* . * . . .

“Parfois, ce qui était intelligent hier devient idiot aujourd’hui.” Dans Reset : How to Change What’s Not Working (“Réinitialiser. Comment changer ce qui ne fonctionne pas”, 2025, non traduit), le chercheur américain Dan Heath explique pourquoi, en entreprise, le changement est non seulement possible pour tous, mais il est parfois même souhaitable afin de réparer ce qui ne fonctionne plus dans les processus et les organisations. Le changement ne se décrète pas. Il se travaille. Règle n°1 à suivre pour tout dirigeant qui souhaite réussir : sortir du bureau et aller sur le terrain pour “identifier et éliminer les choses les plus stupides que votre équipe est en train de faire : ce qui est mal pensé, inutile, ou carrément contre-productif”. Règle n°2 : mobiliser intelligemment les ressources existantes (temps, énergie, budget, attention, etc.).Reste à convaincre les plus réfractaires au changement. L’arme secrète ? Le sentiment de progrès, “le plus puissant levier de motivation des employés”, pourtant “complètement absent du radar de la plupart des dirigeants”, pointe le chercheur affilié à l’Université Duke, en s’appuyant sur les résultats de la recherche en management. En avant-première pour les lecteurs français, Dan Heath, auteur à succès outre-Atlantique (plus de 4 millions d’exemplaires vendus de ses six ouvrages précédents), partage ses conseils. A appliquer dans son entreprise… et même dans sa vie personnelle. Entretien.Afin de sortir une entreprise de l’impasse, vous expliquez qu’il est de loin préférable pour un dirigeant d’aller observer le travail sur le terrain plutôt que de rester dans les traditionnelles salles de réunion, qui ne sont, selon vous, que des “séances de suppositions”. Cela signifie-t-il que les dirigeants ne passent pas suffisamment de temps aux côtés de leurs équipes sur le terrain ?Dan Heath La malédiction du leadership, c’est qu’au fur et à mesure qu’on gravit les échelons, on est incité à diriger à travers des abstractions. D’une certaine manière, c’est inévitable : à mesure que votre périmètre de responsabilité s’élargit, il devient nécessaire d’avoir une vue d’ensemble. Mais cela fragilise votre compréhension de la réalité. C’est pourquoi il est essentiel, comme le souligne Nelson Repenning [NDLR : professeur à la MIT Sloan School of Management], d'”aller voir le travail” sur le terrain. Car, tant que vous n’aurez pas observé comment votre organisation interagit concrètement avec le monde réel, vous ne pourrez jamais développer une compréhension approfondie du travail de votre organisation ni en améliorer le fonctionnement.Vous écrivez que “la plupart des dirigeants supervisent leurs organisations en se basant sur des moyennes et des agrégations” et que “les moyennes sont excellentes pour le suivi, mais terribles pour le diagnostic”. Que voulez-vous dire par là ?Je vous donne un exemple : de nombreuses entreprises réalisent des enquêtes sur l’engagement des employés. Imaginons que les résultats montrent une baisse de 10 % de l’engagement. Que signifie réellement cette donnée ? Que faut-il en conclure ? Cela signifie-t-il que tous les employés sont devenus un peu moins engagés ? Ou bien est-ce que la majorité est restée stable pendant qu’un petit groupe s’est fortement désengagé ? La moyenne masque ces subtilités. Il faut donc démêler ce qu’elle cache. Et même une fois cela fait, il reste à déterminer comment agir concrètement. Si un sous-groupe est profondément démobilisé, il faut enquêter, aller leur parler, comprendre ce qui ne va pas. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’on est en mesure d’améliorer la situation. Mais trop souvent, les dirigeants se contentent de rester dans leur bureau, à consulter des rapports pleins de moyennes, sans jamais aller sur le terrain pour poser un véritable diagnostic.“Pour savoir ce qui se passe dans votre organisation, vous devez parler aux personnes qui la font fonctionner”, écrivez-vous. Mais concrètement, comment fait-on lorsqu’on est à la tête d’une grande entreprise, avec des milliers de collaborateurs ?Ce n’est pas compliqué en soi. C’est simplement un peu contre-nature, parce qu’en tant que dirigeant, votre agenda est saturé de réunions, de décisions urgentes. J’ai récemment rencontré la PDG d’une chaîne de cabinets d’optométrie qui passait énormément de temps sur le terrain. Elle visitait des cabinets, se faisait passer pour une patiente, prenait rendez-vous sous un faux nom pour tester la qualité de l’accueil et la facilité de prise en charge. Et c’est elle, la PDG, qui faisait tout cela personnellement ! J’ai trouvé ça formidable car elle ne perd jamais le lien avec la réalité de son entreprise.Selon vous, “la mauvaise gestion est souvent l’accumulation accidentelle d’habitudes obsolètes”. Pourquoi accumulons-nous des habitudes dépassées ?Les solutions “acceptables” d’aujourd’hui peuvent devenir les catastrophes de demain. Dans mon livre, je relate une histoire racontée par Nelson Repenning et deux de ses collègues, au sujet d’une usine de fabrication de cartons ondulés. Chaque jour, les ouvriers y arrêtaient la machine à onduler à l’heure du déjeuner. Ils le faisaient depuis des années. Un jour, le dirigeant de l’usine se promène sur le site de production et demande pourquoi cette machine est systématiquement arrêtée. On lui explique qu’il y a longtemps, l’alimentation électrique était instable, notamment à l’heure du déjeuner. Ils avaient donc pris l’habitude d’éteindre la machine à titre préventif, pour éviter son usure. A l’époque, c’était une décision parfaitement rationnelle. Mais depuis, le problème électrique avait été entièrement résolu, et pourtant, personne n’avait songé à remettre cette habitude en question. Pourquoi ? Les routines s’ancrent profondément et durablement, sans qu’on les remette en question. C’est exactement ce que je désigne par “accumulation accidentelle”. Ce qui était intelligent hier peut devenir idiot aujourd’hui, mais comme cela prend la forme d’une habitude, on ne s’en rend souvent même pas compte.Quelles sont les habitudes les plus courantes qui peuvent faire dérailler une organisation ? L’excès de procédures et de bureaucratie en fait-il partie ?Absolument, même si la bureaucratie part souvent d’une bonne intention. Elle naît du souci de traiter les gens de manière juste et équitable, alors on met en place des règles. Lorsqu’un problème survient, on cherche à éviter que cela se reproduise, alors on ajoute de nouvelles procédures. C’est sage. Le vrai danger, cependant, c’est de ne jamais se demander à quel moment le remède devient pire que le mal. Jeff Bezos, le patron d’Amazon, distingue à ce sujet deux types de décisions. Les décisions de type 1 sont à sens unique, c’est-à-dire qu’elles sont irréversibles ou très difficiles à corriger. Par exemple, une fusion ou une acquisition. Les décisions de type 2, elles, sont réversibles, c’est-à-dire que si elles ne fonctionnent pas, on peut toujours revenir en arrière. C’est le cas, par exemple, d’une nouvelle fonctionnalité produit ou d’une campagne marketing. Le problème, selon Bezos, c’est qu’à mesure qu’une organisation grandit, elle commence à traiter les décisions de type 2 comme si elles étaient de type 1 – c’est-à-dire en les soumettant à des processus lourds et lents. C’est précisément cette erreur-là qu’il faut éviter.Au-delà de l’observation sur le terrain, une autre méthode pour identifier des leviers d’action consiste à interroger attentivement, voire avec scepticisme, les objectifs poursuivis. Pourquoi est-ce si important ?Dans les organisations, nous avons tendance à nous focaliser sur les indicateurs de performance. On observe si tel chiffre progresse, si tel autre recule. Et à bien des égards, c’est une bonne chose : ces données nous donnent le sentiment que l’on avance, qu’on s’améliore. Mais parfois, nous sommes tellement obnubilés par la réalisation des objectifs – souvent chiffrés – qu’on en oublie de se poser une question essentielle : pourquoi cet objectif existe-t-il ? Pourquoi ces chiffres sont-ils si importants ? Dans mon livre, je raconte le cas d’une entreprise qui atteignait parfaitement ses objectifs mais d’une manière tellement absurde et étroite d’esprit qu’elle a fini par tourner sa propre mission en ridicule.Vous insistez sur l’importance de ne pas seulement analyser ce qui dysfonctionne, mais aussi de capitaliser sur ce qui fonctionne bien.Tout à fait. J’ai récemment échangé avec un dirigeant d’usines pharmaceutiques qui m’a très bien illustré cette idée. Il faisait face à un problème opérationnel spécifique et, pour le résoudre, il n’a pas uniquement cherché ce qui n’allait pas. Il a regardé de près l’une de ses usines qui obtenait des résultats nettement meilleurs que les autres dans ce domaine. Il est allé observer de près ce qui expliquait son succès. Etudier les points positifs, c’est une forme de rétro-ingénierie du succès : on identifie les meilleures performances que l’organisation est capable d’atteindre et on essaie de comprendre ce qui a rendu possible celles-ci. Cette façon de penser semble évidente, et elle devrait l’être, mais elle est rarement mise en pratique.La différence entre une équipe motivée et une équipe démotivée est immensePourquoi ?Nous avons tendance à être absorbés par la résolution de problèmes, la gestion des crises et les urgences du quotidien. Lorsque quelque chose fonctionne à merveille, nous pouvons nous réjouir ou simplement nous sentir soulagés, car ce succès nous permet de consacrer plus de temps à la résolution des problèmes. Mais c’est raisonner à l’envers ! Nous devrions passer autant de temps à examiner ce qui fonctionne qu’à analyser ce qui ne fonctionne pas. Car souvent, les graines de l’amélioration sont là, sous nos yeux. Si nous pouvons comprendre ce qui nous a permis de réussir dans certaines circonstances, cela nous ouvre la voie pour réussir dans davantage de circonstances.Selon vous, le milieu est-il la phase la plus difficile dans un processus de changement. Pourquoi ?Au début d’un changement, vous pouvez vous sentir plein d’espoir. Vous faites quelque chose de nouveau. C’est une aventure. Et à la fin d’un effort de changement, vous pouvez vous sentir épuisé mais fier, comme après avoir terminé un marathon. Or, au milieu, il n’y a pas beaucoup de pics émotionnels naturels. Comme l’a dit la chercheuse en motivation Ayelet Fishbach : “Le seul moment où l’on ne fait pas la fête, c’est au milieu.”Pour maintenir la motivation lorsqu’on est au milieu d’un processus de changement, vous soulignez l’importance des “poussées soudaines”. De quoi s’agit-il exactement ?Si vous avez déjà essayé d’ouvrir une fenêtre bloquée ou encrassée, vous savez qu’il faut souvent une poussée très forte pour la faire bouger, ne serait-ce que d’un millimètre. Mais une fois qu’elle est en mouvement, il devient plus facile de la garder en mouvement. C’est cela l’idée des “poussées soudaines” : un concentré d’énergie et de collaboration – condensé sur plusieurs jours ou semaines – peut faire toute la différence pour mettre en mouvement un effort de changement.Une fois les leviers d’action identifiés, encore faut-il leur donner un impact maximal. A ce stade, vous préconisez de “réorganiser les ressources” et de capter les sources de “gaspillage”. “Dans les environnements non industriels, un gaspillage courant est celui des personnes qui opèrent en dessous de leur potentiel”, écrivez-vous.L’idée, c’est que lorsque les individus n’utilisent pas leur plein potentiel, vous gâchez de l’énergie. C’est comme installer un immense réseau de panneaux solaires et n’utiliser que 30 % de l’énergie produite. Une façon d’aider les employés à atteindre le sommet de leurs possibilités consiste à éliminer les nuisances ou les tâches inutiles. Par exemple, j’ai récemment rendu visite à mon médecin qui utilisait un système d’IA pour prendre des notes. Il en était ravi !La majeure partie du livre traite de la transformation des organisations, mais je pense que la dynamique dans nos vies personnelles est similaireL’autre manière d’aider les personnes à exploiter leur plein potentiel, c’est de s’assurer qu’il existe un “espace de progression” dans leur environnement. En d’autres termes, si vos collaborateurs étaient capables de réaliser de grandes choses, auraient-ils la possibilité de le démontrer ? Ou sont-ils confinés dans un espace si restreint que cela ne serait jamais apparent ? Prenons l’exemple d’un centre d’appels : il s’y trouve peut-être un futur PDG en train de répondre aux clients, et vous ne le saurez jamais, car son travail est tellement contraint que son talent demeure invisible.Comment gérez-vous les personnes sceptiques face au changement ?D’abord, on les écoute, car elles ont peut-être raison. Ensuite, on essaie de voir s’il y a un aspect du changement qui les attire, et si c’est le cas, on les laisse s’occuper de cette partie. Si ce n’est pas possible, on négocie avec elles : “Si tu me suis sur X, je t’aiderai sur Y.” Et s’ils restent sceptiques, vous continuez sans eux, mais vous revenez continuellement vers eux avec des preuves de progrès car le progrès est l’étincelle qui transforme les sceptiques en convaincus. Pourquoi tout cet effort en vaut-il la peine ? Parce que la différence entre une équipe motivée et une équipe démotivée est loin d’être minime. Elle est immense ! La motivation est sans doute le facteur n°1 qui sépare le succès de l’échec. C’est pourquoi gérer la motivation est la mission centrale de tout leader qui impulse un changement.Donner de l’autonomie aux équipes renforce leur sens des responsabilités, mais selon vous, cela n’a pas que des avantages. Comment faire la différence entre une bonne et une mauvaise autonomie ?Je ne pense pas que ce soit si difficile. Si vous avez accordé trop d’autonomie, le travail peut en pâtir ou les employés peuvent sembler désorientés. Si vous en avez accordé trop peu, le travail sera peut-être de qualité, mais sans originalité, et les employés risquent de se sentir étouffés. Donc, on évalue la “bonne” ou la “mauvaise” autonomie en fonction des résultats (du travail) et de l’effet sur les employés. Les deux doivent être positifs.Les conseils du livre Reset peuvent-ils aussi s’appliquer à un niveau individuel ? Dans la vie personnelle ou lorsqu’on se sent bloqué professionnellement ?Bien sûr ! Même si la majeure partie du livre traite de la transformation des organisations, je pense que la dynamique dans nos vies personnelles est similaire : nous voulons des choses différentes pour nous-mêmes, mais nous nous sentons bloqués par nos habitudes et nos choix passés. Nous devons donc chercher des points d’appui dans nos vies. Certaines de mes histoires préférées du livre parlent de personnes qui ont réinventé leur vie : une mère malade qui trouve des moyens d’être plus active avec ses enfants, un couple au bord du divorce qui se reconnecte, un entraîneur sportif qui, après une série d’événements marquants, se réinvente en devenant quelqu’un qui place les athlètes avant tout. Le changement est possible pour nous tous si nous concentrons nos énergies aux bons endroits.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/les-conseils-de-lexpert-en-management-dan-heath-debarrassez-votre-equipe-des-taches-les-plus-MPWRJBBHBJD2XK5SKSPSH6LPXU/

Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-04-21 10:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Exit mobile version

1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8