Tandis que le sud de l’Europe ne connaît presque plus d’hivers en 2100, subissant de plein fouet les effets du changement climatique, imaginez Londres grelotter sous des températures dignes du Canada – ou des pays scandinaves, au choix. La Tamise gelée, les transports au ralenti, y compris le fameux Tube de la capitale. Les matchs de football de la sacro-sainte Premier League sont reportés en raison des conditions météo. Comme les premières rencontres du tournoi des VI nations de rugby. Les supporters sont assignés à domicile – même la bière se glace en extérieur.Délire des climatosceptiques anglais ? Scénario de science-fiction ? Pas pour Tim Lenton, directeur du Global Systems Institute de l’université d’Exeter, titulaire d’une chaire sur le changement climatique et la science du système terrestre. Le scientifique a participé à l’élaboration d’un rapport alarmant publié en octobre dernier outre-Manche. Les auteurs y critiquent “l’angle mort” des autorités concernant “les points de basculement climatiques”, et en particulier celui de l’AMOC (acronyme anglais de “circulation méridienne de retournement de l’Atlantique”), un ensemble de courants océaniques qui contribue, entre autres, à maintenir un climat doux en Europe.Il suffirait que celui-ci se dérègle pour que tout le Royaume-Uni et l’Irlande soient fortement impactés. Et les conséquences ne se limiteraient pas à des désagréments aussi triviaux que le report des rencontres sportives. Le refroidissement produit par la modification des courants océaniques “éliminerait fondamentalement les cultures arables au Royaume-Uni, provoquerait une crise de l’eau dans le sud-est et nécessiterait des changements majeurs au niveau des infrastructures, notamment de transport”, prévient Tim Lenton.Ce scénario n’en reste, pour le moment, qu’un parmi d’autres. Mais la menace grandit, préviennent plusieurs scientifiques, soucieux désormais d’alerter le grand public. “Le Royaume-Uni pourrait être encore moins bien préparé à faire face aux principales menaces liées à la sécurité climatique qu’il ne l’était à faire face à une pandémie. Le gouvernement n’évalue même pas ces risques de manière adéquate, et se prépare encore moins à faire face à leurs conséquences. Le manque d’imagination persiste”, déplorent-ils.Roland Emmerich a, lui, utilisé toute la sienne. Le réalisateur germano-américain a fait des films catastrophes sa marque de fabrique : Independence Day, 2012, et bien sûr Le Jour d’Après, rediffusé sur le petit écran à intervalle régulier. Sorti en 2004, le film décrit le parcours d’un paléoclimatologue américain – pas vraiment le héros habituel des films à gros budget – incarné par Dennis Quaid, sur une planète renvoyée à l’ère glaciaire. Los Angeles y est dévastée par les tornades, Tokyo lacérée par des grêlons, New York noyée puis transformée en banquise. Hollywood oblige, le film privilégie le spectacle à la cohérence, temporelle et physique, n’hésitant pas à mettre en scène un œil de cyclone de plusieurs dizaines de kilomètres de large ou des personnes gelant instantanément dans les rues. Néanmoins, le blockbuster repose sur une hypothèse scientifique réelle : l’effondrement de l’AMOC.”Une double peine”Son influence sur le climat est bel et bien planétaire. Il s’agit, de façon simplifiée, d’un ensemble de courants et tourbillons marins qui transportent de la chaleur, de l’oxygène et du carbone à travers l’Atlantique. Le fameux Gulf Stream n’est qu’une composante de cette circulation complexe, souvent décrite comme un tapis roulant : les eaux chaudes et salées tropicales s’écoulent en surface vers le nord, puis se refroidissent au niveau du Groenland, où elles se densifient et plongent sur plusieurs milliers de mètres avant de repartir en profondeur vers le sud.Ces mouvements, qui charrient l’équivalent énergétique d’un million de centrales nucléaires, permettent à l’Europe occidentale de bénéficier d’un climat tempéré. Ils jouent aussi un rôle crucial dans la régulation des moussons ou pour le captage de CO2. Or le changement climatique viendrait percuter cette mécanique. Les eaux de surface, se réchauffant, deviendraient moins denses. La fonte des glaces au Groenland ainsi que davantage de précipitations augmenteraient la quantité d’eau douce, elle aussi moins dense, dans l’Atlantique nord. Ce qui ralentirait le tapis roulant… jusqu’à l’arrêter.”Si l’AMOC s’arrête, même si Elon Musk nous trouve une technique incroyable pour enlever tous les gaz à effet de serre de la planète, il y a de grandes chances pour cette circulation ne reparte pas. Et que nous n’ayons donc plus jamais le même climat. Ce serait un autre monde”, résume Didier Swingedouw, chercheur CNRS au Laboratoire environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux à Bordeaux. En Europe du Nord et occidentale, France incluse, les températures pourraient sérieusement chuter. “Peut-être de huit à dix degrés en moyenne annuelle. Mais il faut prendre en compte le niveau de réchauffement climatique, qui pourrait atténuer ce refroidissement, et la vitesse d’effondrement de l’AMOC, que l’on ne connaît pas”, précise Henk Dijkstra, professeur d’océanographie physique à l’Université d’Utrecht (Pays-Bas), et coauteur d’une récente étude sur le sujet.Puisque l’AMOC joue essentiellement sur l’hiver à nos latitudes, les différences saisonnières seraient amplifiées. “Une double peine”, analyse Didier Swingedouw : des canicules massives d’un côté, des vagues de froid encore plus rigoureuses de l’autre. Un cocktail qui multiplierait les évènements climatiques extrêmes. Les répercussions sur l’agriculture ou la pêche seraient considérables, alors que l’élévation du niveau de la mer pourrait atteindre un mètre.Voilà pour l’Europe. Concernant le reste du monde, les effets seraient tout aussi ravageurs. “Le déplacement vers le sud des zones de précipitations tropicales entraînerait des conséquences majeures en termes de sécheresses et d’inondations selon les régions”, ajoute le climatologue Stephan Rahmstorf, de l’Institut de Potsdam (Allemagne) pour la recherche sur l’impact du climat. L’Afrique de l’Ouest, surtout, “perdrait jusqu’à 30 % de précipitations, poursuit le chercheur français. Cela aurait un effet catastrophique sur les cultures vivrières, et plongerait des dizaines de millions de personnes en insécurité alimentaire. La pression migratoire serait alors absolument énorme.” La mousson asiatique, vitale pour des zones densément peuplées, connaîtrait aussi d’importantes perturbations.Les modèles et leurs biaisLes scientifiques, conscients du sombre tableau, élèvent de plus en plus la voix pour mettre en garde contre un risque qu’ils considèrent largement sous-estimé. Fin octobre, 44 d’entre eux ont adressé une lettre ouverte aux dirigeants du Conseil nordique des ministres, prévenant qu’un “tel changement de la circulation océanique aurait des effets dévastateurs et irréversibles”. Celle-ci évoque la conclusion “peu rassurante” du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Dans leur dernier rapport, publié en 2021, les experts donnent “une confiance modérée” dans le fait qu’il n’y aura pas d’effondrement de l’AMOC d’ici 2100. Ce qui “laisse clairement ouverte la possibilité” qu’il arrive au cours de ce siècle.La position du Giec s’est pourtant légèrement infléchie sur la question ces dernières années. Elle excluait plus fermement ce scénario au cours des années 2000 et 2010. La faute, interprète Didier Swingedouw… au film Le Jour d’après. “Il a provoqué une gêne dans la communauté scientifique : on avait l’impression qu’on en parlait trop. Les rapports de l’époque, pas forcément écrits par des experts de l’AMOC d’ailleurs, ont alors fait des déclarations trop prudentes. Celui de 2021 est revenu dessus”, détaille-t-il.Les climatologues naviguent dans le monde de l’incertain, surtout sur un sujet si complexe. Mais tous s’accordent sur un point : l’AMOC va ralentir. A quelle vitesse ? A partir de quand ? C’est l’objet de la controverse du moment, avec de nombreuses études qui se confirment ou s’infirment. La raison : des méthodologies qui divergent. Car les données sur ces courants marins sont encore trop récentes pour permettre de dégager une dynamique claire. “On ne dispose d’observations continues de l’AMOC que depuis 2004 grâce au déploiement de mouillages dédiés [NDLR : instruments mesurant les propriétés des courants], expose Damien Desbruyères, chercheur au laboratoire d’océanographie physique et spatiale à l’Ifremer. Avant, nos moyens étaient assez limités pour surveiller, décrire et expliquer sa variabilité”. Afin d’élargir l’échelle d’étude, les scientifiques s’en remettent donc à des “proxys”, des indicateurs indirects, qu’ils intègrent à leurs modélisations climatiques. C’est le début des désaccords. “Même les modèles de pointe comportent toutes sortes de biais, admet Henk Dijkstra. Sont-ils robustes ? Sont-ils plausibles ? Connaissons-nous vraiment bien la physique sous-jacente ?””Rien ne doit être négligé”En juillet 2023, une étude publiée dans Nature communications a fait beaucoup réagir. Deux Danois, Peter et Susanne Ditlevsen, un frère et une sœur, ont estimé que sans réduction drastique des gaz à effet de serre, l’AMOC pourrait s’effondrer entre 2025 et 2095, avec une estimation centrale de 2057. Étonnamment précis, et sans doute trop alarmiste, estiment de nombreux experts.Ce reproche est aussi régulièrement adressé à Stephan Rahmstorf. “Il est du devoir des scientifiques de mettre en garde contre les risques. C’est comme dire qu’un médecin est alarmiste parce qu’il prévient son patient que la cigarette peut provoquer un cancer du poumon”, balaye le chercheur allemand. Selon lui, l’AMOC s’est déjà affaibli d’environ 15 % depuis les années 1950. La preuve ? “Le ‘cold blob’, une vaste zone située à l’ouest de la Grande-Bretagne et au sud de l’Islande et du Groenland, est la seule partie de la planète qui s’est refroidie depuis le XIXe siècle, alors que tout le reste s’est réchauffé”. Didier Swingedouw désapprouve vivement : “C’est controversé car indirect. La procédure habituelle de détection d’attribution n’a pas été appliquée. “En l’état des connaissances, et faute d’arguments solides, il explique ce “cold blob” par la variabilité naturelle du climat – ces fluctuations causées par des processus autres que l’influence humaine.Malgré leurs dissensions, les deux climatologues ont paraphé la lettre ouverte mettant en garde les gouvernements contre des changements drastiques qui pourraient désormais advenir dans le laps de temps d’une vie humaine. “Certains commencent à y prêter attention”, apprécie Tim Lenton, un autre signataire. Essentiellement les premiers concernés par ce refroidissement. Le Royaume-Uni a par exemple lancé, en fin d’année dernière, un programme de 81 millions de livres afin de créer un système d’alerte précoce pour surveiller de près l’évolution d’une composante de l’AMOC qui l’inquiète particulièrement : le “gyre subpolaire”.Plusieurs mois auparavant, le sénateur irlandais Malcolm Byrne avait, devant le Parlement, interpellé ses collègues : “L’effondrement de l’AMOC, même s’il ne se produira peut-être pas de notre vivant, aurait de graves conséquences pour les générations irlandaises futures. Notre climat pourrait changer et devenir similaire à celui de l’Islande, ce qui aurait de profondes implications… En tant qu’Etat, rien ne doit être négligé en termes de préparation.”En France, l’hypothèse n’a pas encore infusé parmi la classe politique. “Le scénario d’un effondrement a pourtant été pris pour la première fois au sérieux par le ministère des Armées au début des années 2000”, rembobine Didier Swingedouw, qui a eu lui-même quelques échanges avec la Grande Muette sur le sujet. Mais il semble demeurer, depuis, circonscrit aux projections et anticipations militaires. Cet “angle mort”, pour reprendre le titre du rapport britannique, interroge quant à la trajectoire d’adaptation du pays, forcément incomplète sans considérer cette possibilité. “C’est un pari qui est fait, poursuit le chercheur du CNRS. Mais quand on fait un pari, il vaut mieux miser sur plusieurs chevaux pour avoir plus de chance de gagner.”
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Author : Baptiste Langlois
Publish date : 2025-01-29 06:00:00
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Thursday, February 6