La vidéo commence par un son plus qu’inhabituel : un hurlement que personne n’avait entendu depuis des millénaires. Puis vient l’image. Trois petits loups au pelage blanc comme neige gesticulent entre les mains des scientifiques. Rien d’étonnant… si ce n’est que ces canidés sont les premiers de l’espèce “canis dirus” (ou “loups sinistres”) à fouler le sol de la Terre depuis… 12 000 ans ! La prouesse, qui a inondé les réseaux sociaux et fait la Une du très sérieux Time Magazine, est l’œuvre de la start-up américaine Colossal Biosciences, qui entend appliquer la même technologie aux célèbres dodos, oiseaux endémiques de l’île Maurice, ou encore au mammouth laineux. Début mars, la société texane a publié des photos de souris au patrimoine génétique en partie mammouth, suscitant déjà la controverse dans le monde scientifique, partagé entre enthousiasme et scepticisme. Un projet qui rappelle le scénario du célèbre Jurassic Park, où des chercheurs étaient parvenus à faire revenir à la vie des dinosaures après avoir isolé de l’ADN présent dans un moustique fossilisé.Baptisés Romulus et Rémus, en référence à la mythologie romaine, et Khaleesi, clin d’œil à la série à succès Games of Thrones qui a rendu célèbre cette espèce disparue, ces louveteaux ont été conçus grâce à des technologies génétiques innovantes, mais des spécialistes mettent surtout en avant un coup de com’ parfaitement maîtrisé. “C’est comme si je mettais en vous quelques gènes de Néandertalien qui vous rendraient plus poilu et plus musclé, et que je vous appelais ‘Néandertalien’. Vous seriez à mille lieues d’un Néandertalien, vous seriez un humain poilu”, a notamment réagi Alan Cooper, spécialiste en biologie de l’évolution ayant étudié l’ADN des “canis dirus”. Reste que ces projets soulèvent des questions éthiques, tant sur le bien-être animal que sur les règles à respecter et le bien-fondé de la démarche. Pour L’Express, Beth Shapiro, célèbre biologiste ayant séquencé le génome du dodo en 2022, et qui a dirigé ce projet pour Colossal Biosciences, répond point par point aux critiques, et n’élude aucune interrogation : l’Homme doit-il se “prendre pour Dieu” en faisant revenir à la vie des espèces disparues ? Faut-il s’attendre à voir des dinosaures dans des parcs d’attractions ? Et qu’en est-il des humains disparus, sera-t-il possible de ressusciter ses parents ou grands-parents grâce à cette technologie ? Entretien.The world’s first de-extincted animals, dire wolf brothers Romulus and Remus, were born on October 1, 2024. They are best buds, growing stronger every day, and they live together on a secure, expansive ecological preserve. And while they’re BFFs, they are being socialized with… pic.twitter.com/WSZz3sUTgj— Colossal Biosciences® (@colossal) April 9, 2025L’Express : Vous affirmez avoir réussi à restaurer une espèce éteinte depuis 12 000 ans. Pourquoi avoir choisi l’espèce “canis dirus” en particulier ?Beth Shapiro : Les “loups sinistres” sont des candidats idéaux pour la première dé-extinction, et ce pour de nombreuses raisons. Ils sont génétiquement et morphologiquement similaires aux loups gris, et les traits qui les distinguent (taille, musculature, couleur et motifs de robe) peuvent être ciblés par un petit nombre de modifications génomiques. Les loups gris sont des organismes bien étudiés (les chiens étant des loups gris domestiqués), ce qui signifie que nous disposons de connaissances considérables sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. Cela nous permet de privilégier le bien-être animal et d’obtenir un résultat prévisible en toute sécurité. Enfin, nous pouvons les conserver dans de grandes réserves écologiques, y compris peut-être sur des terres autochtones, où ces animaux ont une importance culturelle considérable. Cela permet un suivi à long terme de la santé et du bien-être des animaux, ainsi qu’une analyse scientifique de l’interaction des loups géants dé-éteints avec leur écosystème – une phase de recherche sur la dé-extinction qui devrait précéder la réintroduction de toute espèce dé-éteinte.Ce projet a été largement partagé sur les réseaux sociaux et a fait la Une du Time Magazine. Comment analysez-vous un tel enthousiasme du public ?C’est vraiment incroyable, en particulier la réaction des enfants et des étudiants qui nous ont écrit et publié en ligne leur enthousiasme à l’idée d’un nouvel outil pour lutter contre la perte de biodiversité.Pouvez-vous décrire en détail les différentes étapes qui ont rendu cette prouesse scientifique possible ?Nous avons extrait de l’ADN ancien et assemblé les génomes de deux sous-fossiles de loups géants, l’un datant de 72 000 ans et l’autre de 13 000 ans. Nous avons étudié ces génomes afin d’identifier les gènes qui distinguent les loups géants des autres espèces de canidés. Nous avons identifié le loup gris comme le parent génétique le plus proche du loup sinistre, un substitut idéal. Nous avons isolé des cellules de loup gris (cellules progénitrices épithéliales) à partir d’un prélèvement sanguin, et avons établi des colonies de ces cellules dans des boîtes de Petri en laboratoire. Nous avons ensuite sélectionné 20 cibles d’édition pour 14 gènes et conçu des outils d’édition génétique pour effectuer ces modifications. Nous avons appliqué ces modifications à nos cellules de loup gris, puis effectué des analyses de contrôle qualité sur ces cellules modifiées afin de garantir que seules les modifications appropriées étaient effectuées. Nous avons par la suite cloné ces cellules par transfert de noyau de cellules somatiques – le même procédé qui a conduit à la naissance de la brebis Dolly – dans un ovule de chien dont le noyau avait été retiré. Nous avons enfin transféré les embryons sur des chiens de chasse croisés de grande race, qui ont porté la gestation et donné naissance à Romulus, Remus et Khaleesi.Des scientifiques du monde entier se demandent si vous avez réellement ressuscité une espèce disparue. “Ils ont créé un animal qui a des caractéristiques phénotypiques du loup sinistre, pas un loup sinistre”, a écrit l’écologiste Lisette Waits. Que répondez-vous à ces critiques ?Lisette Waits a raison : nous avons créé un animal possédant les caractéristiques phénotypiques d’un loup sinistre. Cela concorde avec la définition de la dé-extinction figurant dans le rapport de 2016 de l’UICN [NDLR : Union internationale pour la conservation de la nature]. Nous suivons cette définition lorsque nous appelons nos loups sinistres de la sorte, mais nous reconnaissons que d’autres préféreront les appeler “loups sinistres indirects”, ou “loups sinistres de Colossal”, ou encore “animaux dotés d’ADN de loup sinistre possédant les caractéristiques phénotypiques des loups sinistres”.Les biologistes débattent depuis longtemps de ce qui constitue une espèce. Les concepts d’espèces sont des systèmes de classification conçus par l’Homme, et ces systèmes de classification sont tous adaptables à un objectif particulier. Comme notre objectif est de désigner une espèce disparue, il n’est pas surprenant qu’il y ait confusion. Cependant, nous utilisons la terminologie proposée par une équipe internationale de scientifiques chargée d’étudier cet objectif précis.Ce projet ressemble étrangement à ceux imaginés dans Jurassic Park, où les scientifiques ont utilisé de l’ADN de dinosaures fossilisés puis l’ont mélangé à de l’ADN d’animaux modernes. Pensez-vous que nous pourrons recréer des dinosaures dans quelques années ?Il n’y a pas d’ADN préservé dans les fossiles de dinosaures. Cela signifie que nous ne pourrons pas mélanger l’ADN de dinosaure avec quoi que ce soit, ni même connaître la séquence d’un génome de dinosaure et l’utiliser pour concevoir des expériences d’édition génétique. Cela ne signifie pas que nous ne pourrions pas en créer, mais j’imagine que nous aurions alors un autre débat sur le nom à leur donner !Baptisés Romulus et Rémus, en référence à la mythologie romaine, et Khaleesi, clin d’oeil à la série à succès “Games of Thrones” qui a rendu célèbre cette espèce disparue, ces louveteaux ont été conçus grâce à des technologies génétiques innovantes.Si nous avions la possibilité de ramener des T. Rex ou des Vélociraptors à la vie, comment pensez-vous que cela devrait être réglementé ? Cela soulève d’innombrables questions éthiques, n’est-ce pas ?Colossal est une entreprise de préservation des espèces et notre objectif est de créer des technologies qui s’ajouteront à notre gamme d’outils pour lutter contre l’extinction des espèces et le déclin de leurs habitats. Je ne suis pas sûre qu’il existe un écosystème qui bénéficierait de l’introduction d’un T. Rex ou d’un Vélociraptor, mais je suis sûre que quelqu’un ne serait pas d’accord avec moi !Vous avez évoqué la possibilité de ramener d’autres espèces disparues à la vie, comme le dodo ou le mammouth laineux. En résumé, où vivraient ces animaux ? Dans un parc d’attractions ou dans un zoo ? Ou serait-il préférable de les réintroduire dans un habitat sauvage ?Pour chacun de nos projets phares de lutte contre l’extinction – mammouths, thylacines et dodos –, l’objectif ultime est de retrouver des populations vivant à l’état sauvage là où ces espèces vivaient autrefois. Pour chaque espèce, nous avons mis en place des conseils composés de scientifiques locaux et internationaux, de gouvernements locaux, d’associations, de groupes autochtones et d’autres membres des communautés concernées afin de décider précisément où, quand et comment le retour à la nature aura lieu. Cependant, avant le retour à la nature, des phases de gestion intégrée des soins seront prévues.Ces phases permettront de surveiller les animaux afin de s’assurer de leur bonne santé, de détecter d’éventuels effets imprévus des modifications et d’évaluer leurs interactions entre eux et avec leur écosystème. Les loups géants, qui vivront dans une vaste réserve écologique certifiée par l’American Humane Society et bénéficieront de soins vétérinaires constants, constituent la première espèce à être déracinée dans cette phase de gestion intégrée. Nous pouvons ainsi exploiter les connaissances scientifiques considérables sur le comportement, la croissance et la santé des loups gris pour évaluer rigoureusement le potentiel de cette technologie comme outil de sauvetage génétique.N’est-ce pas aussi une façon pour l’homme de remplacer “Dieu” en ressuscitant des espèces qui n’ont pas survécu au darwinisme ? Est-ce vraiment le rôle des humains, les animaux les plus intelligents, de décider qui doit être ressuscité ou non, simplement parce qu’ils en ont la capacité technique ?Les humains se prennent pour Dieu depuis que nous existons en tant qu’espèce : d’abord en poussant des espèces à l’extinction, puis en les transformant pour nos besoins, par la domestication, l’agriculture et même la conservation, où nous décidons qui peut vivre, où elles peuvent vivre, combien, etc. Ces outils rendent notre intervention sur la nature plus précise et plus puissante, mais ils sont en réalité une extension de ce que nous faisons depuis des dizaines de milliers d’années. Certaines cultures considèrent même comme une obligation morale pour les humains de jouer un rôle actif dans la guérison et la réparation du monde – le concept de “tikkoun olam” dans le judaïsme, par exemple. Ainsi, dans cette tradition, créer ou prendre le contrôle revient à jouer le rôle d’un humain, et non celui de Dieu.Pensez-vous qu’il sera techniquement possible (au-delà de l’éthique), dans un avenir proche, de ramener à la vie nos parents décédés ? Ou des ancêtres plus lointains ?Les organismes sont bien plus que la simple séquence de leur ADN : ils sont une combinaison de leur ADN et des habitats dans lesquels ils vivent. En effet, c’est une autre raison importante pour laquelle il ne sera jamais possible de ramener à la vie quelque chose d’identique à une espèce éteinte, et c’est pourquoi il est si vital de continuer à investir dans des solutions de conservation qui empêchent les extinctions. Si la technologie devait se développer pour créer une copie génétiquement identique d’une personne (ou de tout autre organisme) autrefois vivante, ce serait un clone génétique, mais ce ne serait toujours pas la même personne. En fait, nous en avons des exemples partout autour de nous, car les vrais jumeaux sont des clones génétiques, mais ils ne sont certainement pas interchangeables en tant que même personne.Les photos et vidéos de ces trois petits “loups sinistres” – autre nom donné à l’espèce – ont inondé les réseaux sociaux et secoué la communauté scientifique, partagée entre enthousiasme et scepticisme.Comment se portent Khaleesi, Romulus et Remus aujourd’hui ? Quel avenir leur est réservé, quelle vie auront-ils ?Ils sont formidables ! Romulus et Remus ont environ 6 mois, et Khaleesi a un peu plus de 2 mois. Khaleesi sera bientôt présentée à ses frères, et nous verrons comment cela se passe – un autre élément important dans l’élaboration de plans à long terme pour la dé-extinction des espèces. Ils vivront dans une vaste réserve écologique, avec des activités de participation spécialement conçues et une attention (distante) telle qu’ils ne recevront jamais la moindre écharde sans que personne ne le sache. Cet environnement soigneusement contrôlé ne vise pas à créer des “animaux de zoo” ; il s’agit plutôt d’une étape essentielle et éthique dans l’évaluation de cette technologie, en permettant un suivi longitudinal de la santé et la collecte continue de données scientifiques.
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/il-ny-a-pas-dadn-de-dinosaure-mais-apres-la-resurrection-de-loups-les-folles-ambitions-de-beth-ZNPUW56FX5ASTBRCTYXMTS7PBE/
Author : Yohan Blavignat
Publish date : 2025-04-27 10:00:00
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Sunday, April 27