Sociologue de gauche au CNRS et à Sciences Po, Hugues Lagrange avait fait polémique en 2010 en publiant Le Déni des cultures. Ce petit-fils du sous-secrétaire d’Etat aux sports du Front populaire, Léo Lagrange, y plaidait pour une prise en compte du facteur culturel dans les difficultés d’intégration de certains jeunes issus de l’immigration. Après une longue période de silence, Hugues Lagrange s’intéresse depuis quelques années à un autre sujet tabou dans sa profession qui ne jure que par le fait socio-économique : la prise en compte des avancées en biologie. Le chercheur estime ainsi que la sociologie ne peut plus se passer de progrès spectaculaires en génétique ou neurosciences.Dans son nouvel essai, La Peine et le plaisir, Hugues Lagrange analyse l’évolution de la dépression, de l’addiction aux drogues et de l’obésité, des maux majeurs de notre société moderne. L’auteur observe que ces pathologies, autrefois apanage de l’élite, sont désormais surreprésentées dans les milieux défavorisées. Mais le sociologue s’intéresse aussi aux effets de plus en plus importants des inégalités cognitives. Les études sur l’héritabilité prouvent qu’en dehors des facteurs sociaux et environnementaux, nous ne sommes pas tous égaux face à l’école. Or la méritocratie, qui ne voit que l’effort déployé par les élèves, nie ces différences. Pour Hugues Lagrange, les effets de ces inégalités scolaires ne font qu’augmenter du fait de l’éducation de masse et des révolutions technologiques, avec des conséquences de plus en plus graves sur l’estime de soi des personnes en échec scolaire. Entretien. L’Express : Depuis quelques années, vos travaux mêlent sciences sociales et biologie. Pourquoi la sociologie ne pourrait-elle plus aujourd’hui se passer de connaissances scientifiques, notamment en matière de génétique ?Hugues Lagrange : La tradition sociologique française, marquée par ses fondateurs Emile Durkheim et Marcel Mauss au début du XXe siècle, assure qu’un fait social ne peut s’expliquer que par un autre fait social. Ces sociologues voulaient alors s’éloigner d’un XIXe siècle qui avait donné à la nature une importance excessive, et ainsi rompre avec l’essentialisme. Par la suite, à partir des années 1920, il y a eu les dérives eugénistes aux Etats-Unis, en Suède et bien sûr en Allemagne. Pendant plusieurs décennies, du fait du traumatisme du nazisme, il a été impossible d’aborder ensemble les questions sociales et biologiques. Dans les années 1970, la sociobiologie d’E. O. Wilson, conçue comme une nouvelle discipline, a été très mal reçue.Mais aujourd’hui, les connaissances scientifiques ont nettement évolué, avec des progrès spectaculaires en génétique, en microbiologie ou en neurophysiologie et l’isolement du social n’est plus tenable. Les études gémellaires ont déjà un siècle. A partir des comparaisons entre jumeaux monozygotes et hétérozygotes, on a pu mesurer l’influence génétique, ce qu’on appelle héritabilité, et on a pu évaluer les rôles de l’inné, de l’acquis et leur interférence. On estime qu’au-delà de 12 ans, l’influence des gènes explique plus de 60 % des variations du QI. Après 2000, avec le séquençage du génome, les scores polygéniques ont permis de mieux identifier l’effet de gènes spécifiques et parfois de leurs combinaisons. Aussi les études sociologiques qui ignorent cet aspect biogénétique passent à côté d’un phénomène majeur. En France, l’influence de la psychanalyse persiste. En quoi la grille de lecture de Sigmund Freud ne vous semble-t-elle pas adaptée pour comprendre les maux de notre société actuelle ? Freud a eu des intuitions et des observations prodigieuses. Il a fait un portrait extrêmement fin des troubles psychiques de la bourgeoisie viennoise vers 1900, car les femmes, nombreuses, qui venaient le voir n’étaient pas des ouvrières ou des femmes de ménage ! Au début du XXe siècle, la psychanalyse a été mal reçue, avant de connaître en engouement très fort, notamment aux Etats-Unis. C’est un effet indirect du nazisme, car de grands intellectuels germanophones, comme Theodor Adorno, Herbert Marcuse ou Erich Fromm, ont alors émigré aux Etats-Unis, influençant la psychiatrie américaine jusque dans les années 1980. Pour schématiser, Freud attribuait les névroses au conflit entre le désir et la norme sociale. Or la libération sexuelle des années 1960 rend alors caduque cette grille de lecture.Ensuite, il y a eu un retournement empiriste de la psychiatrie dans le monde anglo-saxon. On est passé d’une psychologie des profondeurs, s’intéressant aux dynamiques psychiques, à une psychiatrie algorithmique et systématique, dont le DSM [NDLR : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux] est témoin. La dépression se voit par exemple attribuée neuf critères. Mais la question de l’anhédonie, c’est-à-dire l’incapacité pour une personne à ressentir du plaisir, a été mise de côté durant trois décennies, avant de revenir sur le devant de la scène grâce à des scientifiques comme Eric Nestler ou Vincent Vialou, qui travaillent sur la toxicomanie. On a découvert que les toxicomanes ont un seuil d’accès au plaisir élevé, mais aussi que les dépressions réactives impliquent essentiellement un déficit de récompense, ou que le fait de manger peut être, pour une partie des personnes obèses, une compensation. En tant que sociologue, ce qui m’a ainsi frappé, c’est ce lien entre la dépression, l’abus de drogue et l’obésité. À des degrés divers, tous manifestent de l’anhédonie, c’est-à-dire un déficit d’accès au plaisir.La malbouffe et la nourriture industrielle n’expliquent pas tout le phénomène de l’obésitéQue sait-on sur l’évolution sociale de la dépression, des addictions et de l’obésité ?Pour les trois, il y a eu un basculement social vers les classes populaires. Alors qu’au XIXe siècle, il s’agissait d’affections qui touchaient plutôt l’élite ou la bourgeoisie. Il n’y avait bien sûr pas de DSM, et il est donc difficile de mesurer l’évolution de la dépression caractérisée sur le temps long. Mais une remarquable étude suédoise montre que les couches populaires, paysans ou ouvriers, étaient encore relativement peu déprimées vers 1900, aux alentours de 0,5 % selon une mesure rigoureuse. En 1960, la prévalence dépasse 2,5 % pour ces classes sociales. Alors que durant la même période, la prévalence de la dépression parmi les membres des classes supérieures est restée stable autour de 1 %. Pour la fin du XXe siècle, les données sont plus nombreuses : les dépressions sont plus rares dans les milieux éduqués que chez les moins éduqués – ouvriers ou employés.Pour la toxicomanie, il y a eu une évolution socio-culturelle analogue. Les usages et les abus des opioïdes étaient, avant la Seconde Guerre mondiale, le fait de milieux artistiques marginaux et d’intellectuels curieux. De la même façon, le cannabis dans les années 1960 est le fait des étudiants qui sont alors les fils de la bourgeoisie. Aujourd’hui en France, la consommation régulière de cannabis se situe à 6 % chez les jeunes des milieux favorisés, contre 15 % chez les apprentis et 21 % chez les jeunes à la fois déscolarisés et sans activité professionnelle. Aux Etats-Unis, la crise des opioïdes a particulièrement frappé une Amérique pauvre. Là aussi, on a donc vu un basculement vers les couches les plus précaires.Enfin, dans Le Peuple et les gros paru en 1979, Pierre Birnbaum décrivait des “gros” qui sont à la fois en surpoids et fortunés. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Aux Etats-Unis, en 1990, il n’y avait pas d’influence du revenu sur l’obésité. Depuis, le lien entre pauvreté relative et obésité s’est accentué : en 2015, le taux d’obésité diminue de 10 points entre les revenus les plus faibles et les plus élevés. En France aussi, la pauvreté augmente désormais de manière significative la probabilité d’être en surpoids. L’obésité est bien sûr un phénomène complexe, avec des facteurs génétiques, épigénétiques et comportementaux. Mais les causes que l’on avance le plus souvent, la malbouffe et la nourriture industrielle, n’expliquent pas tout le phénomène. Aux Etats-Unis, le chercheur R. Alexander Bentley et son équipe ont par exemple analysé l’évolution des taux d’obésité entre comtés américains de 2004 à 2013. Selon eux, les conduites obésogènes ont été amplifiées par un besoin d’assurance contre des risques futurs. Cela est particulièrement vrai pour des femmes pauvres, souvent seules, qui ont des enfants à charge et se demandent si elles vont arriver à les nourrir. Pour cette raison, elles peuvent surcompenser leurs angoisses en nourrissant trop et mal leurs enfants comme elles-mêmes.N’est-ce pas la même évolution que pour le tabagisme et l’alcool ? Absolument. Pour le tabagisme, on peut bien voir, à travers les films des années 1950, que tout le monde fumait dans les classes aisées. Fumer était alors une marque d’un individualisme sûr de lui. Et les statistiques de l’époque confirment que les classes éduquées fumaient plus que celles n’ayant pas terminé leurs études secondaires. Mais cela s’est complètement inversé à la fin du XXe siècle. Les personnes diplômées ont été plus sensibles aux messages de santé publique, et donc diminué plus vite leur consommation. Le même phénomène s’est produit pour l’alcool. On peut y voir le fait que ceux qui ne trouvent pas de gratification à travers leur position ou leur trajectoire sociale cherchent plus souvent des plaisirs à court terme, que ce soit à travers la pâtisserie ou la drogue en passant par le tabac, et qui s’accompagne d’une moindre pratique des activités physiques.Ce n’est pas en niant les différences cognitives, mais en prenant leur mesure qu’on pourra réduire les souffrances.Vous alertez aussi sur les souffrances engendrées par le mythe de la méritocratie. Selon vous, ne pas prendre en compte la question des inégalités cognitives ne fait que renforcer le problème, alors même que le niveau d’étude est de plus en plus valorisé dans notre société…La variabilité des aptitudes cognitives atteint de plein fouet la représentation des hommes comme égaux, issue de la tradition judéo-chrétienne et portée par la Révolution française. Affirmer l’égale dignité des hommes ne veut pas dire que ceux-ci sont factuellement égaux. On ne peut pas, légitimement, classer les humains. Prenons deux caractéristiques (cela vaut a fortiori si l’on en prend plus) comme la taille et le poids. Si A est plus gros et moins grand que B, on ne peut pas établir de classement naturel entre A et B. L’homme est multidimensionnel. Mais si l’on ne considère qu’une seule dimension, c’est le cas avec les aptitudes cognitives, on peut ordonner ces deux individus, et partant les êtres humains sur cette dimension. Certains affirment que le QI est une mesure arbitraire. Très bien, mais la réussite scolaire est fortement liée à cette mesure : QI et réussite scolaire sont corrélés à plus de 50 %. Or la réussite scolaire est aussi directement liée au niveau de revenu. Les vedettes sportives ou du show-business peuvent s’en dispenser. Mais en règle générale, les aptitudes cognitives ont un rôle directeur dans la façon dont s’établissent les hiérarchies sociales. Et c’est un phénomène historiquement récent. Au XVIe siècle, il valait mieux être fort, ou être bien né au sein de l’aristocratie. Mais la société technologique valorise, elle, les aptitudes cognitives. L’éducation de masse a étendu les exigences. Alors que jusqu’en 1960, seuls 10 % d’une classe d’âge faisaient des études jusqu’au niveau de la licence, on en est aujourd’hui à 60 % aux Etats-Unis, un peu moins en Europe. Nous savons que les aptitudes cognitives sont inégalement distribuées. Nous ne sommes pas égaux face à l’école, alors même que la méritocratie attribue la réussite scolaire à la seule question de l’effort. De ce fait, l’échec scolaire crée de l’humiliation et un sentiment d’infériorisation chez une fraction importante des jeunes, ce qui n’était pas le cas il y a cinquante ans. Quand seuls 10 % d’une génération menaient des études longues, l’ouvrier de métier, qui avait d’autres qualités et un savoir-faire reconnu, ne se sentait pas diminué et dévalorisé. Aujourd’hui, les métiers artisanaux sont rarissimes, et ceux qui sont exclus des scolarités longues se voient relégués dans des métiers socialement dévalorisés, y compris les métiers de soins, pourtant nombreux et indispensables. Nous avons applaudi les infirmières et les aides-soignants durant le Covid-19, mais nous n’avons nullement revalorisé leurs salaires. Il y a là une inégalité dans la justice distributive, mais aussi dans ce que le philosophe Michael Sandel nomme la justice contributive, à savoir ce que les hommes et femmes apportent à la société, à travers l’empathie, le souci d’autrui. Ils ne sont pas gratifiés.J’essaie donc d’alerter, à travers ce livre, sur une domination sociale qui passe aujourd’hui par les aptitudes cognitives, et qui débouche sur un sentiment d’humiliation et de honte bien plus important qu’autrefois chez ceux qui n’ont pas réussi à faire des études longues et sont dépourvus de reconnaissance.Quelles réponses devraient apporter les politiques publiques ? Vous rappelez par exemple que la hausse du prix des cigarettes n’a nullement entamé la consommation de tabac dans les classes populaires…Les politiques publiques présupposent des citoyens attentifs à leur santé. Elles ignorent souvent le bénéfice secondaire de pratiques nocives. Vous citez le tabac. Effectivement, on a en France considérablement augmenté le prix des cigarettes, et pourtant la consommation de tabac chez les plus pauvres a elle aussi relativement augmenté. Même chose pour les boissons sucrées. Les études ont montré que chez les personnes obèses qui sont en situation de stress, le fait de consommer du sucre permet de réduire en partie ce stress. Il y a ainsi un intérêt à court terme à des pratiques dangereuses pour la santé sur le long terme, d’autant plus que les plus pauvres ont une espérance de vie plus courte que les classes éduquées. Les politiques publiques devraient dans leurs messages prendre en compte ce contournement, par les classes populaires, des injonctions de santé publique (parallèlement aux contournements de la carte scolaire par les classes aisées).Il faut penser les hiérarchies instituées par les compétitions scolaires comme étant à la fois un fait social et biologique, coproduit par les dispositions naturelles et les orientations culturelles. Si nous voulons aller vers plus de bonheur et de solidarité sociale, ce n’est en tout cas pas en niant les différences cognitives, mais en prenant leur mesure qu’on pourra réduire les souffrances qui témoignent d’une dégradation de l’estime de soi socialement favorisée par l’école. La peine et le plaisir, par Hugues Lagrange. PUF, 325 p., 22 €.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-04-24 17:00:00
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