Située à une quinzaine de kilomètres de la frontière française, la ville belge de Mons est marquée d’une grosse étoile sur les cartes de l’Otan. C’est ici, en Wallonie, que se trouve le “Shape”, le quartier général des opérations de l’Alliance atlantique. Cette base internationale ne se limite pas aux immeubles de bureaux et au grand bunker où travaillent les militaires des 32 pays membres. Elle accueille une vraie petite ville, avec des résidences familiales, une église, une clinique, un bar, un cinéma, un supermarché, des écoles et des installations sportives comprenant un terrain de baseball pour les Américains, un autre, de pétanque, pour les Français ; et un gymnase.Mais en cette fin d’hiver 2024, les basketteurs s’en voient privés d’accès. Car un autre jeu – de guerre – s’y déroule. Une vaste carte de l’Europe recouvre le sol. Tous les regards pointent vers un général quatre étoiles américain, de petite taille, mais dont la voix résolue porte loin. “Mon objectif est de neutraliser les forces russes qui attaquent l’Otan”, tonne Christopher Cavoli, alias “Saceur”, le commandant suprême des forces alliées en Europe. Commence alors la mise en œuvre, fictive, des plans de défense du continent, avec des dizaines d’officiers figurant les nombreux états-majors régionaux et spécialisés. Ils décrivent tour à tour leur manœuvre, ce qui permet d’identifier des difficultés face à la Russie.Pour retrouver un exercice de simulation de cette taille (“rehearsal” dans le jargon militaire), il faut remonter à la guerre froide. Et même à ses débuts, selon un historien maison, à l’époque où le maréchal Bernard Montgomery, dans les années 1950, officiait comme adjoint du Saceur – un poste réservé à un Américain. Le célèbre stratège britannique de la bataille d’El Alamein (Egypte, 1942) s’employait alors à faire de la jeune Otan un outil de combat, prêt à tenir le choc contre l’armée soviétique. Quelques décennies plus tard, l’Alliance atlantique renoue avec cette ambition. Choquée par la violence de l’invasion de l’Ukraine décidée par Vladimir Poutine, elle s’est réformée à vitesse grand V. Trois ans plus tard, elle est redevenue une machine de guerre, même si le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump pourrait la mettre à mal.Signe de cette transformation, la force de réaction rapide de l’Otan s’élevait à 40 000 soldats mobilisables avant l’invasion de l’Ukraine – dont 5 000 très rapidement. Elle dépasse à présent les 300 000, dont 100 000 déployables en dix jours. Et si la Russie amassait des troupes près des pays Baltes, les Etats membres (32 depuis l’adhésion de la Pologne en 2022 et de la Suède en 2023) en feraient de même.Les plans de l’Otan à revoirPour bien comprendre cette remontée en puissance de l’Otan, il faut remonter aux jours qui ont suivi l’invasion russe. A Mons, il a tout de suite été décidé de renforcer la “présence avancée” de l’Otan sur son flanc oriental. La France a envoyé un premier contingent de 250 chasseurs alpins s’installer en Roumanie pour devenir, en quelques mois, un groupement tactique de plus d’un millier de soldats – cette forme de déploiement existait déjà dans les pays Baltes et en Pologne et avait été décidée en réaction à l’annexion de la Crimée par le Kremlin en 2014. En revanche, les Etats membres ont découvert que s’il existait des scénarios d’attaque russe, aucun véritable plan de défense n’était à jour si le Kremlin décidait de ne pas s’arrêter à l’Ukraine et de poursuivre plus à l’Ouest. “Il n’y en avait plus, car il n’y avait plus d’ennemi”, résume une source militaire.Tout est donc à bâtir. Le Shape, après la chute de l’URSS, s’est cantonné à jouer les relais entre le niveau politique, au quartier général de Bruxelles – où siègent les représentations des pays membres, le secrétaire général de l’Otan et ses services – et les trois commandements opérationnels régionaux, à Brunssum (Pays-Bas), Naples (Italie) et Norfolk (Etats-Unis). “Le Shape n’était plus un état-major de combat, explique Jean-Michel Millet, directeur adjoint du groupe d’initiatives stratégiques, également colonel de réserve de l’armée de terre. Quand le général Cavoli a pris son poste, en juillet 2022, il a accéléré des transformations en cours, trop lentes, pour pouvoir commander les opérations de l’Otan depuis Mons.”Pendant une trentaine d’années, convaincue que la Russie ne posait plus problème, l’Otan s’est concentrée sur des opérations expéditionnaires, à la carte, où chaque pays a pu contribuer selon sa volonté. Ainsi, tous les Etats membres n’ont pas participé en Afghanistan à la Force internationale d’assistance à la sécurité opérant sous égide otanienne, après le 11 Septembre. Avant le 24 février 2022, le Shape disposait bien d’un centre de surveillance, utile pour un suivi d’opérations lointaines, mais obsolète pour conduire la guerre. Le Saceur a donc décidé qu’il était temps de bâtir une salle de conduite des opérations digne de ce nom, confiant cette mission à un haut gradé français arrivé au Shape deux mois après lui, en tant que vice-chef d’état-major, Hubert Cottereau.Le secrétaire général de l’Otan Mark lors d’une conférence de presse à Bruxelles, le 3 décembre 2024Fini la pièce d’une douzaine de places, pour de simples permanenciers, d’avant l’invasion de l’Ukraine. Les équipes du général Cottereau ont monté un vaste open space où plus de 80 militaires et officiers opèrent maintenant en bon ordre, au bout d’un long couloir, après plusieurs passages de sécurité. Cet organe central de commandement a pour nom “MDSOC” (multidomain operation strategic center). “C’est le cœur militaire de l’Alliance, où des militaires de toutes les armées de l’Otan travaillent sur le suivi de la situation et la mise en œuvre de l’ensemble des plans en cours, grâce à des écrans et des cartes des différentes zones géographiques, précise un autre général français, Marc Lobel, qui y met régulièrement les pieds. Il nous permet d’être prêts vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour informer les chefs et commander l’ensemble des composantes.”Il faut trois années pour faire travailler tous les états-majors de l’Otan à tous les cas de figureC’est l’outil qu’il manquait pour bien mettre en œuvre les nouveaux plans – classés secret-défense – voulus par le Saceur. Ceux-ci ont été élaborés minutieusement dans des pièces fermées, sans téléphones portables, où dialoguent des spécialistes (en artillerie, en logistique, en défense aérienne, etc.) cherchant à déterminer ensemble la bonne réponse aux menaces. “Les plans sont une prévision de ce que ferait l’Otan en cas d’agression par la Russie ou d’une attaque terroriste, explique le général Lobel, chef d’état-major adjoint du développement stratégique des forces. Ils définissent où sont les troupes et comment les utiliser.” Leur révision était prévue, mais elle a été accélérée par l’invasion russe, avant leur adoption par les pays membres, lors du sommet de Vilnius de juillet 2023.La révolution ne s’arrête pas là. Le Shape a obtenu que les plans déterminent les capacités nécessaires. Et non plus l’inverse. Les pays membres sont tenus de fournir un certain nombre de troupes, de blindés, d’avions, etc. C’est dans ce cadre-là que l’armée de terre française s’est engagée à pouvoir déployer très rapidement une brigade pleinement opérationnelle dès cette année. “Ce sera également le cas en 2027 pour la division ‘bonne de guerre’ [NDLR : 19 000 soldats et 7 000 véhicules] qui sera prête à s’engager en trente jours”, a promis son chef d’état-major, Pierre Schill. Il n’y a pas que la France : “Il s’agit de remonter en gamme sur le plan collectif, précise un haut responsable de l’Otan rencontré au siège de Bruxelles. Il y a dorénavant une injonction de chacun des pays à remplir son rôle capacitaire.”Le prochain sommet de l’Otan centré sur la “guerre hybride”Pour préparer les alliés à exécuter ces plans confidentiels avec leurs nouveaux moyens, les exercices de préparation collective ont été totalement revus et multipliés. “On en a 110 par an, qui vont des jeux de guerre sur plateau jusqu’à un exercice à l’ampleur inédite depuis la fin de la guerre froide comme Steadfast Defender, l’année dernière, mobilisant 90 000 militaires, expose le colonel Vincent Saint-Denis, chef de la branche formation au Shape. Il faut trois années pour faire travailler tous les états-majors de l’Otan à tous les cas de figure. En 2025, l’effort est mis sur la haute intensité avec des scénarios d’escalade jusqu’à l’extrême, en 2026, ce sera sur la gestion de crise et les actions d’intimidation.”Cette “guerre hybride” – en dessous du seuil d’un affrontement sur le champ de bataille – est au cœur des préparations du prochain sommet de l’Otan, organisé à La Haye, fin juin. Chacun de ces grands rendez-vous, où se retrouvent les chefs d’Etat des pays membres, est l’occasion de valider à l’unanimité (une condition sine qua non) la feuille de route de l’organisation. A Mons comme à Bruxelles, on travaille donc activement, d’ici-là, sur des plans de réaction à des attaques hybrides, qui doivent être adoptés à cette occasion. Car les sabotages se sont multipliés ces deux dernières années, d’incendies d’entrepôts et d’usines en Angleterre et en Allemagne, jusqu’à des opérations d’ingérences, comme les mains rouges taguées sur le Mémorial de la Shoah de Paris, dont les commanditaires seraient russes.L’IA nous aide à savoir qui parle et oùCette “guerre avant la guerre” cible également les câbles sillonnant le fond des mers. L’Otan n’a pas attendu La Haye pour y répondre : elle a inauguré l’année dernière un centre dédié à la sécurité des infrastructures sous-marines, au sein de son commandement maritime, Marcom, basé à Londres. Et elle a mis en place mi-janvier une mission de renforcement des patrouilles en mer Baltique, Baltic Sentry. Une décision prise à la suite des dégâts infligés par l’ancre d’un pétrolier sur le câble électrique EstLink entre la Finlande et l’Estonie – le bateau a été arraisonné par les autorités finlandaises et son équipage russe arrêté. La vigilance s’est renforcée également dans le cyberespace, avec la mise en place d’un centre Otan intégré de cyberdéfense, à Mons, validé lors du sommet de Washington de juillet dernier. Les exemples d’agressions ne manquent pas. Des hackers russes étaient à l’origine de la cyberattaque, en 2021, contre le Colonial Pipeline, aux Etats-Unis, entre Houston et New York, par où transite 45 % du carburant de la côte Est. D’autres ont mené des tentatives informatiques sur les réseaux ferroviaires tchèques et allemands depuis l’invasion de l’Ukraine.Sur Internet, l’Otan surveille également tout ce qui relève du champ informationnel, des réseaux sociaux aux forums, en passant par le dark Net. “Il y a une inflation des campagnes informationnelles malfaisantes avec pour objectif des gains géopolitiques”, souligne une haute responsable de l’Otan. Face à ce fléau, au siège bruxellois, des équipes ont recours à des outils d’identification des messages et tendances problématiques. “L’IA nous aide à savoir qui parle et où, poursuit la source otanienne. On avait vu arriver ce qui s’est passé pendant la campagne présidentielle roumaine et nous avions partagé notre analyse.” Un candidat conspirationniste et prorusse, Calin Georgescu, est arrivé en tête, à la surprise générale, fin novembre. Mais la Cour constitutionnelle a annulé le scrutin, estimant qu’il a bénéficié d’une campagne de soutien illicite, en particulier sur TikTok, orchestrée par Moscou.Cet outil a été développé et fourni par l’autre commandement suprême de l’Otan, consacré à la transformation de l’Alliance (ACT), et basé à Norfolk, aux Etats-Unis. Lancé en 2003, à l’époque où l’organisation ne faisait plus de la Russie une priorité politique, son commandant (le “Sact”) est un Français depuis une douzaine d’années. “La devise du Saceur, c’est fight tonight, être prêt au combat le soir même, mon rôle de Sact c’est fight tomorrow, qu’on soit prêt pour les combats de demain”, explique l’amiral Pierre Vandier, qui a pris son poste fin septembre. “Si nous nous contentons de construire des montagnes d’obus de 155 mm, les armes d’hier, nous sommes sûrs de perdre, précise l’ancien chef d’état-major de la marine française. L’ACT travaille à ce dont on aura besoin à l’avenir.”Mais des ajustements ont été nécessaires : l’articulation entre les deux commandements de Mons et Norfolk a été renforcée. “On se rend compte que les solutions que développe l’ACT, les alliés n’en ont pas besoin dans cinq ans, mais dans six mois, explique l’amiral Vandier. On avait un système assez bon pour parler d’avenir, il nous faut plus coller au présent.” Le commandement transformation travaille ainsi sur l’intégration de l’IA pour les outils d’entraînement de l’Otan, avec une première utilisation pour un exercice Steadfast Deterrence en mai prochain. “L’IA nous permettra d’agréger des données pour visualiser, comprendre, planifier et agir plus vite, explique Jean-Michel Millet, du Shape. On en inclura aussi dans les jeux de guerre en 2026.”A l’époque chef d’état-major de la marine française, l’amiral Pierre Vandier assiste aux commémorations de l’armistice de 2018 à Paris, le 11 novembre 2021.L’ACT vient également d’inaugurer un centre conjoint d’analyse, de formation et d’éducation Otan-Ukraine (Jatec), comptant 90 personnes, dont une vingtaine d’Ukrainiens, à Bydgoszcz, en Pologne. “Il va nous servir à mieux tirer les leçons du conflit en cours, en particulier dans la défense aérienne, l’utilisation des drones et la résilience des infrastructures”, explique l’amiral Vandier, qui sait pouvoir compter sur le soutien du nouveau secrétaire général, Mark Rutte, arrivé en octobre.Premier ministre des Pays-Bas pendant quatorze ans, Rutte est un parfait connaisseur des institutions de l’Union européenne. Sa nomination aligne les planètes en faveur d’une meilleure coordination entre l’Otan et l’UE, qui vient justement de se doter d’un commissaire à la défense, le Lituanien Andrius Kubilius, chargé d’en stimuler l’industrie. Preuve d’une nouvelle synergie, à rebours des années où le Norvégien Jens Stoltenberg était secrétaire général (2014-2024) de l’Alliance, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a convié le Néerlandais à un séminaire de travail avec ses commissaires. La démarche vise à renforcer la part prise par les Européens au sein de l’Otan pour éviter un désengagement américain.L’Otan face à la menace TrumpCar une ombre plane sur l’Otan depuis le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump. Le nouveau président va-t-il la mettre mal ? Lors de sa campagne, il a menacé d’encourager la Russie à “faire tout ce qu’elle veut” à des pays membres qui ne dépenseraient pas plus de 2 % de leur PIB pour leur défense. Le principe de solidarité en cas d’attaque d’un des membres de l’Otan (l’article 5 du traité de l’Atlantique nord signé en 1949) semble à rebours de sa conception transactionnelle des relations internationales. Il a également multiplié les attaques contre l’un des plus fidèles alliés des Etats-Unis sur le continent, le Danemark, menacé de représailles s’il ne renonçait pas à sa tutelle sur le Groenland.Contrairement à son premier mandat, il n’y a plus “les adultes dans la pièce” pour tempérer les élans trumpiens. Plusieurs étaient d’anciens généraux, comme l’ex-secrétaire à la Défense Jim Mattis, à la tête de l’ACT à la fin des années 2000. “La défense de l’Europe n’est pas notre problème, nous y sommes déjà allés, nous l’avons fait deux fois [NDLR : lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale], a écrit en 2020 le vétéran Pete Hegseth, nommé par Donald Trump à la tête du Pentagone. L’Otan est une relique et devrait être abandonnée.” Le sous-secrétaire à la Défense, Elbridge Colby, défend, lui, un basculement du gros des forces américaines de l’Europe vers la zone Indo-Pacifique pour contrer la menace chinoise, jugée prioritaire.Il n’est pas certain que l’habileté de Mark Rutte suffise à inverser la tendance si Donald Trump faisait le choix de tourner le dos aux Européens. Le sommet de La Haye pourrait bien tourner au psychodrame, lorsque le président américain rencontrera les autres dirigeants des pays membres de l’Alliance, au début de l’été. Celui de 2018, à Bruxelles, est resté un traumatisme, lorsque l’homme d’affaires avait passé une “soufflante” à ses alliés pour ne pas atteindre les 2 % de dépenses de leur PIB dans la défense. A présent, il leur en demande 5 %. Pour les mois à venir, l’Otan retient son souffle.
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Author : Clément Daniez
Publish date : 2025-02-11 18:21:00
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Wednesday, February 12