Mon premier est l’homme de l’ombre qui a contribué à faire élire Donald Trump en 2016. Mon second, celui dont la fortune a permis l’un des plus grands come-back de l’histoire des Etats-Unis. Steve Bannon et Elon Musk ont en commun leur soutien à Donald Trump et une haine viscérale de la gauche. Pour le reste, nous sommes face à deux visions opposées de l’Amérique du XXIᵉ siècle. Quand l’un rêve de science-fiction, l’autre est obnubilé par le passé. A eux deux, ils incarnent les fractures grandissantes entre le mouvement populiste “MAGA” (Make America Great Again) et celui des “tech bros”, ces milliardaires de la tech ralliés à Trump. Dernier exemple en date : cet entretien accordé par Steve Bannon au quotidien italien Il Corriere della Sera, le 8 janvier dernier : “Musk veut de l’argent, je ferai tout pour l’empêcher d’entrer à la Maison-Blanche”, menace l’idéologue d’extrême droite, qui a purgé une peine de prison de quatre mois l’an dernier pour avoir refusé de coopérer à l’enquête parlementaire sur l’assaut du Capitole. Autre sujet de tension : le programme de visa H-1B, qui permet aux employeurs de recruter des travailleurs étrangers exerçant des métiers hautement spécialisés. Une lutte idéologique et une guerre d’influence pour tenter de peser dans les choix du chef de la première puissance mondiale.Mais alors, l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump peut-il vraiment, comme il l’affirme, “faire tomber” le nouveau bras droit du président américain ? Ces profondes divisions dans le clan trumpiste annoncent-elles un début de mandat chaotique ? Le 47e président des Etats-Unis sera-t-il contraint de choisir un camp au risque de se mettre à dos une partie de sa propre famille politique ? L’éditorialiste américain Peter Roff, fin connaisseur des cercles conservateurs – dont il est lui-même issu – en est convaincu : entre la vieille garde de MAGA et la droite techno de la Silicon Valley, “Donald Trump sera vite contraint de choisir”. Cet ancien conseiller du républicain Newt Gingrich reconverti journaliste il y a 25 ans analyse pour L’Express ces divisions qui menacent de secouer le royaume trumpiste. S’il ne pense pas que Steve Bannon “ait les moyens de faire tomber l’homme le plus riche de la planète”, celui que l’on peut lire notamment dans Newsweek ne voit pas Elon Musk s’épanouir longtemps au sein de l’administration américaine. Et met en garde contre ce piège qui pourrait se refermer sur l’actuel ministre de “l’efficacité gouvernemental”.L’Express : Au sein de la sphère trumpiste, Steven Bannon s’en est pris récemment avec virulence à Elon Musk, le qualifiant notamment de “diabolique”. Quels sont les points de convergence et de divergence entre les deux hommes ?Peter Roff : J’ai rencontré Steve Bannon à plusieurs reprises dans ma carrière. Il m’a toujours semblé animé par son propre agenda, voyant dans l’ascension de Donald Trump un moyen de le concrétiser. Un programme nationaliste conservateur, axé sur la culture américaine avant tout. Rappelez-vous que Steve Bannon a soutenu financièrement Andrew Breitbart (l’ancien blogueur et activiste ultraconservateur décédé en 2012, NDLR) qui martelait que la culture précède la politique. Il incitait les conservateurs à investir en priorité le terrain culturel. Nous avons donc affaire à une forme de socialisme de droite, qui prône un gouvernement efficace et vertueux agissant selon leur propre vision de la société.En ce qui concerne Elon Musk, bien qu’il soit probablement libertarien, il est difficile sur bien des sujets de le situer avec précision sur le plan idéologique. Je pense toutefois qu’il est sincère quand il affirme être devenu très anti-gauche – du moins, contre la gauche telle qu’elle se présente aujourd’hui. Donc, en ce sens, il partage avec Bannon un rejet absolu de la gauche. En revanche, le discours de Musk est davantage axé sur une réduction drastique du rôle de l’Etat. Il estime que le gouvernement intervient beaucoup trop dans l’économie et la vie des individus. Pour lui, la solution passe par la fermeture de certaines agences, un gouvernement plus restreint, une réduction des dépenses militaires et une monnaie plus stable. Assurer la protection de ses intérêts économiques semble être sa principale motivation.La stratégie la plus judicieuse pour Trump serait de se ranger du côté des acteurs de la techPour Steve Bannon, c’est America First. L’Amérique d’abord. Pour lui, l’éthique culturelle prédominante dans l’Amérique du milieu du XXᵉ siècle – une Amérique essentiellement blanche – était un modèle. À ses yeux, c’était l’âge d’or de la puissance américaine. Il est persuadé que renouer avec cette culture permettrait d’éradiquer la criminalité, reprendre en main les frontières, démanteler l’Etat-providence, sauver les centres-villes désertés et les petites villes ravagées par la mondialisation. Et puisque, pour une raison ou une autre, les gens ne semblent pas enclins à le faire d’eux-mêmes, il juge nécessaire d’utiliser le gouvernement pour les y contraindre. Cela peut passer par l’imposition de tarifs douaniers ou par une offensive contre les grandes entreprises technologiques. Et c’est précisément sur ce point que Musk et Bannon divergent profondément.Steve Bannon a récemment déclaré à propos d’Elon Musk : “Le faire tomber est devenu une affaire personnelle pour moi”. En a-t-il seulement les moyens ?Non. Je ne pense pas que Steve Bannon ait les moyens de faire tomber l’homme le plus riche de la planète. Il cherche avant tout à attirer l’attention. Il veut que les gens s’intéressent à lui. Et qu’avons-nous appris de Donald Trump ces dernières années ? Si vous insultez les gens, ils finiront par tendre l’oreille. Ce ne sera pas forcément une attention positive, mais les gens écouteront.Donald Trump sera-t-il contraint de choisir à terme entre la vieille garde de MAGA et la droite techno de la Silicon Valley ? De qui a-t-il le plus besoin ?Je préférerais qu’il n’ait pas à choisir. Mais je pense qu’il va devoir le faire. Et c’est là que ça devient intéressant. Selon moi, son vice-président J.D. Vance aura beaucoup à dire à ce sujet, car Trump ne sera président que pour quatre ans. J.D. Vance est un homme du monde du capital-risque et de la tech, qui adhère aussi à l’anti-globalisme de personnes comme Steve Bannon. Et à ce stade, J.D. Vance est le favori pour l’investiture républicaine de 2028, même si très honnêtement, cela ne m’enthousiasme pas vraiment. Cela dit, je crois que la stratégie la plus judicieuse pour Trump serait de se ranger du côté des acteurs de la tech. Ces derniers parlent de façonner l’avenir là où Bannon veut retourner dans le passé. Et avec l’électorat américain, je parie toujours sur celui qui propose un futur contre celui qui tente de ressusciter un passé révolu. Le langage de la prospérité et celui des possibilités sont liés. Ce discours-là aujourd’hui, je l’entends chez Musk, pas chez Bannon. Attiser la colère est une technique efficace mais apporter une solution, c’est la clé de réussite. Regardez le 6 janvier 2021. Une foule en colère a marché sur le Capitole, mais sans avoir d’idée précise de ce qu’ils faisaient, à part dire : “Nous n’aimons pas la façon dont cette élection s’est déroulée et nous ne faisons pas confiance aux résultats.” Tout ce qu’ils ont réussi à faire, c’est retarder le comptage des bulletins de vote de quelques heures.L’idylle entre Musk et Trump peut-elle durer jusqu’au terme du mandat de ce dernier ?Elon Musk est hyperactif. Il passe des fusées aux voitures, des voitures aux tunnels, et ainsi de suite… Or, comme je le martèle dans mes écrits et mes conférences : les Pères Fondateurs ont fait en sorte que le processus de changement soit douloureusement lent. Leur priorité était la stabilité, considérée comme la meilleure garantie des libertés individuelles. C’est pourquoi toute transformation majeure implique de respecter toute une série de réglementations, gérer les avocats et les poursuites judiciaires, traiter avec les groupes d’intérêt, etc. Je pense qu’Elon Musk va finir par s’ennuyer, se sentir frustré. Il ne pourra pas démanteler d’un claquement de doigts un siècle de politiques publiques progressistes et défaire ce qu’ont fait avant lui des présidents comme Wilson, Roosevelt, Johnson ou encore Obama et Biden. Et même s’il souhaitait tout faire annuler par décret gouvernemental, ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent. Il faut d’abord bâtir une base électorale, faire voter des lois. Or, quelque part entre l’ère George W. Bush et celle de Barack Obama, les politiciens ont oublié qu’ils doivent s’adresser au peuple américain. Ils ont oublié qu’il est nécessaire de construire un consensus pour engager de grands changements. Face à tous ces obstacles, Musk finira par se dire que réformer l’administration américaine est un problème insoluble.Elon Musk peut-il finir par faire de l’ombre à Donald Trump ?Donald Trump s’inquiète toujours de ce genre de choses. Cependant il agit ainsi avec tout le monde. Je ne suis pas sûr que Musk soit perçu par Trump comme une plus grande menace que J.D Vance, Steve Bannon ou encore Susie Wiles (sa directrice de cabinet à la Maison-Blanche, NDLR), un personnage très intéressant par ailleurs.Pourquoi ?Il semble, du moins pour l’instant, que tout fonctionne très bien sous sa direction. Elle dirige une équipe efficace, avec une vision claire. Elle ne cherche pas des grands noms mais des joueurs d’équipe. C’est une approche très différente de ce qu’on a observé pendant le premier mandat de Trump. À l’époque, la Maison-Blanche était remplie de New-Yorkais et d’autres personnalités qui voyaient cela avant tout comme une opportunité de business, sans être réellement investis dans la politique publique. Ils n’étaient pas sérieux, mais c’étaient des gens que Trump connaissait et en qui il pensait pouvoir avoir confiance. Certaines personnes au sein même de son administration étaient opposées à ce qu’il voulait accomplir, ce qui a généré des conflits permanents. L’équipe actuelle est différente. Ce sont des personnes expérimentées qui semblent animées par une mission même si leurs objectifs diffèrent. Reste maintenant à savoir si Donald Trump restera discipliné. Susie Biles et les autres conseillers proches de lui pourront-ils le garder concentré ? Les journalistes politiques de New York, qui connaissent Trump depuis toujours, disent souvent de lui qu’il a pour habitude de répéter ce que lui a dit la dernière personne qu’il a rencontrée avant de monter sur scène. Mais est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Ce n’est pas ce que j’ai observé pendant la campagne présidentielle. J’ai vu un Donald Trump discipliné, sérieux dans sa volonté de gagner, et qui a compris comment y arriver. Je pense que les instincts fondamentaux de Donald Trump sont plus proches de ceux de Steve Bannon. Sa vision du monde aussi. En revanche, sa façon de penser, son processus de réflexion et son approche des politiques publiques sont plus proches de ceux de Musk.À quoi ressembleront les 100 premiers jours de la présidence Trump ?Ce sera intense. Il y aura beaucoup d’annonces et d’initiatives qu’il voudra lancer rapidement. Cela dit, il n’a pas besoin d’accomplir énormément en 100 jours. Annuler une grande partie de ce que Biden a fait adopter par décret exécutif – Trump a d’ailleurs déjà abrogé le décret sur l’intelligence artificielle -, et s’assurer que ces annulations sont effectives serait déjà significatif. Je crois que leur priorité sera de renforcer la sécurité aux frontières pendant ce laps de temps. Leur objectif est de terminer le mur, recruter plus d’agents pour la patrouille frontalière, etc. Ils pensent que les réformes énergétiques (Donald Trump a affirmé le 20 janvier avoir l’intention de “mettre un terme” au “Green New Deal” mis en place par Joe Biden, NDLR), permettront de financer les dépenses liées aux frontières. Car leur crainte est que si tout cela n’est pas mis en place rapidement, cela ne se fera jamais. Et Trump sait que la question des frontières est l’une des raisons de sa réélection, donc cela se fera. En revanche, s’il ne parvient pas à faire adopter des réductions d’impôts rapidement, les électeurs anticiperont une hausse des taxes. Au lieu d’un rebond économique, on risque de voir une stagnation voire une récession. Et si stagnation et récession il y a, alors les élections de 2026 au Congrès seront un désastre. Et si les élections de 2026 tournent mal, alors plus rien ne pourra avancer.Quel regard les électeurs traditionnels de MAGA portent-ils sur Elon Musk ? Pourraient-ils se détourner de Trump parce qu’ils ne s’identifient pas à lui ?Pour tout vous dire, je ne sais pas exactement ce qu’est un électeur MAGA “traditionnel”. Je sais en revanche ce que le New York Times considère comme tel et quelle image s’en font les militants et politiciens progressistes. Donc, si l’on se base sur leur perception, on serait tenté de penser que Musk pourrait facilement les rebuter, tout simplement parce qu’il est un étranger. Depuis le Tea Party, j’ai vu quantité de personnes essayer d’appliquer une définition complètement rigide de ce que signifie être conservateur ou républicain. Comme s’il s’agissait de remplir un tableau Excel et de cocher tous les critères pour être de tel ou tel bord, et s’il vous en manque un, alors vous ne rentrez pas dans la définition. Selon cette approche, il ne suffit pas d’adhérer à neuf points sur une liste de dix : il faut être en accord avec la totalité. Ce genre d’approche est absurde ! L’objectif des partis politiques doit être d’élargir leur base électorale, pas de la restreindre. Bref, ce que je veux dire, c’est qu’il n’existe pas un “électeur MAGA” type. Les choses sont plus complexes.Pensez-vous que les milliardaires de la tech se soucient réellement des intérêts du peuple américain, ou sont-ils uniquement motivés par l’argent ?Il n’y a rien de mal à être motivé uniquement par l’argent ! Après tout, cela peut avoir des effets vertueux : stimuler les investissements, favoriser la création d’emplois, améliorer le niveau de vie, etc. Mais pour répondre à votre question, je pense sincèrement que ces milliardaires de la tech s’intéressent aussi au pays, pour la simple et bonne raison que le pays, c’est leur clientèle. Il y a eu un électrochoc chez des acteurs comme Google ou des figures comme Bill Gates ou Mark Zuckerberg. Ils ont réalisé que toutes les personnes qu’ils avaient embauchées pour gérer leurs plateformes partageaient la même orientation politique, souvent très marquée. Or, une grande partie de leurs utilisateurs ne pensent pas de la même manière. Pour pérenniser leur activité, ils doivent donc veiller à ce que ceux qui cherchent à exclure des utilisateurs simplement parce qu’ils ont une opinion différente sur le mariage, les armes à feu, l’éducation cessent d’agir ainsi.Comme Donald Trump, vous êtes originaire de New York. Comme lui, vous êtes de droite et un fin connaisseur des milieux conservateurs. Éclairez-nous : pourquoi “YMCA” des Village People, un classique disco du répertoire gay, est-il devenu l’hymne de ses meetings ?Au risque de vous étonner, j’ai moi-même dansé sur “YMCA” à sa sortie, ma sœur avait le 45 tours ! Tout le monde à New York dansait sur cette chanson, c’était un énorme succès dans les années 1970. Et souvenez-vous, Trump est un gars du Queens, le quartier le plus grand de New York et probablement le plus représentatif de la classe moyenne. Quand “YMCA” est devenu un tube, beaucoup ignoraient de quoi il était question. Quelqu’un disait : “Tu sais de quoi parle cette chanson ? Non”. Et un autre expliquait : “Eh bien, les gars vont au YMCA et ils y rencontrent d’autres gars.” Après un moment de surprise, les gens passaient à autre chose et se remettaient à danser, tout simplement parce que la chanson était entraînante ! Les New-Yorkais sont incroyablement ouverts d’esprit. Et je parle en connaissance de cause, puisque j’en suis un. Je suis certain que quelqu’un a déjà dit à Trump : “Monsieur le Président, vous savez que “YMCA” est un hymne gay ?”. Mais il aime juste danser sur ce genre de musique. C’est un ancien habitué du Studio 54 ! Il ne s’intéresse pas au message des chansons. Ce qui compte pour lui, c’est l’ambiance musicale. Il aime les morceaux qui sont patriotiques et énergiques.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-01-25 06:45:00
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