L’Express

Arthur Goldhammer : « Les élites américaines se méfient un peu de Macron »

Emmanuel Macron au sommet de l'OTAN à Washington le 10 juillet 2024




Lorsque nous avons contacté Arthur Goldhammer pour avoir son regard sur les secousses qui agitent la vie politique en France et aux Etats-Unis, c’est tout naturellement que ce chercheur associé au Centre des études européennes de l’Université Harvard s’est prêté à l’exercice. « Pour moi, en tant que lecteur et traducteur de Tocqueville, l’étude comparée de la démocratie en Amérique et de la démocratie en France va de soi ». Celui qui a également traduit en anglais Marguerite Yourcenar, Albert Camus et plus récemment Thomas Piketty (­Le Capital au XXIe siècle, vendu à plus de 700 000 exemplaires à sa sortie aux Etats-Unis) prend ainsi régulièrement sa plume de blogueur pour analyser ce qui se passe de ce côté-ci de l’Atlantique.Plutôt soulagé quant au résultat surprise du second tour des législatives, Arthur Goldhammer, dont on devine assez aisément que le coeur penche à gauche, juge toutefois « illusoire » l’apparente solidité du barrage républicain représenté par le Nouveau Front populaire. Et se montre inquiet quant à la suite des évènements : « qu’importe le gouvernement qui émergera de cette recomposition politique, il laissera une bonne partie des électeurs en colère ». Inquiet, mais avec au fond de lui, une intime conviction : « les Français trouveront une issue, j’en suis certain ». Optimiste, il l’est un peu moins pour l’avenir de son pays : seul rempart contre la menace que représente selon lui Donald Trump ? Un Joe Biden « en proie à la vieillesse, qui est, comme on le sait, un naufrage. »L’Express : Avez-vous été surpris par la victoire du NFP aux dernières législatives et la robustesse du front républicain, que certains annonçaient pourtant mort ?Arthur Goldhammer : Oui, c’est peu dire que j’ai été étonné. Tous les sondages, que je suivais attentivement, plaçaient le Rassemblement national en tête. Mais après réflexion, je me suis dit qu’en fin de compte, c’était la victoire du bon sens. Les deux-tiers des Français ne veulent toujours pas être gouvernés par l’extrême droite. Voter pour le NFP a donné la possibilité à certains Français de dire qu’ils ne voulaient pas du RN et « en même temps », pour ainsi dire, une façon d’exprimer leur mécontentement avec le macronisme.Marine Le Pen et Jordan Bardella ressortent-ils affaiblis de cette séquence selon vous ?Quoi qu’en dise Jordan Bardella, c’est une défaite cinglante [NDLR : « Ne vous laissez pas atteindre par ce petit bruit médiatique qui consiste à expliquer que, somme toute, c’est une défaite », a-t-il affirmé lors de la première réunion du nouveau groupe parlementaire du RN]. Marine Le Pen et Jordan Bardella en ressortent affaiblis, mais dans le même temps, le parti a conquis de nouveaux territoires. Le RN a plus de députés à l’Assemblée nationale que jamais. Et l’apparente solidité du barrage républicain représenté par le NFP est en partie illusoire, du fait de ses clivages internes. Le barrage a tenu, mais barrage ne vaut pas programme commun véritable.« Quel que soit le gouvernement qui émergera de ce jeu grotesque, de nombreuses personnes seront très en colère », avez-vous écrit dans un post de blog. N’y a-t-il pas une sortie de crise possible ?Les Français se sont donné une Assemblée telle, qu’il sera très difficile d’en dégager une majorité capable de gouverner. Qu’importe le gouvernement qui émergera de cette recomposition politique, il laissera une bonne partie des électeurs en colère. La Macronie est en désarroi, et pour le moment il n’y a que trop d’intransigeants au centre droit et à droite. À gauche, le « boulet » Mélenchon, pour parler comme François Ruffin, reste intact. Le président, dans sa lettre aux Français, a insisté sur la nécessité de créer une nouvelle culture politique, une « culture parlementaire », comme dirait le constitutionnaliste Dominique Rousseau. Macron a raison, mais on ne peut pas créer de toutes pièces une telle culture de compromis en une semaine ou un mois. Sauf à se compromettre…« Ce peuple, apparemment tranquille, est encore dangereux », disait Raymond Aron. « Je ne qualifierais plus ce peuple detranquille. Ses nerfs sont à vif. Il n’en est que plus dangereux », avez-vous récemment commenté. Que voulez-vous dire ?Les Français sont impatients. Ils sont déçus par un président qui avait promis d’être « et de droite et de gauche » mais qui a ensuite préféré marcher sur un seul pied. Le barrage face au RN a déclenché un « ouf ! » collectif monumental. On l’a vu dans l’explosion de joie spontanée de la foule rassemblée sur la place de la République à Paris. Bien sûr que le NFP n’aura pas, comme l’assure Mélenchon, « tout son programme et rien que son programme ». Mais si cette joie ne se traduit pas rapidement dans des actes concrets – une hausse du Smic, par exemple, ou un retour sur la très impopulaire réforme des retraites – il y aura un prix à payer.Un climat« assez pessimiste » pèse actuellement sur la France jugiez-vous déjà en 2016, avant l’élection d’Emmanuel Macron. Quelle est sa responsabilité dans la situation actuelle ?J’étais en France pour un reportage quelques mois avant la présidentielle de 2017. Je me souviens de tous ces gens qui me disaient que, pour eux, Macron représentait l’espoir : une nouvelle donne, un nouveau chemin, une nouvelle énergie. Il allait renouveler la politique. Or, il ne l’a pas fait. Un commerçant de la rue Mouffetard m’avait confié : « J’ai voté communiste toute ma vie, mais j’aime bien ce jeune homme Macron ». Or Emmanuel Macron s’est tourné immédiatement vers la droite après sa première victoire. Je ne nie pas que votre président ait eu des réussites non négligeables. Je crois même que la haine qu’il subit est excessive. Mais il n’a pas réussi à réaliser les rêves sans doute irréalistes qu’il avait un temps suscités chez une partie des Français.Emmanuel Macron a exhorté à une large coalition des forces républicaines, entendant placer les responsables politiques au pied du mur. Vous semble-t-il avoir pris la mesure de la situation ?Il tente de se défausser sur les partis tout en restant au-dessus de la bataille. Cela dit, il a raison d’affirmer que « personne ne l’a emporté ». C’est un simple constat arithmétique : aucun parti ni aucun bloc n’a les voix nécessaires pour former tout seul un gouvernement. Mais le président aurait pu aller un peu plus loin et faire un geste pour reconnaître que le NFP a le plus gros contingent au Parlement. Il ne l’a pas fait, peut-être parce que, pour tenir ses propres troupes, il doit préserver l’idée qu’un Premier ministre macroniste reste une possibilité. Pour le moment, tout cela reste un jeu de poker où chacun prétend être en position de force. Cela ne peut pas durer.Quel regard portez-vous sur la victoire du Nouveau Front populaire et l’état de la gauche française ?Si la victoire du NFP a été une bonne surprise pour la gauche, son état reste grave. La bonne nouvelle : elle n’est plus moribonde. Elle donne signe de vie. Mais c’est bien trop tôt pour dire si le patient va survivre. Tout dépend de l’intelligence avec laquelle elle saura – ou elle ne saura pas – mener les négociations dans les semaines à venir. Et sur l’émergence de nouveaux leaders : Marine Tondelier, par exemple, m’a impressionné dans cette campagne. J’espère aussi entendre davantage de socialistes qui étaient plus ou moins absents de cette campagne, comme Carole Delga. On parle beaucoup ces jours-ci de Boris Vallaud, mais son jeu ne me paraît pas clair. Si je ne mentionne pas ceux de LFI ou des ex-LFI, y compris Ruffin et Corbière, c’est que mes sympathies ne vont pas dans ce sens, mais le bloc de gauche devra évidemment tenir compte de leurs idées, parce que sans eux, il n’y aurait pas eu de victoire. Toutefois, la simple supériorité numérique de LFI sur chacun de ses trois partenaires au sein du NFP est un produit artificiel du processus et ne doit pas préjuger le choix du prochain Premier ministre, si celui-ci était issu de ce bloc-là.Au lendemain des législatives, des voix au RN ont décrié une élection qui leur aurait été « en partie volée ». A gauche, l’ex-député LFI Adrien Quatennens a appelé à une « marche populaire » sur Matignon. Voyez-vous des similarités avec le climat insurrectionnel qui a régné aux Etats-Unis au lendemain de la victoire de Biden et l’assaut du Capitole ?La situation de la France est difficile mais celle de mon pays est tragique. Chez vous, il y a eu un sursaut démocratique pour faire barrage à l’extrême droite. Aux Etats-Unis, nous Américains assistons à l’effondrement d’un barrage à cause de la faiblesse d’un président en proie à la vieillesse, qui est, comme on le sait, un naufrage. Nos deux pays se trouvent donc submergés par des crises très profondes de leurs cultures politiques respectives.En France, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un président affaibli par l’usure du pouvoir et le verdict des urnes se retrouve face à une Assemblée nationale sans majorité absolue ou même relative. Il est donc obligé de faire confiance aux partis politiques pour trouver une solution, mais une telle solution semble pour le moment hors de portée. La sortie de crise sera donc en toute probabilité longue et difficile. Mais les Français trouveront une issue, j’en suis certain, parce qu’il n’y a pas d’autre option.Aux Etats-Unis en revanche, la solution risque fort d’aggraver le problème. L’infirmité de Joe Biden est réelle. On ne peut plus la nier. De deux choses l’une : soit il reste le candidat des démocrates et il perdra l’élection, soit il est remplacé par un autre candidat, qui sera sans doute plus vigoureux sur le plan physique mais moins expérimenté sur le plan politique. Dans les deux cas de figure, il s’agit d’un saut dans l’inconnu. Mon pays est donc à la merci de l’aléatoire. Bismarck disait : « Il existe une Providence qui protège les idiots, les ivrognes, les enfants et les Etats-Unis d’Amérique ». Mais l’élection de 2016 aura déjà démontré que cette Providence ne fonctionne pas toujours comme Bismarck l’imaginait.Comment Macron est-il perçu aujourd’hui de l’autre côté de l’Atlantique ? Ce qui se passe en France dernièrement ne semble pas beaucoup intéresser les Américains…Vous n’avez pas tort : pour la plupart de mes compatriotes, la France est une sorte de Disneyland. Ce qui se passe chez vous passe la plupart du temps inaperçu. Ils font surtout attention à la France à chaque fois que le pays explose : les gilets jaunes, les émeutes, les attaques terroristes. L’image en est donc très déformée : ils voient un pays en proie à tous les désordres, et ce faisant ignorent le beau paysage tranquille et les villes magnifiques des jours ordinaires – sauf quand on est touriste, bien sûr. Il y a donc cette double image de la France dans l’esprit des Américains : un pays presque toujours en ébullition sinon en révolution, aussi bien qu’un pays où l’on peut aller se divertir à l’ombre de la tour Eiffel.Pour ce qui est des élites américaines, Macron est perçu surtout à travers ses interventions dans le domaine international. Et là, on se méfie un peu : il donne de beaux discours, mais on ne sait pas exactement ce qu’il veut. Au début de la guerre en Ukraine, par exemple, il semblait croire qu’il pouvait faire revenir Poutine à la raison ; plus tard il a proposé d’envoyer des troupes françaises sur le sol ukrainien, une idée qui alarmait l’establishment à Washington et, je dois dire, pas mal de ses partenaires européens. La visite de Macron en Chine a également laissé planer beaucoup d’ambiguïtés sur la position de la France [NDLR : Emmanuel Macron avait appelé l’Union européenne à ne pas être « suiviste » des Etats-Unis au sujet de Taïwan].Biden a une nouvelle fois multiplié les lapsus lors d’une conférence de presse ce 11 juillet. Pensez-vous, comme une partie des Américains et des démocrates qu’il ferait mieux de se retirer ?J’ai dîné récemment avec un couple de Français en visite ici, des passionnés des Etats-Unis, qui étaient en colère contre le New York Times qui avait appelé au retrait de Joe Biden il y a quelques jours. J’ai été surpris par leur soutien indéfectible à mon président. Pour moi, Biden a été un bon président, voire un très bon président. Toujours est-il que sa performance dans le débat avec Trump a été désastreuse. Cela a rendu sa victoire en novembre improbable sinon impossible, or pour moi si l’on veut éviter la menace que représentent Trump et tout le parti républicain à sa botte, cette victoire est essentielle, voire existentielle. Donc je suis prêt à tenter un autre candidat démocrate. Je conviens que c’est un pari risqué, même désespéré.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2024-07-12 16:58:23

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