“Energivore, coûteux et délétère pour l’environnement”. C’est en ces termes que le projet du futur collisionneur circulaire (FCC) du Cern est attaqué dans une tribune signée par près de 400 scientifiques et publiée sur le site du collectif “scientifique en rébellion” et dans le quotidien Libération. Les signataires s’indignent d’abord du coût du FCC, 16 milliards d’euros, alors que les potentielles retombées scientifiques sont incertaines. Ils rappellent que les travaux et le fonctionnement de l’installation produiront “des millions de tonnes d’émissions de CO2”, ou encore que la consommation électrique sera “équivalente à celle de 600 000 Français” pour le FCC-ee, et jusqu’à trois fois plus lors de la deuxième phase du projet (FCC-hh). Des arguments déjà soulevés par des associations écologistes suisses et françaises, comme Noé21 et CO-Cernés.Aujourd’hui, la plus grande infrastructure du Cern, le LHC (Large Hadron Collider), est un anneau de 27 kilomètres de circonférence, enterré sous la France et la Suisse. Il a permis en 2012 de démontrer l’existence du boson de Higgs, une particule responsable de la masse de toutes les particules élémentaires constituant la matière. Forte de cette découverte, l’institution européenne veut développer un nouveau projet : un anneau de 90 kilomètres de circonférence qui doit héberger deux équipements : le FCC-ee, qui fonctionnera de 2045 à 2070, et le FCC-hh, de 2070 à 2095. Un projet concurrent a également été lancé en Chine, alors que les Etats-Unis ont abandonné la course.Mais à l’approche des conclusions de l’étude de faisabilité du projet, qui doivent être rendues au printemps 2025, les résistances s’intensifient. Les opposants soulèvent des questions fondamentales sur la place de la recherche scientifique dans un monde confronté à l’urgence climatique et à la préservation des ressources. Patrick Janot, physicien au Cern depuis 1987, a fait partie de l’équipe qui a lancé l’idée de cette nouvelle infrastructure, en 2011. Il a ensuite été l’un des coordinateurs de son étude de faisabilité. S’il considère très sérieusement ces objections, “comme l’ensemble des scientifiques du Cern”, il tient à défendre l’héritage, mais aussi le potentiel des futurs projets.L’Express : D’abord les associations écologistes, maintenant 400 scientifiques. Comment accueillez-vous les objections soulevées par la création de ce nouvel anneau ?Patrick Janot : La tribune parue dans le journal Libération n’est pas une surprise. Nous avions déjà connaissance de la pétition de Scientifiques en Rébellion, qui a été ouverte il y a trois mois à grand renfort de publicité et a recueilli 400 signatures… sur quelque 300 000 chercheurs en France. Mais nous prenons tout de même ces questions très au sérieux, nous nous voulons exemplaires à cet égard. Il est parfaitement normal que cette initiative suscite des interrogations. Certains aspects du projet peuvent faire peur, surtout quand on n’a pas les bonnes informations.Vos détracteurs estiment que l’urgence climatique exige de réduire les émissions de CO2. Comment le Cern justifie-t-il les besoins énergétiques du futur projet à l’heure de la transition écologique ?Leur calcul est juste pour la consommation électrique du FCC-ee. Il consommera bien 1,4 TWh/an, l’équivalent d’une ville de 600 000 habitants. Mais il produira le même nombre de collisions avec 100 000 fois d’énergie que le Grand collisionneur électron positon (LEP) dans les années 1990, ce qui montre le sérieux avec lequel le Cern améliore de manière continue l’efficacité de ses collisionneurs. De plus, cette énergie sera consommée uniquement quand il y a un surplus sur le réseau électrique, comme aujourd’hui : nous fonctionnons de la fin du printemps jusqu’à la moitié de l’automne, quand l’électricité est bon marché, et nous éteignons les installations pendant six mois, quand les Français se chauffent. Surtout, notre contrat avec EDF prévoit une électricité à 95 % décarbonée : deux tiers de nucléaire et un tiers d’énergies renouvelables. Nous visons les 80 % d’énergies renouvelables d’ici 2045, lorsque l’opération commencera.Nos collègues chercheurs ne sont peut-être pas bien informésEn revanche, leur calcul pour le FCC-hh est faux. Nos collègues chercheurs sont certainement de bonne foi, mais ils ne sont peut-être pas bien informés. Même avec le design actuel qui ne prend pas compte de progrès technologiques d’ici 2070, il consommera 1,8 TWh/an, à peine plus que le FCC-ee. Ce sera peut-être moins, puisque des recherches en cours visent à développer des aimants supraconducteurs à haute température – nos actuels aimants supraconducteurs sont très froids et ont besoin de plus d’énergie.Qu’en est-il des émissions de CO2 qui attendraient “des millions ou dizaines de millions” de tonnes ? Quelles mesures concrètes prévoyez-vous pour minimiser cet impact environnemental ?Abandonner ce projet, comme y appelle cette tribune, ne va rien changer aux émissions de CO2 dans le monde. Son empreinte carbone n’est pas significative à cette échelle. L’électricité utilisée sera décarbonée, comme je le disais. Reste la construction du tunnel, pour laquelle la tribune commet une nouvelle erreur. Même en utilisant les matériaux actuels, elle générera entre 100 et 900 kilotonnes de CO2 [NDLR : moins d’un million]. Et il faut rapporter ce chiffre à la durée de vie du tunnel, d’environ 80 ans. Si on compare, c’est l’équivalent de ce qu’émettent environ 1 000 Français pendant leur vie.De plus, le chantier pour cette grande infrastructure va attirer des entreprises que nous poussons à développer des matériaux plus propres. Des pistes existent déjà pour diviser par deux les émissions de CO2 liées à la production du ciment, et nous espérons qu’elles arriveront à zéro, voire à un ciment capable d’absorber du CO2. Nous ne savons pas encore le produire à grande échelle, mais il existe déjà en laboratoire. Empêcher la construction d’un tunnel ne changera quasiment rien aux émissions mondiales de CO2. Mais sans lui, nous nous privons de la recherche fondamentale et de ses retombées technologiques, dont certaines seront positives pour le climat, car elles affecteront la société dans son ensemble.Les critiques portent aussi sur l’excavation de 16 millions de tonnes de roches et sur les constructions à la surface qui occuperont des parcelles agricoles et des forêts. Quelles solutions avez-vous prévues pour limiter ces impacts ?Nous travaillons pour éviter tout impact sur la faune, la flore et les populations. Pour cela, nous collaborons en toute transparence avec les communes sur les tracés possibles du tunnel. Si un agriculteur nous dit : “Vous allez occuper la moitié de mon exploitation”, on passe à côté ou on lui propose de nouvelles parcelles. Nous avons aussi mené des études très spécifiques, par exemple sur les crapauds à ventre jaune… Si on voit que le tracé va les déranger, on le change. Mais les parties visibles du tracé n’occuperont que 40 hectares au total, soit la moitié d’une exploitation agricole moyenne. Le reste sera souterrain et invisible à la population.Bien sûr, le chantier (de 2033 à 2040) va provoquer des nuisances. Il faudra les minimiser. Nous n’avons peut-être pas encore trouvé toutes les solutions, mais nous y travaillons avec les autorités locales. Par exemple, nous savons que le matériau qu’on va extraire en grande majorité sera de la molasse, une sorte d’argile stérile. Nous avons donc organisé un concours mondial pour que des chercheurs proposent des méthodes innovantes pour fertiliser ce matériau, afin de le rendre utile pour les agriculteurs. D’autres propositions existent, comme l’utiliser pour remblayer les carrières désaffectées, qui sont une horreur pour l’environnement.La tribune pointe l’incertitude géopolitique, environnementale et économique qui pourrait compromettre sa complétion. Comment pouvez-vous garantir sa viabilité sur une période aussi longue ?Je pense que c’est une mauvaise façon de voir les choses. Le Cern a été créé par l’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale justement comme gage de stabilité politique. La science est universelle et il est d’autant plus important de la défendre dans une période où des dictateurs émergent au sein de différentes grandes puissances et s’essaient à l’obscurantisme scientifique. Je crois que c’est plutôt grâce à l’existence d’institutions comme la nôtre que nous réussirons à maintenir la stabilité.L’une des critiques centrales des opposants porte sur les retombées scientifiques jugées incertaines et qui pourraient se limiter à confirmer le modèle standard de la physique des particules. Cela serait-il un échec ? Sinon à quoi servira ce nouveau projet ?Vous avez quatre heures devant vous (rires) ? Tous nos projets, dont le collisionneur, visent à comprendre la manière dont l’Univers a été créé. Cela peut être considéré comme complètement déconnecté de la société. Mais ce n’est pas le cas. D’abord parce que les questions sur la naissance de l’Univers sont à l’origine de toutes les religions. C’est quelque chose de gigantesque et de presque incompréhensible pour l’Homme. Tenter d’y répondre dans le cadre d’une union scientifique universelle est primordial, plutôt que de maintenir des mythes et des dogmes servant d’excuse pour des conflits désolants.Nous avons observé dans l’Univers des phénomènes que le modèle standard n’explique pasPlus concrètement, nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins, dans le sens où nous avons mis en évidence le boson de Higgs en 2012 grâce au LHC. Nous avons ainsi identifié la dernière particule prédite dans le modèle standard de la physique des particules. La tribune sous-entend qu’il faudrait s’arrêter là. Sauf que nous avons observé dans l’univers des choses que le modèle standard n’est pas capable d’expliquer comme la matière noire, l’absence d’antimatière, censée être en quantité égale à la matière selon le modèle du Big Bang, ou la masse non nulle des neutrinos. Notre projet tentera d’apporter des réponses à ces questions.Y parviendra-t-on ? L’incertitude est le propre de la recherche fondamentale. Si nous savions à l’avance ce que nous allons, ou pas, découvrir, nous ne nous lancerions pas ! Et si nous confirmons “seulement” le modèle standard, nous contraindrons fortement les modèles physiques proposant des explications pour les observations au-delà du modèle standard. Ce serait déjà un progrès énorme dans la compréhension de l’origine de l’univers. La recherche fondamentale est essentielle pour la société, car elle engendre des retombées scientifiques, technologiques, sociales, etc. Prenez la relativité générale postulée par Einstein au début du siècle dernier et confirmée en 1916 par les mesures de précisions de l’orbite de Mercure autour du Soleil. C’est grâce à elle que les GPS fonctionnent aujourd’hui. C’est d’ailleurs une absence de découverte, celle de l’Ether dans l’expérience de Michelson-Morley en 1887, qui a ouvert la voie de manière fondamentale.Justement, quelles découvertes pourraient apporter des bénéfices concrets à l’humanité ?Il y a d’abord tout ce qu’il y a autour du projet. Je vous ai déjà parlé des progrès possibles sur la production ciment et des recherches sur les nouveaux aimants supraconducteurs à haute température. Ces derniers réduiront la consommation électrique, mais devraient également permettre un stockage d’électricité quasiment sans perte, ce qui constitue une piste de recherche extrêmement prometteuse pour les batteries. Ils pourraient aussi aider au développement des futurs réacteurs à fusion nucléaire qui offrira une énergie renouvelable quasi illimitée.On peut aussi se référer à l’histoire. En 1992, nous voulions développer un outil pour nous aider à communiquer entre chercheurs, afin de partager nos découvertes et nos données. C’est comme cela que nous avons inventé le World Wide Web, dont vous connaissez les retombées. Et tout ce que nous faisons, tout ce que nous découvrons, nous le donnons gratuitement à la société.Ne pourrait-on pas parvenir aux mêmes résultats avec un projet moins onéreux ?Le budget du Cern n’a pas augmenté depuis 20-30 ans, il a même diminué, et les deux tiers de la future machine seront construits avec ce budget. Pour le reste, nous faisons appel à des donations privées. Nous avons déjà obtenu quelques promesses significatives. Et il est inscrit dans nos statuts que ces donataires n’auront aucun droit de citer sur le programme scientifique. Tout cet argent investi aura des retombées économiques en attirant des entreprises, des chercheurs, etc.
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Author : Victor Garcia
Publish date : 2025-03-01 11:10:00
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