Plus d’une décennie après ses passes d’armes avec Henri Proglio, celle que l’on surnommait “Atomic Anne” lance une nouvelle charge contre EDF. Dans Un secret si bien gardé, Anne Lauvergeon accuse l’entreprise de sous-exploiter notre parc nucléaire, ce qui ne fait que gonfler la facture d’électricité. L’ancienne dirigeante d’Areva y montre aussi comment l’Union européenne, en privilégiant les modèles britannique et allemand, a mis à mal le nucléaire français. Entretien.L’Express : Le “secret si bien gardé” que vous révélez dans ce livre, c’est que la facture d’électricité des Français pourrait singulièrement baisser si EDF améliorait le “facteur de charge” de ses centrales nucléaires. C’est-à-dire ?Anne Lauvergeon : Le facteur de charge est un indicateur de référence : c’est le ratio entre l’énergie qu’un réacteur produit sur une période donnée et l’énergie qu’il aurait produite s’il avait constamment fonctionné à puissance nominale. C’est le meilleur moyen de mesurer l’efficacité de fonctionnement d’un parc nucléaire et de faire des comparaisons entre pays. Ce facteur de charge est publié chaque mois par l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique. Il est suivi attentivement dans tous les pays… sauf chez nous.EDF préfère parler des térawattheures produits, soit 361,4 TWh en 2024. Cela correspond à un facteur de charge de 67 %. Les meilleurs pays du monde dépassent les 95 %. La moyenne européenne, en dehors de la France, est largement au-dessus de 85 %. Les Américains sont entre 91 et 92 %. Force est de constater qu’il y a une sous-production du parc nucléaire français. Et c’est le cas depuis plus de vingt ans. Cette situation est d’autant plus préjudiciable que la France possède le deuxième parc nucléaire au monde, derrière les Etats-Unis, en termes de taille. Et nous sommes lanterne rouge en termes de performance.Est-ce volontaire ?C’est une très bonne question. Seuls les membres du comité exécutif d’EDF peuvent y répondre.Je vois néanmoins trois explications qui ne s’excluent nullement. La première, c’est que si vous produisez peu, ou moins, vous faites monter le prix de l’électricité. EDF a réalisé un bénéfice net record de 11,4 milliards d’euros l’an dernier. C’est ce qu’attend l’actionnaire, l’Etat, qui veut des dividendes. La deuxième, c’est que cette situation arrange beaucoup de monde. Depuis 2007, et sans discontinuer ou presque, le portefeuille ministériel de l’énergie, qui était traditionnellement dans le giron de l’industrie à Bercy, est passé au ministère de l’Environnement. Ministère occupé successivement et majoritairement par des antinucléaires. Se caler sur une production nucléaire faible permet donc de laisser toute la place au développement de l’éolien et du solaire. Enfin, EDF, au tournant des années 2000, a refusé d’appliquer de nouvelles méthodes, qui fonctionnent partout dans le monde, afin d’améliorer la production. Les Etats-Unis sont passés d’un facteur de charge de 70 % à 92 %. La France n’a pas pris ce tournant. On continue à faire comme avant. Un exemple : l’arrêt pour changement de combustible. En 2024, EDF met en moyenne 105 jours pour cette opération, là où les Américains sont à 35. Les salariés d’EDF n’y sont pour rien, dans une structure pyramidale.Quelles en sont les conséquences ?Nous avions, jusqu’au début des années 2000, des factures d’électricité parmi les moins chères d’Europe. En dix ans, elles ont augmenté de 120 % ! Cela pose, en premier lieu, un problème à tous les Français, qui ne comprennent pas et peinent devant cette hausse spectaculaire. Les entreprises, elles, accusent une perte de compétitivité dramatique. Le groupe chimique grenoblois Vencorex, qui vient de passer sous contrôle chinois en perdant 90 % de ses effectifs en France, ne pouvait pas être compétitif au prix où il payait l’énergie. Troisième conséquence : si l’électricité est trop chère, comment électrifier les transports ou les nouvelles industries ? En 2024, la France est revenue à un niveau de consommation électrique inférieur à celui de 2004. On a, certes, réalisé des économies, mais nous avons peu électrifié de nouveaux usages. C’est pourtant la mère des batailles dans la transition écologique. Il nous faut une électricité moins chère !On pourrait réaliser 150 milliards d’euros d’économie!Vous dénoncez des contre-vérités émises lors des commissions d’enquête parlementaire…Les commissions d’enquête parlementaire sont extrêmement instructives. Celle présidée par le sénateur Franck Montaugé, sur “la production, la consommation et le prix de l’électricité aux horizons 2035 et 2050”, a demandé à RTE, le gestionnaire du réseau électrique (qui est juge et partie puisque filiale à 50,1 % d’EDF) comment atteindre un mix énergétique avec 70 % de nucléaire et 30 % de renouvelables. RTE a répondu qu’un tel mix ne pourrait s’envisager qu’à partir de 2040, lorsque nous aurons de nouvelles centrales nucléaires. Comment des spécialistes de l’électricité peuvent-ils énoncer une telle contre-vérité à une commission d’enquête, après avoir prêté serment, et taire le fait qu’on peut tirer davantage du parc existant ? J’ai fait le calcul. On pourrait produire un surplus équivalent à huit EPR2 si l’on atteignait, avec nos centrales actuelles, le facteur de charge moyen du reste du monde. Soit 100 TWh de plus sans investissement significatif. Ou 150 milliards d’euros d’économie. C’est considérable !Devant cette même commission, le patron du parc nucléaire d’EDF a expliqué que la modulation était une invention française formidable. Cette modulation consiste, sur ordre de RTE ou d’EDF, à faire varier la puissance d’un réacteur de 20 à 80 %, en fonction de la production d’énergies renouvelables, solaire ou éolienne, considérées comme prioritaires. Aucun réacteur n’a été conçu pour cet usage. Et aucun autre pays ne le fait aussi systématiquement. L’inspecteur général de la sûreté nucléaire d’EDF a d’ailleurs publiquement tiré la sonnette d’alarme au début de l’année.En somme, il est toujours question de dépenses, jamais d’économies…La loi sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE3) qui va être débattue sans vote le 28 avril à l’Assemblée nationale, comporte 300 à 400 milliards d’euros de nouveaux investissements, qui font la part belle aux énergies renouvelables. Elles ne produisent pas de CO2, mais elles sont intermittentes, alors même qu’on ne sait pas stocker de grandes quantités d’électricité de façon économique. Les factures d’électricité ne vont cesser d’augmenter. Vous, moi, les entreprises payons tout : le prix de l’électron, les coûts de raccordement qui vont s’accélérer et les subventions aux installations d’énergie renouvelable.Comment expliquer cette alliance objective entre EDF et les zélotes des renouvelables ?Il y a visiblement une forme d’accord tacite. Le seul à oser s’exprimer est le haut-commissaire à l’énergie atomique, Vincent Berger, qui a critiqué la stratégie énergétique française. La PPE 3 prévoit une forte augmentation de la consommation d’électricité, qui passerait à près de 700 TWh en 2035. Or, depuis vingt ans, cette consommation diminue. Comment pourrait-elle augmenter si les prix ne cessent de grimper ? Cette PPE3 n’a par ailleurs pas fait l’objet d’une étude d’impact exigée pourtant pour des investissements 10 000 fois plus faibles.Les prémices d’un rétropédalage s’esquissent ces dernières semaines. RTE envisage que la consommation électrique sera peut-être moindre. Le plan hydrogène vient d’être révisé, car faire de l’hydrogène par électrolyse suppose une électricité pas chère. L’éolien offshore programmé repose sur des éoliennes de 22 mégawatts qui n’existent pas encore. Et l’hydraulique, la manière de produire de l’électricité la moins chère au monde, n’est pas mise en valeur pour cause d’un différend depuis presque vingt ans. Nous n’avons pas suivi les Suisses et les Autrichiens qui ont développé les Step [NDLR : un système de pompage-turbinage qui permet de stocker l’électricité via l’eau des lacs de barrage].Les Etats-Unis ont connu une véritable révolution énergétique, qui explique notamment la confiance d’un Donald Trump dans sa guerre commerciale contre le monde entier…En 2009, les Etats-Unis étaient importateurs nets de pétrole et de gaz. En 2024, ils sont devenus le premier producteur mondial de pétrole, devant l’Arabie saoudite et la Russie, et de gaz devant le Qatar et la Russie. Les trois quarts de ce gaz proviennent de la fracturation des roches, autrement dit du gaz de schiste. Outre-Atlantique, le développement des énergies fossiles fait l’objet d’un consensus à peine nuancé. Barack Obama et Joe Biden ne l’ont pas entravé. Quant à Trump, il le porte aux nues, à travers son slogan fétiche “Drill, baby, drill” (“Fore, bébé, fore”). Nous, en Europe, avons banni très vite cette technologie d’extraction. Mais depuis la guerre en Ukraine, nous importons presque autant de gaz américain que russe ! L’UE accueille massivement un produit – le gaz de schiste – qu’elle s’est interdit de produire. Et l’Européen paie ce gaz transatlantique trois à cinq fois plus cher que le consommateur américain… Ursula von der Leyen, quand elle a appelé Trump pour le féliciter de son élection, s’est empressée de lui demander s’il pouvait nous en fournir plus. Quelle inconséquence et quelle dépendance !Les écologistes allemands ont abandonné à peu près toutes leurs croyances initiales, sauf le nucléaire civile.Vous revenez sur les erreurs commises par l’Europe. Pourquoi les modèles britannique et allemand ont-ils été néfastes ?Dans les années 1990, la Commission européenne a considéré le secteur de l’énergie comme un nouveau champ pour promouvoir la concurrence. A l’image des télécoms. Au Royaume-Uni, l’électricien historique a été privatisé en trois entités distinctes. C’est devenu le modèle de référence. Mais vingt ans plus tard, le britannique paie l’électricité la plus chère d’Europe, et un seul acteur, National Grid, est resté britannique. De la même façon, EDF a été coupé en trois morceaux : EDF, RTE pour le réseau de transport et Enedis pour la distribution. La France a voulu aller encore plus loin : nous avons échappé au projet Hercule qui consistait à scinder à nouveau EDF en trois blocs. Même chose pour Areva et Alstom, coupés en deux. Tout le monde a fait les frais du cutter, alors que le reste du monde se concentrait. En France, au début des années 2000, nous avions six champions mondiaux de l’énergie : EDF, GDF, Suez, Alstom, Areva, Total Energies. Vingt ans après, seul Total Energies a vraiment progressé. Et EDF a dû être sauvé de la faillite l’année dernière.Et le modèle allemand ?C’est celui des Grünen, des Verts, venus souvent de l’extrême gauche. Les écologistes allemands ont abandonné à peu près toutes leurs croyances initiales : ils ont accepté les ogives nucléaires de l’Otan, voté les lois Hartz qui ont réformé le marché du travail. En revanche, le refus du nucléaire civil est resté LE dogme. Le modèle allemand, promu en Europe, a mis les renouvelables en vitrine, massivement financés par une banque publique, la KfW. Dans l’arrière-boutique, il y a le charbon et le lignite. Et encore derrière, le gaz russe. L’Allemagne avait une vision stratégique : devenir le hub gazier de l’Europe. Et une illusion : se protéger de la Russie de Poutine en commerçant massivement avec elle. Mais il y a eu un bug.On aurait pu croire qu’Ursula von der Leyen, après toutes ces erreurs motivées par le dogmatisme et l’idéologie, infléchirait ses positions pour son deuxième mandat. Il n’en est rien. Elle a choisi une vice-présidente chargée de la Concurrence et de l’Energie, l’espagnole Teresa Ribera, tout comme son adjoint danois, antinucléaires. En revanche, son parti, le PPE, est en train d’évoluer sur la transition énergétique et souhaite un temps de réflexion.A quel point la réindustrialisation est-elle dépendante de la question énergétique ?Sans une énergie compétitive, nous sommes bloqués. Elle est indispensable à la montée en puissance de l’industrie. Les pays scandinaves et la Suisse ont mené des politiques très intelligentes en la matière. La France, qui bénéficiait notamment d’une électricité décarbonée et peu chère, est en train de gâcher toutes ses chances. Je ne suis pas opposée aux renouvelables, nous en avons fait chez Areva. Mais toutes les cartes doivent être sur la table.Les Français ne supportent plus l’envolée de leur facture d’électricité. Si elle gonfle encore, nous nous dirigeons tout droit vers une crise sociale. Le prix de l’électricité est d’ailleurs devenu un cheval de bataille du RN, en résonance avec son électorat rural ou situé dans les zones désindustrialisées. En produisant plus, nous pourrions non seulement faire baisser la note mais transformer aussi l’électricité en hydrogène, en e-méthanol, en e-jet fuel pour l’aéronautique et les transports. Nous pourrions être innovants en matière de transition énergétique, en exportant notre modèle. C’est une vision de développement, et non de destruction, qui me paraît plus en accord avec la politique de souveraineté énergétique menée en France depuis 1945.On va vous accuser de régler vos comptes avec EDF, des années après votre conflit avec son ancien patron, Henri Proglio…C’était mon hésitation avant d’écrire ce livre : j’ai déjà souffert [NDLR : voir le film La Syndicaliste]. Et je ne suis pas Edmond Dantès, le comte de Monte-Cristo ! Mais comment rester muette sur cet énorme gâchis collectif ? Alors même que c’est une formidable chance d’avoir cette richesse latente. Les gains sont multiples pour la France. Les bonnes nouvelles ne sont pas si nombreuses. Les choix énergétiques sont devenus idéologiques. Sans prendre en compte les enjeux sociaux, économiques et industriels de notre pays. C’est désolant.Un secret si bien gardé, par Anne Lauvergeon. Grasset, 208 p., 18,50 €.
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Author : Arnaud Bouillin, Thomas Mahler
Publish date : 2025-04-22 10:00:00
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