Alors qu’il y a lieu de s’inquiéter de la colonisation de la parole politique par la communication, le doute s’insinue, et depuis longtemps, concernant la sincérité des femmes et des hommes qui nous dirigent. Chacune de leurs déclarations donne lieu, sur les plateaux de télévision ou au tribunal des réseaux sociaux, à des interprétations qui suspectent mécaniquement une forme d’insincérité du verbe politique. Le paradoxe est que chacun sait bien que s’il leur venait l’idée folle de parler “en toute vérité”, ils réduiraient probablement leur avenir électoral. Nous attendons d’eux quelque chose que nous ne manquerions pas de sanctionner si cela advenait. Bien conscients de ce dilemme, nos dirigeants se sont peu à peu fait encadrer par des stratèges de la communication qui aggravent les choses plutôt qu’ils ne les arrangent. Le plus souvent, les tactiques qui leur sont chuchotées à l’oreille sont grotesques parce que leur pseudo-habileté est facilement éventée par nos concitoyens, très habitués à les décrypter. Bref, plus nos politiques cherchent à paraître sincères, moins cela fonctionne.Le plus inquiétant ne se situe pas vraiment dans cet échec patent, même s’il n’est sans doute pas sans rapport avec la méfiance généralisée à l’endroit de nos leaders. En effet, plusieurs articles scientifiques se penchant sur les rapports entre la sincérité exprimée dans les discours (approximée par des termes comme “ressentir”, “deviner”, “sembler”) et leur factualité (approximée par des expressions comme : “déterminer”, “preuve”, “examiner”) montre que ces deux paramètres sont corrélés négativement. Pour le dire autrement : plus le langage politique est empesé d’expressions revendiquant une forme de sincérité, plus il s’éloigne de la vérité factuelle. C’est notamment ce que souligne un article publié dans Nature Human Behavior en 2023, après l’examen de l’ensemble des tweets postés par les membres du Congrès américain depuis 2011. Dans une seconde publication, parue en 2025 dans Nature Communications cette fois, les auteurs montrent que la façon dont les politiciens lancent une conversation sur les réseaux sociaux influence la nature des réponses de leurs soutiens. Ainsi, un discours fondé sur la factualité inspirera de façon significative des réponses également factuelles… et l’on observe la même chose pour les déclarations affichant une sincérité factice, qui créent des réponses de même nature. Il y aurait donc une contagion de la factualité comme de la pseudo-sincérité.Montée de la conflictualitéL’étude la plus récente (elle vient de paraître dans Nature Human Behavior) et menée par la même équipe de chercheurs me paraît la plus inquiétante du lot. C’est une perspective historique qui a été conduite cette fois, puisque les auteurs proposent une analyse des 8 millions de discours prononcés au Congrès américain entre 1879 et 2022 ! Ils distinguent, de la même façon, les propos s’appuyant sur la factualité de ceux revendiquant l’authenticité. Leur conclusion devrait nous faire réfléchir : à l’évidence, le langage fondé sur les preuves s’effondre à partir du milieu des années 1970. Cet affaissement est associé, montrent-ils, à une baisse de la productivité du Congrès et à la polarisation entre les partis. En d’autres termes, plus les politiciens ont fait appel aux preuves dans leurs discours, plus la session du Congrès était productive et moins la conflictualité était vive. Inversement donc, le papier suggère que la chute des discours de vérité, en laissant place à ceux de la sincérité, a permis aux idéologies privilégiant l’intuition et les sentiments d’envahir l’espace public.Nous sommes en train de vivre un moment important dans le mouvement historique des opinions au sein de nos démocraties. Nos concitoyens paraissent fatigués des approches technocratiques et factuelles qui les tiennent à distance. Certains d’entre eux deviennent alors sensibles au miel des sentiments bruts et du “parler vrai”. Ce type de langage leur donne sans doute le sentiment d’être moins méprisés. Pourtant, les résultats de certaines recherches contemporaines suggèrent qu’ils devraient rester vigilants face aux leaders qui prétendent les avoir compris et parler leur langage.Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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Author : Gérald Bronner
Publish date : 2025-04-27 14:00:00
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