Plus de 12,5 milliards d’euros d’amende prononcés en faveur du Trésor public, 532 personnes condamnées en première instance, et près de 3300 procédures initiées en dix ans : depuis 2014, le Parquet national financier (PNF), créé notamment à la suite de l’affaire Cahuzac, s’est spécialisé dans la lutte contre la grande délinquance financière et économique. Affaire Airbus, Fillon, Bismuth, ou encore affaire des soupçons de financement libyens de la campagne de Nicolas Sarkozy… En une décennie, cette institution, dont les compétences et l’organisation restent assez méconnues des Français, est à l’origine de nombreux procès très médiatiques – et a fait l’objet à ce titre de plusieurs critiques concernant son fonctionnement.À l’occasion de la publication, en janvier dernier, du bilan de l’activité du PNF depuis 2014, et à la suite du procès de Nicolas Sarkozy sur les soupçons de financement illégal de sa campagne de 2007, l’avocat Antoine Vey, qui a défendu une trentaine de dossiers devant cette juridiction, revient sur l’évolution de l’institution, son poids considérable en matière de lutte contre la criminalité financière, et sur les leviers qui permettraient selon lui d’améliorer son fonctionnement.L’Express : Vous avez défendu de nombreux clients devant le Parquet national financier depuis sa création, il y a dix ans. Quel bilan faites-vous de l’institution en tant qu’avocat ?Me Antoine Vey : Ma position est plutôt positive. Il est vrai qu’en tant qu’avocat, nous sommes souvent critiques sur la façon dont les magistrats opèrent dans un dossier ou un autre. Cela ne veut pas dire pour autant que, au-delà des affaires qui nous opposent, nous ne sommes pas capables de prendre de la hauteur et d’observer les évolutions de cette institution qui, il faut le dire, s’est bien installée dans le paysage judiciaire français. En dix ans, ce parquet a permis l’émergence d’une équipe spécialisée qui traite de sujets complexes, de blanchiment, de cryptomonnaies, de flux internationaux, de fraudes fiscales, de concurrence… Par cette spécialisation, les magistrats appréhendent mieux ces sujets. Parallèlement, cela a aussi permis l’émergence de cabinets d’avocats plus spécialisés. Le débat juridique, même s’il est parfois rude, est donc monté de niveau, ce qui est bien pour la justice pénale. Je note par ailleurs que, depuis quelques années, il y a des améliorations notables dans le fonctionnement du PNF, notamment dans ses rapports avec les avocats.Quelles sont selon vous les évolutions majeures permises par le PNF sur le sujet de la délinquance financière et économique en dix ans ?Je pense que le PNF a assurément permis une certaine modernisation dans les techniques d’enquête en matière de délinquance économique. Une des innovations notables est sans doute l’introduction de la justice négociée, notamment dans les enquêtes qui visent des entreprises. Cette pratique est encore assez nouvelle en France et le PNF cherche à l’étendre. Elle permet de proposer un mode de résolution du litige par la négociation, soit dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), soit par une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).L’idée est bonne en théorie, notamment parce que cela rapporte de l’argent à l’État [NDLR : les sommes prononcées en faveur du Trésor public dans les procédures terminées en 2024 s’élèvent ainsi à 203,9 millions d’euros], évite des procédures longues et conflictuelles, et permet de mieux orienter certains dossiers. Mais sur le plan pratique, ces procédures sont étrangères la culture pénale française. Il y a donc eu plusieurs années de rodage dans leur mise en œuvre, avec des critères parfois flous et difficilement prévisibles.De plus, ces accords ne sont pas toujours bien accueillis par certains magistrats du siège. Cela a donc conduit à plusieurs refus d’homologation, ce qui constitue un frein notable à l’efficacité de ce type de procédures puisque bien souvent, l’échec de la procédure négociée est médiatisé. Le recours à ces procédures négociées a également donné lieu à des contradictions étonnantes dans certains dossiers où des justiciables avaient accepté de plaider coupable de faits pour lesquels des coauteurs, plus téméraires, ont tenté leur chance devant le tribunal et ont finalement été relaxés… Le système n’est donc pas entièrement lisible, qui plus est dans des affaires médiatisées ou à forts enjeux.Le PNF recourt aujourd’hui à l’entraide pénale internationale dans un tiers de ses procédures. Qu’est-ce que cela change selon vous en termes de pression sur les justiciables ?Cela prend acte de la réalité du monde. Un des points mis en avant dans le rapport 2024 du PNF est justement la coopération judiciaire internationale avec les Emirats arabes unis, ce qui prend par exemple acte de la place de Dubaï dans le monde de la criminalité financière, du fait que les flux financiers n’ont plus de frontières, et que la justice est de moins en moins une justice nationale. Pour autant, les systèmes judiciaires restent souvent très ancrés à la culture d’un pays et il ne faut pas croire à une globalisation facile des systèmes de justice.Quelles sont selon vous les limites actuelles du fonctionnement du PNF ?Sur le fond, le régime de l’enquête préliminaire, qui est réalisée sans contradictoire, conduit à des dossiers qui sont parfois mal construits, car ils ne se focalisent que sur les éléments à charge. Ce phénomène explique peut-être l’augmentation du taux de relaxe [NDLR : 39 % en 2024] qui interroge le PNF lui-même, comme il l’indique dans l’introduction de son bilan 2024, précisant qu’il “travaille à en analyser les causes”. En réalité, le risque de constituer des équipes de procureurs spécialisés est de développer une culture de la répression. On a parfois le sentiment que les sanctions obtenues sont présentées comme des victoires ou comme des trophées.Le PNF est un service d’enquête, et pas une formation de jugement et leurs décisions juridictionnelles devraient être plus encadrées. Car en pratique, les justiciables qui sont visés par ces enquêtes, qui sont souvent des personnalités publiques ou de grandes entreprises, voient leur image lourdement ternie par l’action du PNF, alors même qu’ils ne sont pas forcément coupables des faits qu’on leur reproche, et que l’enjeu de ces procédures, par exemple en matière de favoritisme ou de prise illégale d’intérêts, n’est pas toujours à la hauteur des moyens déployés, y compris sur le terrain de la communication.Dans un tel contexte, avez-vous justement observé un changement de comportement chez les justiciables ?Oui. Les justiciables commencent à réaliser que, une fois pris dans les filets dans ce type d’enquête, ils ont très peu de leviers pour se défendre efficacement. Ils savent qu’un récit médiatique va s’instaurer très rapidement et qu’il faut agir vite : soit dans le sens d’un compromis, si les faits sont établis, soit dans le sens d’une défense qui doit être capable de répondre à la nature de l’attaque.Les entreprises commencent à comprendre que le PNF est devenu un acteur de la vie économique, qui peut prendre des décisions fortes et gravement préjudiciables. L’analyse du risque pénal est donc en train de s’installer chez les décideurs comme une donnée importante dans la prise de responsabilités, à la fois sur le plan du droit, mais aussi et surtout sur le plan de l’image. Cela est théoriquement vertueux, mais présente aussi le danger de limiter l’esprit d’entreprendre, la compétitivité ou de surexposer les décideurs publics.Vous parlez de décisions parfois “disproportionnées”. Selon qui ?Selon les jurisprudences qui étaient appliquées jusqu’à présent et la culture judiciaire française. Par exemple, on voit apparaître des décisions de saisies massives, préventives, qui n’existaient pas auparavant dans la culture judiciaire française – le PNF a développé ça. Sur les quantums des peines demandées dans les réquisitions, avec des interdictions d’exercice, par exemple sur la gestion d’une entreprise, qui sont désormais requises et qui n’étaient pas demandés auparavant, de manière aussi systématique. Idem pour les peines de prison, dont les quantums, à tort ou à raison, étonnent les Français parce qu’ils n’étaient pas dans nos habitudes judiciaires. Le risque ici est de céder aux sirènes d’une justice qui promeut l’affichage plutôt que l’équilibre.Quels sont selon vous les leviers d’amélioration du fonctionnement du PNF ?Le PNF doit continuer son effort de construire un cadre juridique plus clair et plus prévisible concernant son action, par exemple sur les critères mis en œuvre dans le cadre des négociations avec les entreprises. De plus, devant la puissance des moyens mis à sa disposition, je pense essentiel que le PNF participe à l’émergence d’une véritable culture des droits de la défense. Il y a de nombreux sujets, sur l’articulation avec les autorités administratives indépendantes, sur le respect du secret professionnel, sur le recours effectif pour contester les décisions du PNF, notamment en matière de saisies. Cet équilibre entre un organe répressif fort et une meilleure protection des droits des justiciables est le cœur même d’une meilleure justice. Or, ces derniers temps, j’ai le sentiment que l’avantage a été donné à l’outil répressif et que la protection des droits individuels passe au second plan.Au fil des années et des décisions rendues, certaines personnalités politiques – comme Éric Ciotti en 2020 – ont proposé de supprimer le PNF. Qu’en pensez-vous ?Toute approche trop radicale conduit à la discréditer. Il n’y a pas matière à supprimer une institution qui montre qu’elle fonctionne et qu’elle évolue. Il y a matière en revanche à émettre des critiques constructives, comme la nécessité selon moi de renforcer les droits de la défense, ou celle de permettre une meilleure prédictibilité des décisions. Que certains “tapent” sur les juges pour contester les mises en cause dont eux-mêmes ou leurs proches font l’objet est devenu un classique, mais cela affaiblit tout le monde. Cela ne sauve ni les justiciables, ni l’institution judiciaire.
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Author : Céline Delbecque
Publish date : 2025-04-26 09:30:00
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