“Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre.” Cette formule est obsédante. Depuis 1961 et sa publication en préface au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, elle a été répétée par tous les lycéens et étudiants en posture de révolté, elle a été notée dans les agendas, dorénavant sur les profils des réseaux sociaux, lancée en guise d’argument définitif, justification poétique à la violence, romantisme sanglant, apologie de la terreur. Peut-être qu’elle résume ce qu’Aron appelle chez Sartre son génie littéraire, la virtuosité du style, la puissance imaginative, “l’extraordinaire fertilité de son esprit” et “sa puissance de construction dans l’abstrait”. Le romantisme de la violence de cette formule est si grand qu’elle efface le cadavre. Ne demeure plus que le geste révolutionnaire contre l’oppression qui excuse le sang. C’est contre ce Sartre que s’élève Aron, des années après leur rupture, des années durant lesquels Aron aura essuyé les insultes et la mauvaise foi intellectuelle de son ancien camarade d’avant-guerre.A l’occasion de la réédition du livre de Raymond Aron, Histoire et dialectique de la violence (dans un recueil de textes, Aron critique de Sartre, chez Calmann-Lévy) où, treize ans après la publication en 1960 du dernier texte philosophique de Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, il lui consacre un an de séminaire, disséquant le texte pour donner à comprendre l’échec du chantre de l’existentialisme, il est temps de faire le procès de la violence qui n’est jamais légitime. Ce qu’Aron reproche à Sartre, c’est de n’être pas parvenu à dépasser la violence, pire d’en faire l’éloge en défendant l’idée de la “fraternité-terreur”, de ne pas prendre en compte la pluralité des hommes, de sacrifier finalement la liberté des hommes – qui sont sous la plume sartrienne des êtres certes libres mais interchangeables à un hypothétique horizon qui serait la victoire du collectif prolétaire –, de piétiner ce faisant la singularité des hommes, d’abandonner lâchement l’homme en rase de campagne de l’Histoire. Peut-être que le pire dans le texte indigeste de Sartre est le passage douloureux de la philosophie à l’idéologie qui tue la possibilité du débat contradictoire et nous fait prendre conscience de la fragilité de l’espace public, espace commun où tous peuvent dire sans condamner, sans juger, sans tuer. Aron, lui, n’aura jamais cessé le dialogue avec Sartre, indirectement, intellectuellement, ne cessant jamais d’interroger la dimension philosophique de la violence.La philosophe Perrine Simon-Nahum, à l’origine de cette réédition, signe une préface lumineuse et d’une surprenante actualité. Tout a été reproché à Aron par la bande de Sartre, son colonialisme (alors qu’il fut l’un des premiers à se prononcer pour la “nécessaire indépendance” dès 1957) comme son anticommunisme qui connut une bataille rangée en 1949 lors du procès Kravchenko (ancien ingénieur soviétique réfugié aux Etats-Unis et auteur du livre J’ai choisi la liberté !) pour diffamation contre l’hebdomadaire communiste Les Lettres françaises qui l’accusait de mensonge et d’être un agent américain. Kravchenko gagna son procès et malgré la reconnaissance publique de la réalité des camps soviétiques, l’affaire n’entraîna pas un basculement de l’opinion : le communisme conserva sa forte légitimité dans la gauche française, et la dénonciation des crimes du stalinisme restera minoritaire ne cessant encore aujourd’hui de me hanter comme le procès inique de Victor Serge (de son vrai nom Viktor Kibaltchich, anti-stalinien) avant-guerre m’obsède encore. Il y a certains crimes de la pensée qui sont impardonnables, et le défilé des soutiens staliniens des Lettres françaises (Frédéric Joliot-Curie, Louis Aragon, Jean Cassou, Paul Eluard, Roger Garaudy, Elsa Triolet, Tristan Tzara, Vercors, etc.) résonne comme le refus idéologique de regarder les cadavres qui s’amoncelaient pourtant en marchant dessus sans aucune pitié.Et Perrine Simon-Nahum de rappeler pourquoi il faut lire encore Histoire et dialectique de la violence “comme la réponse humaniste et toujours actuelle à la tentation d’un nihilisme contemporain et à l’acceptation défaitiste de notre inhumanité”.
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Author : Abnousse Shalmani
Publish date : 2025-04-25 10:00:00
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