Et si, bientôt, ils étaient seuls ? Seuls contre ce voisin va-t-en-guerre qui pilonne l’Ukraine sans relâche depuis trois ans. Devant ce vertige qu’impose la réconciliation à vitesse accélérée entre Moscou et Washington, les 27 Etats de l’Union européenne phosphorent nuit et jour. Quelles armes face à un Vladimir Poutine ragaillardi par son homologue américain, devenu, en un mois, un propagandiste modèle du Kremlin, au point de voter à son côté contre une résolution onusienne condamnant l’invasion russe en Ukraine ? Disons-le tout net, l’équation ne sera pas résolue demain matin. Il y a pourtant urgence. Et l’Europe n’est pas sans munitions. La plus puissante ? Les sanctions contre les hydrocarbures russes, principal moteur de la machine de guerre de Vladimir Poutine. L’année dernière, les ventes de pétrole et de gaz ont rapporté 116 milliards de dollars en taxes à Moscou. Un montant couvrant 85 % de son budget de défense pour 2025. L’Union européenne en porte une lourde responsabilité, puisqu’elle est encore le quatrième client des hydrocarbures russes après la Chine, l’Inde et la Turquie.En 2024, elle a dépensé plus pour acheter du pétrole et du gaz russes qu’en aide financière envoyée à l’Ukraine, d’après une récente étude du Centre pour la recherche sur l’énergie et la propreté de l’air (Crea), basé à Helsinki. “Les importations par l’UE de combustibles fossiles [NDLR : pétrole brut et raffiné, gaz et charbon] russes ont atteint 21,9 milliards d’euros au cours de la troisième année de l’invasion”, précise ce groupe d’experts. Contre 18,7 milliards d’euros versés à Kiev. Un constat accablant, en dépit des 16 trains de sanctions votés à Bruxelles depuis le 24 février 2022. “Cette situation est en partie due à la détermination de la Russie à échapper aux sanctions et à maintenir ses recettes d’exportation, poursuit ce rapport ; mais les pays du G7 + qui ont pris des sanctions sont également coupables, en raison de leur inaction en matière de surveillance, d’application et de renforcement de ces mesures, voire de découplage de l’énergie russe.”Des sanctions… et des exceptionsEntre l’UE et la Russie, le divorce énergétique n’est pas encore consommé. Des mesures drastiques ont pourtant été prises : dès mai 2022, les Vingt-Sept votent un embargo sur 90 % des importations de pétrole russe – entré en vigueur en décembre. Le bloc européen et les pays du G7 interdisent aussi à leurs compagnies maritimes et sociétés d’assurance de transporter du pétrole russe vendu au-dessus d’un prix plafond fixé à 60 dollars le baril. Mais… le diable se cache dans les détails. Plus exactement dans ces exceptions que Moscou a exploité à plein régime. D’abord, l’exemption d’embargo accordée à trois Etats européens : la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie, toujours alimentées via l’oléoduc Droujba. Près de 40 millions de tonnes de pétrole russe y auraient été acheminées ces trois dernières années. “La Hongrie et la Slovaquie n’ont guère manifesté l’intention de réduire leur dépendance à l’égard du brut russe, note le Crea. […] Les deux pays maintiennent des liens étroits avec la Russie et ont rejeté les offres de la Croatie d’utiliser son oléoduc Adria pour fournir du brut non russe.”L’autre dérogation concerne les “produits pétroliers” tels que l’essence ou le fioul domestique issus du brut russe, qui continuent d’arriver sur les marchés européens sans la moindre entrave, après avoir été raffinés dans un pays tiers. “Le scénario est le suivant, expose Benjamin Hilgenstock, économiste principal à l’institut Kyiv School of Economics (KSE) : le pétrole brut russe est exporté vers l’Inde ou la Turquie, y est raffiné puis réexpédié vers l’Europe. Certains parlent d’une faille dans le régime de sanctions, mais c’est ainsi qu’il a été conçu. Les Vingt-Sept partaient du principe que le pétrole vendu à l’Inde ou d’autres tomberait sous le coup du prix plafond et que la Russie serait ainsi privée de la valeur ajoutée du raffinage puisque celui-ci était réalisé ailleurs. Le problème, c’est que le prix plafond n’est pas respecté et que certaines raffineries des pays tiers sont partiellement détenues par des compagnies pétrolières russes !” A l’image de l’une des plus grandes raffineries indiennes, situé à Vadinar, propriété du géant russe de l’énergie Rosneft à 49 %. En achetant ces produits pétroliers, les Etats européens renflouent donc les caisses du Kremlin, a fortiori si la matière première échappe au prix plafond de 60 dollars.Pour s’en assurer – et donc maximiser leurs profits –, les Russes ont investi dès 2022 des milliards d’euros dans une “flotte fantôme”, une armada de tankers hors d’âge, dépouillés de tout lien avec les juridictions du G7 pour échapper au prix plafond : propriété, gestion, pavillon et assurance. Plusieurs centaines de ces bateaux circulent ainsi dans nos mers. Certains servent même à des opérations de transbordement, un procédé légal mais détourné à des fins illégales par la Russie pour dissimuler l’origine de son pétrole. Un “blanchiment” qui s’opère au grand jour et sous nos yeux, au large de Kalamata, en Grèce, Ceuta, en Espagne, ou encore Constanta, dans le sud-est de la Roumanie, où se trouve l’une des plus grandes bases militaires de l’Otan. “Ces navires ont deux objectifs stratégiques : ils raccourcissent les itinéraires logistiques, ce qui rend les expéditions de pétrole russe plus efficaces, et ils masquent l’origine réelle de la cargaison, compliquant l’application des sanctions”, détaille le Crea.L’Europe, laxiste sur ses propres sanctions ?Bruxelles et Washington les ont dans le collimateur depuis des mois. Des dizaines de ces bâtiments sont sur leurs listes noires. Le 24 février, 72 bateaux supplémentaires étaient ciblés dans le 16ᵉ paquet de sanctions de l’UE. Mais les Russes s’adaptent vite, rachètent des pétroliers usagés – souvent à des armateurs occidentaux peu scrupuleux –, changent leurs pavillons et leurs assureurs… et recommencent aussitôt. “Avec la Russie, c’est le jeu du chat et de la souris en permanence, commente l’économiste Agathe Demarais, du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) : on impose des mesures qui auront un effet à court ou moyen terme, avant que l’économie russe ne trouve la parade.”Surtout, le Kremlin connaît les failles du système. Et sait que l’application des sanctions laisse à désirer. “Près de la moitié des pétroliers sanctionnés en 2024 par l’UE continuent de transporter du pétrole russe”, révèle le site d’investigation Follow the money. C’est le cas d’Andromeda, sanctionné en décembre 2024. “Plus d’un mois plus tard, le navire est entré dans le port russe d’Oust-Louga. Il y a chargé 113 000 mètres cubes de pétrole brut et s’apprête actuellement à traverser le canal de Suez pour se diriger vers l’Inde”, rapportaient les auteurs le 25 février dernier.Combien d’autres poursuivront ainsi leur juteux business, au nez et à la barbe de l’Europe ? Certainement trop, incités par le laxisme des autorités. Car les condamnations liées à la violation des sanctions européennes demeurent rarissimes. “Depuis 2017, seules 30 peines de prison ont été prononcées en Europe pour violation de la législation européenne sur les sanctions”, expose le consortium de journalistes Investigate Europe. Pas étonnant, vu les moyens consacrés à ce dossier. Selon cette enquête, l’équipe de la Commission européenne chargée de traquer les contrevenants n’emploie que 25 personnes, censées vérifier que les autorités nationales des 27 Etats de l’Union, seules compétentes pour mettre en œuvre les sanctions, font leur travail. Que le chemin semble long, pour s’attaquer pour de bon au magot pétrolier grâce auquel Vladimir Poutine poursuit sa guerre, et en prépare peut-être d’autres.Que dire du gaz russe, qui coule à flots vers le Vieux Continent ? Depuis le début de la guerre, l’Union européenne a doublé ses achats de ce gaz liquéfié, passant de 20 à 40 milliards de mètres cubes. “Les Européens sont les champions du double discours”, dénonce Jean-Michel Gauthier, professeur affilié à HEC Paris et directeur exécutif de la chaire énergie et finance. Parti de l’usine de Yamal, une vaste installation située dans le nord glacial de la Sibérie, le GNL russe débarque dans les ports espagnols, belges et français, avant de poursuivre sa route vers d’autres pays de l’Union européenne, y compris ceux qui interdisent, en théorie, son entrée, comme l’Allemagne. Selon un récent rapport, il représentait jusqu’à 9 % des importations de gaz outre-Rhin. “Difficile d’avoir le chiffre exact, explique Edouard Lotz, analyste de marché chez Omnegy. Une fois entrées dans le réseau européen, les molécules russes se mélangent aux autres. On perd ainsi toute trace.”L’UE encore trop dépendante du GNL russeNi vu ni connu, ou presque…”C’est un scandale ! fulmine l’eurodéputé (Place publique) Thomas Pellerin-Carlin. Aujourd’hui, 15 % du GNL européen est russe. Cela peut paraître faible, mais, vu de Moscou, c’est énorme : la moitié du gaz naturel liquéfié qu’ils exportent arrive chez nous. Et l’affaire est particulièrement rentable, car le trajet entre Yamal et les ports européens est très court.” Sur ce dossier épineux, les Vingt-Sept ferraillent. Ces dernières semaines, une dizaine d’Etats européens réclamaient l’arrêt de toute livraison afin que cesse la mascarade. Las ! Aucune mention du GNL dans le dernier paquet de sanctions.Maigre consolation, l’embargo sur les technologies occidentales, qui retarde la construction du mégaprojet Arctic LNG 2, une usine implantée dans la péninsule de Gydan, sur la côte sibérienne, devant produire, à terme, 20 millions de tonnes de GNL par an. “Mais les mesures actuelles n’empêchent pas la Russie de liquéfier son gaz”, précise Jean-Michel Gauthier. Quant à l’interdiction des transbordements dans les ports européens, qui doit entrer en vigueur fin mars, elle ne pénalisera qu’une faible partie des flux – à peine 2 ou 3 % –, car elle porte sur le gaz destiné à d’autres marchés que l’Europe.Bref, tout va pour le mieux pour les négociants de GNL russe. “Au quatrième trimestre 2024, le volume de gaz naturel liquéfié importé de Russie a augmenté de 18 % par rapport au premier trimestre 2021. En raison de la hausse des prix, sa valeur a augmenté de 274 % au cours de cette période”, indique Eurostat dans une note de février 2025. Le Kremlin peut remercier ses voisins de renflouer ainsi ses caisses. Et peut dormir sur ses deux oreilles pendant un moment… Car l’Europe a besoin de gaz et n’a pas encore de fournisseur alternatif. Le GNL américain monte en puissance, mais pas assez vite pour combler la demande européenne. Quant à la Norvège et l’Algérie, ni l’une ni l’autre ne peuvent livrer davantage. Encore moins au tarif russe… Or peu de gouvernements veulent assumer une hausse significative des prix.”Il pourrait être judicieux d’attendre une augmentation de l’offre mondiale de GNL avant de se détourner totalement du GNL russe”, plaide Anne-Sophie Corbeau, chercheuse au Center on Global Energy Policy. D’autant que, ces derniers mois, les prix du gaz ont déjà sensiblement augmenté. “Si l’Europe coupe brutalement les ponts, ils risquent véritablement de s’envoler. Par ailleurs, n’oublions pas que nombre d’entreprises devraient payer des pénalités financières importantes”, prévient Jonathan Stern, chercheur principal à l’Oxford Institute for Energy Studies (OEIS).TotalEnergies, qui a des engagements contractuels représentant 5 millions de tonnes par an en provenance de Yamal, abonde : il n’est pas possible de suspendre les contrats de type “take or pay” – établis, selon le groupe, avant la guerre en Ukraine – sans payer de lourdes pénalités. La seule exception ? Un cas de force majeure décrété par l’Union européenne. “Si cela arrivait, TotalEnergies se plierait à cette décision”, assure le géant pétrogazier. Mais, pour l’heure, les demandes de livraison affluent.Un prix plafond pour le gaz russeTant pis pour les dommages collatéraux. “Vladimir Poutine continue de dérouler son plan mûri depuis plusieurs années pour détruire nos démocraties. Même Donald Trump, qui a pourtant la volonté de malmener l’Europe, n’est pas à ce niveau. Il faut prioriser. Nous demandons que les Européens arrêtent de payer pour du gaz russe”, avance l’eurodéputé Thomas Pellerin-Carlin. A défaut d’un embargo total dans l’immédiat, d’autres appellent à des mesures transitoires pour limiter les gains de Moscou. “Le plus important est de veiller à ce que le gaz russe ne puisse entrer dans l’UE qu’à des conditions jugées collectivement acceptables. Cela signifie la fin d’accords spéciaux pour certains Etats membres ou entreprises et la mise en place de quotas, de tarifs ou d’achats groupés obligatoires pour tout gaz russe entrant dans l’UE”, préconise Georg Zachmann, chercheur à l’institut Bruegel.D’après les estimations du Crea, un plafonnement des prix du GNL russe, fixé à 17 mégawattheures – soit le seuil de rentabilité de la station de Yamal – réduirait les recettes de la Russie de 49 %. Soit 2,8 milliards d’euros annuels en moins. Encore faudrait-il, pour adopter une telle mesure, le consensus des Vingt-Sept. “Une majorité existe au Parlement européen pour sanctionner davantage la Russie, assure Thomas Pellerin-Carlin. Si la Hongrie de Viktor Orbán veut utiliser son pouvoir de blocage, nous avons des moyens de le contourner, car certaines mesures, comme un droit de douane spécial sur le GNL, ne requièrent pas l’unanimité.” Cependant, nombre d’experts anticipent que l’Europe continuera d’acheter beaucoup de GNL russe jusqu’en 2027, la date butoir qu’elle s’est fixée pour le bannir.Mais ce n’est pas le pire des scénarios. Une autre hypothèse hante Kiev : et si Donald Trump décidait de tirer un trait sur les sanctions contre la Russie ? En janvier, son prédécesseur, Joe Biden, avait annoncé les sanctions les plus sévères jamais prises contre les hydrocarbures russes. Elles visent notamment deux des quatre plus grandes sociétés russes du secteur : Gazprom Neft et Surgutneftegas, et suppriment une énorme faille du régime de sanctions, qui donnait à certaines banques russes sur liste noire américaine une dérogation pour poursuivre les transactions liées à l’énergie. Ces nouvelles mesures doivent entrer en vigueur le 12 mars, après un délai de grâce. “Si elles sont appliquées, nous serons proches de l’embargo imposé à l’Iran avant 2015”, estime Edward Fishman, chercheur au Center on Global Energy Policy, à l’université Columbia, et ancien conseiller au Département d’Etat américain (2015-2017) sur les sanctions économiques.Jusqu’à présent, Washington et Bruxelles ont tout fait pour coordonner leur riposte contre Vladimir Poutine. C’était avant le séisme Trump II. Avant que le Kremlin ne se réjouisse de voir la nouvelle administration américaine bouleverser “toutes les configurations de [sa] politique étrangère”. “Cela coïncide largement avec notre vision”, a affirmé son porte-parole Dmitri Peskov le 2 mars. A la Maison-Blanche, la fin des sanctions n’est plus un tabou. Elles seront levées “à un moment donné”, a fait savoir Donald Trump lors d’une récente conférence de presse.L’Union européenne sera alors face à son destin : suivre Washington envers et contre toutes ses valeurs, ou affirmer sa différence en redoublant – enfin – de fermeté contre Vladimir Poutine. Un embargo plus strict sur le pétrole et le gaz pourrait amputer la Russie de 20 % de ses revenus actuels sur les hydrocarbures, d’après le Crea. L’Europe a tout intérêt à privilégier cette option. Peut-être sa dernière chance pour forcer la porte et s’asseoir à la table des négociations russo-américaines.
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Author : Charlotte Lalanne, Sébastien Julian
Publish date : 2025-03-06 04:45:00
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