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C’est le point de départ d’une semaine folle. Le 20 janvier dernier, DeepSeek, une discrète société chinoise basée à Hangzhou, près de Shanghai, dévoile un nouveau modèle de langage (LLM), R1. A première vue, rien d’exceptionnel. L’entreprise, filiale du fonds spéculatif High-Flyer, est quasiment inconnue, tout comme son fondateur, Liang Wenfeng, quadragénaire à l’allure juvénile. Dans la course mondiale à l’IA, des dizaines de modèles sortent chaque mois.DeepSeek avait toutefois attiré l’attention de quelques curieux en décembre, avec son modèle V3. Et voilà que R1, testé par des ingénieurs et développeurs enthousiastes, se révèle bluffant : précis, rapide, capable de raisonnement, et surtout bien moins énergivore que ses concurrents. En prime, il est open source et gratuit. Dès le lendemain, l’application mobile DeepSeek grimpe en tête des classements. Y compris aux Etats-Unis, rival systémique de la Chine, où prospère jusqu’ici le leader du marché, ChatGPT, d’OpenAI. L’emballement est immédiat. Le 27 janvier, c’est la déflagration : Wall Street plonge. Les géants technologiques, Nvidia en tête, vacillent. Liang Wenfeng est soudain réclamé au sommet du Parti communiste (PCC), pour conseils. L’IA tient peut-être son “moment DeepSeek”, comme on parlait autrefois du “moment Spoutnik”, cristallisant l’avancée des Soviétiques dans la compétition lunaire.Plus de 77 millions d’utilisateursTrois mois plus tard, la Chine joue les prolongations. “Des centaines de sociétés cotées ainsi que les systèmes gouvernementaux à Pékin, Guangdong, Jiangsu et ailleurs, se sont successivement connectés à DeepSeek”, vante la presse chinoise. Grâce à ce nouveau modèle, l’efficacité de la hot-line publique serait 20 fois plus élevée qu’auparavant dans la province du Liaoning. Celle du Shanwei traiterait 60 % de flux en plus. “De nombreuses entreprises l’ont introduit dans le système de ressources humaines, de la sélection des CV aux licenciements et à l’amélioration intelligente du rendement des employés”, livre un institut de recherche chinois, évoquant un nouveau DRH fantôme, en l’espèce plutôt dystopique.Les guides sur l’utilisation de DeepSeek rédigés par l’université Tsinghua, en pointe dans le domaine, ou les cours payants promettant 100 000 yuans de revenus – environ 13 000 euros – cartonnent sur TikTok et Xiaohongshu, l'”Instagram” chinois, indique la lettre d’information ChinaAI. Le mastodonte Huawei intègre le chatbot dans son modèle Pura X sorti fin mars, pour son marché intérieur. L’IA déboule dans les systèmes d’exploitation des voitures chinoises. Enrichit les robots. En février, plus de 20 millions d’utilisateurs utilisaient DeepSeek en Chine, et près de 77 millions à travers le globe via son application. La diffusion en open source, sous une licence particulièrement permissive (la “MIT”) y est sûrement pour quelque chose. “DeepSeek a eu un impact psychologique énorme en Chine”, assurait, lors d’un événement récent, la consultante Vaishali Rastogi du Boston Consulting Group (BCG).Priorité nationaleLe boom de l’IA générative ne se résume déjà plus à DeepSeek. “D’autres modèles performants sont aujourd’hui développés par les principaux acteurs technologiques chinois. Qwen 2.5 (Alibaba), Ernie Bot (Baidu), Doubao 1.5 Pro (ByteDance) ou encore Kimi k1.5 (Moonshot AI) revendiquent des performances égales ou supérieures aux modèles américains sur certains segments”, pointe le chercheur Benjamin Pajot, dans une récente note de l’Institut français des relations internationales. Pour la plupart, avec une nouvelle inclinaison open source. En dépit du buzz, DeepSeek n’est que la troisième application d’IA chinoise la plus populaire, derrière Quark d’Alibaba et Doubao de ByteDance. “Chaque sortie d’un nouvel outil chinois est désormais très scrutée. Ce fut le cas pour l’agent IA Manus, alors même que ses capacités restent assez mystérieuses”, constate Jean-Dominique Séval, spécialiste de l’économie numérique et ancien directeur de la French Tech à Pékin.L’apparition de l’IA DeepSeek avait provoqué une déflagration à Wall Street.Cette profusion de solutions ouvertes accélère la diffusion de l’intelligence artificielle en Chine. Malgré l’image de modernité associée à ses super-applications comme WeChat, ses véhicules électriques connectés et ses usines 3.0, il n’était pas certain que la Chine puisse bénéficier pleinement du boom de l’IA générative. “Par rapport aux Etats-Unis, le marché du travail chinois est moins sujet à l’automatisation de l’IA, en raison de sa part plus élevée d’emplois physiques. Par exemple, les métiers de l’agriculture, de la fabrication et de la construction représentent environ la moitié de tous les emplois en Chine, bien au-dessus de leur part de 19 % de l’emploi total aux Etats-Unis”, pointait dernièrement une étude de Goldman Sachs. DeepSeek a changé la donne.La banque américaine s’attend désormais à une adoption “complète” de l’IA en Chine au cours des quinze prochaines années. Cette vague pourrait se traduire par “une baisse des coûts de main-d’œuvre et une productivité plus élevée à mesure que davantage de tâches sont automatisées […] Si cela se produisait, l’adoption de l’IA en Chine suivrait plus étroitement l’expérience des économies développées que celles des marchés émergents”. Un point extrêmement positif pour l’activité chinoise, alors que celle-ci montre depuis la fin du Covid-19 des signes de fatigue. La reprise de la consommation intérieure a d’ailleurs été fixée comme priorité nationale en 2025… juste devant l’IA.Des cours sur l’IA pour enfantsDeepSeek a un autre mérite : celui de rassurer Pékin. La Chine tient le calendrier de sa stratégie sur l’intelligence artificielle établie en 2017. Celle-ci vise ni plus ni moins à en devenir le leader d’ici à 2030. Selon les chiffres du BCG, les plus grandes compagnies tech chinoises ont investi jusqu’à présent quelque 63 milliards de dollars dans la recherche et le développement de l’IA. Les sociétés de capital-risque gouvernementales ont, elles, injecté plus de 100 milliards. Personne ne fait mieux en dehors des Etats-Unis. D’après le cabinet SemiAnalysis, le montant de l’investissement initial de DeepSeek serait au moins de 1,6 milliard de dollars. Signe que le capital ne manque pas.Les talents non plus, du reste. La deuxième plus grande communauté des meilleurs chercheurs en IA au monde (18 %) se trouve en Chine, qui compte aussi le plus grand nombre d’articles sur l’IA publiés, et le plus de brevets déposés. Les universités sont performantes, à l’image de celle de Tsinghua à Pékin, d’où sont issus plusieurs “tigres” de cette nouvelle génération de start-up prometteuses comme Zhipu AI, Baichuan AI ou encore MiniMax AI. Pékin ambitionne d’aller encore plus loin. La capitale veut mettre en place des cours spécialisés sur l’IA dès les classes primaires et secondaires.Comme le gouvernement chinois l’espérait, l’avance américaine a fondu. Les observateurs avisés ne comptent plus en années, mais en mois, le rattrapage qui s’annonce. Les restrictions des Etats-Unis sur les exportations de puces électroniques essentielles à l’entraînement des modèles d’IA – les GPU – touchent peut-être ici leurs limites. Sous la contrainte, l’IA générative chinoise s’est adaptée. Et la surprise est venue d’une entreprise de 140 employés ; dix fois moins que chez OpenAI.DeepSeek n’est pas SpoutnikSi DeepSeek cause de légitimes maux de tête à Washington, il ne s’agit pas, pour autant, d’une violente migraine. Priver la Chine de puces fait toujours sens. Plus l’IA s’optimise, plus le pays aura besoin de processeurs. C’est le paradoxe de Jevons : lorsqu’une technologie augmente l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation de cette même ressource est susceptible d’augmenter elle aussi, et non de diminuer.En dépit de belles avancées dans le domaine, notamment grâce aux efforts de Huawei, le chemin des Chinois vers l’autonomie en matière de puces est encore long. “Ils accusent un retard d’au moins cinq ans. Tout l’écosystème doit être repensé, de la conception, qui nécessite actuellement des logiciels américains, aux machines de gravure qui sont, elles, fournies par le néerlandais ASML”, expose Stéphane Villard, associé au cabinet Deloitte. DeepSeek ne représente pas non plus une percée à usage militaire significatif – l’application la plus surveillée par les Etats-Unis.”En vérité, la start-up chinoise a bénéficié d’un bon timing de publication, entre deux modèles d’OpenAI”, indique Guillaume Uettwiller, gestionnaire de fonds spécialisé dans l’IA chez CPR Asset Management. Depuis, la société dirigée par Sam Altman a récupéré sa couronne. Ces derniers jours, les réseaux sociaux n’ont d’yeux que pour les magnifiques dessins pastel inspirés du studio Ghibli et rendus possibles par les derniers progrès dans la génération d’image de ChatGPT. OpenAI a également sorti trois nouveaux LLM à destination des développeurs.Le “moment DeepSeek” n’est donc pas un “moment Spoutnik”. Il n’empêche : à défaut de marquer une révolution, ce nouveau modèle a rebattu pas mal de cartes. Et le jeu, dans un futur proche, s’annonce plus ouvert que jamais. Pour trois raisons. Beaucoup d’experts s’accordent d’abord à penser que la start-up a recouru à une méthode dite de “distillation” pour créer son IA. Autrement dit, qu’elle a probablement utilisé les réponses d’outils concurrents, comme ChatGPT, pour entraîner son IA. Réussissant in fine l’exploit de proposer des performances dignes de modèles lourds dans des modèles bien plus compacts. Ce mode opératoire fait tiquer certains acteurs du secteur. Mais il réduira sans doute à l’avenir l’écart qui pouvait exister entre un leader et ses concurrents.Les prouesses de DeepSeek en termes d’efficacité énergétique ont également mis un uppercut au modèle économique de la Silicon Valley. A sa sortie, R1 était 96 % moins cher que son équivalent chez OpenAI, en termes de coût de fonctionnement corrélé à la dépense d’énergie. Toute l’industrie a dû se mettre au diapason. Le coût par million de tokens s’est aujourd’hui effondré. “De 20 dollars à 0,07 dollar”, pour un modèle équivalent à GPT-3.5, souligne le rapport de référence sur l’état de l’IA que l’université Stanford a publié début avril.Sans compter les prix des abonnements. En parallèle de son offre mensuelle à 20 dollars par mois, OpenAI en propose un à 200 dollars. L’entreprise “aura du mal à justifier ses tarifs face à une concurrence gratuite et redoutable”, a jugé Kai-Fu Lee, l’ancien président de Google en Chine et figure mondiale de l’IA. C’est enterrer un peu vite les modèles commerciaux fermés – ceux dits “propriétaires”. Leurs fonctionnalités sont souvent plus poussées, et ils offrent des services clés en main. Mais l’arrivée de DeepSeek les force, il est vrai, à s’adapter. Pour la première fois depuis 2019, OpenAI a d’ailleurs annoncé l’arrivée prochaine d’un modèle un peu plus ouvert que les précédents.”L’oeil de Sauron”DeepSeek, en définitive, confirme une tendance de fond : l’émergence d’une IA à deux vitesses. La performance des modèles ouverts et gratuits peut largement suffire à de nombreux usages grand public, à travers leur intégration dans les smartphones ou les ordinateurs portables. L’écart de performance avec les modèles fermés a été ramené de 8 % à 1,7 % en un an, souligne le récent rapport de l’université Stanford. La Chine peut en tirer avantage pour son marché intérieur. A l’étranger, il y a un hic : la censure imposée par Pékin inquiète. “Nous avons testé ce modèle par curiosité, comme beaucoup. Mais nos clients sont très réfractaires. Ils en ont peur”, confie Ines Besbes, créatrice de la start-up tricolore Seedext, qui utilise des LLM pour la transcription de réunions. Sam Altman, c’est de bonne guerre, appelle à bannir DeepSeek aux Etats-Unis. Les Européens étudient la question avec prudence. Mais les pays d’Amérique du Sud, d’Asie, ou d’Afrique, où Pékin finance déjà de multiples infrastructures numériques, seront sans doute moins réfractaires.La Chine planche déjà sur le coup d’après. Kai-Fu Lee, qui est aussi le fondateur de la start-up 01.ai spécialisée à l’origine dans la création de modèles, a annoncé fin mars un tournant. La société se servira désormais de DeepSeek afin de créer des applications spécifiques pour la finance, les jeux vidéo ou encore le droit. Elle n’est pas la seule à prendre ce virage. “La valeur, dans l’IA, semble se déplacer de plus en plus des modèles vers les produits”, analyse Guillaume Uettwiller.Cette bascule, mondiale, plaît particulièrement au champion asiatique. Les Etats-Unis ont beau demeurer l’eldorado de l’innovation numérique, la Chine dispose d’un talent certain pour optimiser ses outils et les monétiser. TikTok en est l’exemple parfait. Dernier arrivé sur le marché des réseaux sociaux, l’appli a conquis le monde entier. Dans l’IA, la Chine est bien décidée à réitérer l’exploit. Si elle ne dévore pas ses enfants… Liang Wenfeng, le fondateur de DeepSeek, capte en ce moment l’attention du PCC. Comme Jack Ma avant lui, le créateur d’Alibaba, brusquement tombé en disgrâce fin 2020, avant de retrouver quelque peu les faveurs des autorités. Jordan Schneider, spécialiste de la tech chinoise, le rappelle dans la newsletter “China Talk” : taper dans l’œil de Xi Jinping, “c’est comme croiser le regard de Sauron [NDLR : l’antagoniste de la saga Le Seigneur des Anneaux] : c’est impressionnant, mais ça ne se termine pas toujours bien…”



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Author : Maxime Recoquillé

Publish date : 2025-04-22 05:30:00

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