, entraînant nécessairement “une certaine porosité entre ces amateurs déviants et les délinquants, voire les terroristes”.En dehors de nos frontières, la filière internationale reste une large source d’approvisionnement pour les trafiquants Français. Depuis les années 1990 et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, un flux constant d’armes en provenance des Balkans traverse les frontières des pays de l’Union européenne, à bord de véhicules aux caches aménagées ou de poids lourds. À partir de 2012, des armes censées être “neutralisées”, également issues des conflits en ex-Tchécoslovaquie, ont par ailleurs inondé le marché européen, revendues légalement en République tchèque ou en Slovaquie comme “armes à blanc” puis “reconverties” par les trafiquants de manière artisanale pour leur restituer leur faculté létale.Même procédé pour la filière turque d’armes “à blanc”, largement présente en Europe depuis plusieurs années, selon l’IHEMI : leur mode de fabrication les rend “aisément modifiables pour le tir à balles réelles” ; de nombreuses armes turques réhabilitées sont saisies annuellement par les services d’enquête français. Les États-Unis, enfin, sont identifiés comme une potentielle source d’armement pour les trafiquants européens, qui n’hésitent plus à se faire livrer les éléments essentiels d’une arme à feu, vendus en pièces détachées et en toute légalité sur des sites américains. Afin d’éviter les contrôles, les colis sont envoyés à des sociétés domiciliées en dehors de l’Union européenne, puis remballés sans marquage extérieur et réexpédiés dans les pays européens, dont la France. En avril 2019, une opération coordonnée par l’Office central de la lutte contre le crime organisé (OCLCO) a ainsi à l’interpellation de 37 individus s’étant procurés aux États-Unis des kits chinois permettant la transformation de pistolets semi-automatiques Glock en pistolets rafaleurs.Ubérisation du traficDepuis peu, la possibilité de fabriquer des armes via une imprimante 3D inquiète également les spécialistes. En février 2024, la gendarmerie nationale démantelait un vaste trafic d’armes artisanales entre le sud de la France et la Belgique, saisissant – entre autres – huit imprimantes 3D, sept armes complètes “imprimées”, des plans de construction et plus de 500 pièces détachées. Intraçables et létales, ces armes étaient vendues entre 1000 et 1500 euros sur le Darkweb et envoyées par colis, la plupart du temps en pièces détachées.”Les clients allaient du simple collectionneur aux membres du milieu criminel, en passant par les survivalistes. Les membres du réseau étaient plutôt jeunes, animés par une vision libertarienne des choses, sur le modèle de ce que l’on voit aux États-Unis”, témoigne auprès de L’Express le général Hervé Pétry, commandant de l’Unité nationale cyber en charge du dossier, qui s’inquiète de la “démocratisation” et de “l’ubérisation” d’un tel trafic. En juin 2023, une arme 3D était notamment retrouvée sur les lieux d’une tentative de règlement de compte à Marseille.”Ce qui a vraiment changé en dix ans, c’est l’ouverture du marché des armes au ‘tout-venant’. Ce phénomène pourrait d’ailleurs s’accentuer à la fin du conflit en Ukraine”, décrit le directeur de l’Institut flamand pour la paix Nils Duquet. Ce spécialiste du contrôle des armes légères évoque “un cercle vicieux” dans les réseaux de criminalité organisée, où la présence “facilitée” des armes et leur usage “banalisé”, notamment par les plus jeunes, entraînent une réponse de plus en plus violente des réseaux concurrents. En témoigne l’usage inédit, le 12 février dernier, d’une grenade à fragmentation dans un bar de Grenoble. Interpellé quelques jours plus tard – en possession d’un fusil à pompe – l’auteur présumé de l’attaque est âgé de seulement 17 ans.
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Author : Céline Delbecque
Publish date : 2025-03-10 04:45:00
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