L’Express

Un déserteur russe témoigne : « On ne peut pas imaginer l’horreur de ce qu’il se passe en Ukraine »

Des soldats russes défilent à Rostov-sur-le-Don, le 9 mai 2023




Attablé en terrasse dans une ville du sud de la France, Anton* se remémore l’enfer du front en Ukraine et les tranchées du Donbass, au fil des cigarettes qu’il écrase dans son cendrier. Comme des centaines d’autres, ce Moscovite a déserté les rangs de l’armée russe. A 40 ans passés, il n’a jamais été volontaire pour s’engager, ni mobilisé selon les règles normales de la conscription. Au contraire, Anton vient tout droit de la prison. « J’ai été dealer de drogue, puis indic pour la police, à Moscou, explique-t-il à L’Express en écrasant un énième mégot. En 2021, j’ai cependant été arrêté par une autre agence gouvernementale et condamné à plusieurs années de prison. »Bien qu’il ait signé de sa main le contrat militaire début septembre 2023, rejoindre les bataillons de « l’opération militaire spéciale » n’a jamais fait partie de ses projets, assure Anton. « Dès le début, une pression énorme était exercée sur les prisonniers, pour qu’ils s’engagent. Menaces, agressions sexuelles… Là-bas, c’était Guantánamo. On devait chanter l’hymne russe plusieurs fois par jour, remercier Poutine… Mes codétenus étaient des dissidents, soit des « agents de l’étranger », et des prisonniers de guerre ukrainiens. »Recrutements par le ministère de la DéfenseAnton fait partie des dizaines de milliers de détenus sortis de leurs cellules pour se retrouver dans un autre enfer, cette fois-ci à ciel ouvert, sur le front de la guerre en Ukraine. Les recrutements dans les prisons ont commencé à l’époque où feu Evgueni Prigojine, chef de la société de mercenaires Wagner, mort lors d’un crash d’avion à l’été 2023, jouait un rôle prépondérant dans la conduite de la guerre. C’est lui qui a eu l’idée d’offrir aux « zeks » (prisonniers condamnés à des années de réclusion voire à la perpétuité) une chance d’être gracié en contrepartie de leur engagement au front. Selon une récente enquête du média indépendant russe Mediazona et de la chaîne britannique BBC, 48 000 prisonniers ont ainsi rejoint les rangs de Wagner, à travers toute la Russie, entre janvier 2022 et août 2023.À partir de février 2023, c’est le ministère russe de la Défense qui a pris en charge le recrutement des prisonniers. L’accord était simple : les détenus obtenaient la liberté et le droit à l’effacement de leur casier judiciaire en échange de six mois passés en première ligne face à l’armée ukrainienne. A partir de septembre 2023, les conditions se sont durcies : les contrats à durée déterminée se sont transformés en « CDI ». Comprendre : jusqu’à ce que la guerre se termine.Nul ne sait exactement combien de prisonniers combattent sur le front actuellement. Le corps couvert de tatouages, Anton avait pour sa part été affecté au bataillon Shtorm V, « qui ressemblait plus à un ‘gang’ qu’à une vraie unité de combat ». Il a combattu pendant un mois sur la ligne de front à Makeevka, dans l’oblast de Louhansk, avant d’être placé à l’arrière. Il jure n’avoir tué personne.Une espérance de vie de moins de trois mois »On ne peut pas imaginer ce qu’il se passe là-bas, souffle Anton, hanté par des images infernales. Je ne connais aucune personne qui n’a pas regretté de signer un contrat d’engagement ni personne qui voulait rester là-bas », ajoute-t-il en faisant défiler sur son téléphone des vidéos des tranchées envahies de rats, d’un hôpital militaire délabré ou encore d’un campement avec d’horribles couchettes superposées. Aucun de ses camarades de bataillon n’est encore actif. Sur une « promotion » 105 personnes, la moitié a été tué au combat ou à la suite de des blessures, l’autre se rétablit à l’hôpital. Les zeks sont généralement utilisés comme chair à canon, dans les zones de combat les plus dangereuses. Selon une enquête de la BBC au mois d’avril, leur espérance de vie sur le front ne dépasse guère trois mois. »J’ai attrapé une pneumonie à cause de l’humidité du camp, ce qui m’a permis de passer à l’arrière, et effectuer des missions d’évacuation à Louhansk. C’est l’endroit où tout le monde veut aller, car c’est d’ici qu’il est le plus simple de déserter ». A l’occasion d’une permission, Anton est rentré chez lui dans la capitale russe, s’est envolé pour la Biélorussie, puis en Arménie, et s’est enfin rendu en France, grâce à un visa touristique dans l’espace Schengen encore valide, qui expire dans quelques semaines. Un de ses compagnons d’arme a fait de même.Si les anciens prisonniers parviennent à survivre, c’est au prix de traumatismes qu’ils porteront toute leur vie. Anton souffre aujourd’hui de migraines récurrentes et de crises d’angoisse. En Russie, leur retour donne parfois lieu à une hausse de violence dans la société car des criminels particulièrement sanguinaires ont été remis en liberté. En France, où il réside et vit de petits boulots, Anton a demandé le droit d’asile. Mais comme tous les déserteurs, même ceux qui ont rejoint l’Europe, la peur de se faire rattraper par la guerre persiste. « J’ai peur pour moi, j’ai peur pour ma famille restée en Russie », conclut-il.*Le prénom a été changé



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Publish date : 2024-06-19 06:30:00

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