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Pendant la campagne présidentielle, il s’était vanté de pouvoir régler le conflit en 24 heures. Mais trois mois après son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump et sa stratégie pour instaurer la paix en Ukraine semblent dans l’impasse. Le cessez-le-feu en Ukraine proposé par le président américain lui échappe peu à peu, notamment en raison de l’offensive militaire russe qui se poursuit et s’intensifie. Pour sa troisième rencontre avec Vladimir Poutine depuis février, l’envoyé spécial de Donald Trump à Moscou, Steve Witkoff, est rentré bredouille. Et les Etats-Unis menacent même de claquer la porte sans avancées dans les prochains jours. Volodymyr Zelensky, lui, a une nouvelle fois appelé à accentuer la “pression” sur le Kremlin pour “mettre fin à la guerre et garantir une paix durable”.Selon Peter Pomerantsev, chercheur à l’université Johns Hopkins de Baltimore, plusieurs leviers restent pourtant à la disposition des Occidentaux pour tenter de faire plier le maître du Kremlin. A commencer par le levier énergétique, alors que la rente pétrolière qui permet à la Russie de continuer sa guerre contre l’Ukraine est indirectement mise à mal par la guerre tarifaire lancée par Donald Trump. “La symbolique des cours du pétrole et du rouble exerce une influence déterminante sur la population russe en termes de psychologie politique”, rappelle Peter Pomerantsev, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la propagande russe dont Rien n’est vrai tout est possible – Aventures dans la Russie d’aujourd’hui (Saint-Simon, 2015). Or, prévient-il, “le destin politique de Poutine est totalement lié aux prix du pétrole”. Les Occidentaux ont également intérêt, ajoute-t-il, à saper avec subtilité la relation – “plus fragile qu’on ne le pense” – entre la Russie et son allié chinois. Et le temps presse, pour les Européens surtout : “Aux yeux de Poutine, ce conflit en Ukraine n’a pas de fin. C’est le projet du reste de sa vie : être le nouveau Pierre le Grand”, alerte-t-il. Entretien.L’Express : Vous avez récemment écrit : “Si vous laissez à Poutine le temps et l’espace de résoudre un défi – économique, militaire, social – il fera une pause, y réfléchira, puis trouvera un moyen de le contourner. La clé est d’agir de façon asymétrique, frapper là où il s’y attend le moins, puis enchaîner les problèmes si rapidement qu’ils deviennent ingérables. En d’autres termes : lui faire vivre un cauchemar”. Comment les Occidentaux doivent-ils s’y prendre ?Peter Pomerantsev : C’est une excellente question. Jusqu’ici, notre approche pour contenir la Russie de Poutine a été mauvaise. En réalité, depuis plus de trois ans, notre approche s’est limitée à envoyer des signaux d’intention, avec ce message implicite : “A la fin, nous avons plus d’argent que vous, et nous finirons par l’emporter.” Même si cela pourrait durer un an, voire une décennie. C’est pour cela que Joe Biden affirmait que les alliés de l’Ukraine la soutiendraient “aussi longtemps qu’il le faudrait”.Concrètement, lorsque la Russie agit, nous réagissons lentement en envoyant un message du type : “Voilà ce que nous allons faire, nous allons armer l’Ukraine indéfiniment.” Mais en dehors des sanctions financières imposées au début de la guerre en Ukraine, nous n’avons jamais véritablement cherché à exercer une pression intense et soutenue sur la Russie. Les Occidentaux ont estimé que ces sanctions ne produiraient de toute façon leurs effets qu’à très long terme. Il faut bien comprendre que nous avons laissé d’importantes brèches, notamment pour l’industrie pétrolière russe. Nous avons sanctionné leur Banque centrale tout en laissant leurs entreprises gazières et pétrolières commercer en dollars. Ces entreprises sont devenues, en quelque sorte, la nouvelle Banque centrale russe.Comment expliquez-vous cette frilosité de la part des alliés de l’Ukraine ?Nous avons, de manière tout à fait délibérée, évité toute mesure trop perturbatrice, de peur de provoquer un effet domino sur l’économie mondiale. C’était un choix assumé. L’idée selon laquelle nous aurions “tout essayé” est tout simplement fausse. Nous avons adopté une approche géopolitique de long terme. Mais le vrai cauchemar, pour Poutine, c’est tout l’inverse. Il faut identifier ses véritables peurs et déclencher contre lui une série de crises rapides et en cascade.Comment ?La paranoïa de Poutine se nourrit de deux grandes peurs : la perte des revenus pétroliers et la perte de la stabilité intérieure. Il faut commencer par mettre la pression sur les revenus pétroliers, car même si ce n’est pas leur unique source “d’oxygène”, c’en est un pilier fondamental. Augmenter la production de pétrole aux Etats-Unis, imposer des sanctions plus sévères à la Russie, appliquer des sanctions secondaires plus dures à toute entité achetant du pétrole russe sur les marchés parallèles… Il y avait beaucoup de leviers à disposition des Occidentaux qui n’ont été que partiellement mobilisés, notamment du côté américain.Il existe peut-être aujourd’hui un peu d’espoir sur ce front. Les prix du pétrole ont baissé, en partie à cause des décisions imprévisibles de Trump sur les tarifs douaniers. Or, même si les stratèges économiques du Kremlin disposent d’outils sophistiqués et savent manœuvrer sur les marchés pétroliers, la symbolique des cours du pétrole et du rouble exerce une influence déterminante sur la population russe en termes de psychologie politique, et la réussite politique de Poutine y est directement liée. Les Russes se souviennent très bien des années 1990 et de l’instabilité de la monnaie nationale à cette époque. Or, la méfiance à l’égard du rouble reste forte. Les Russes sont beaucoup plus sensibles à l’inflation que d’autres populations, précisément parce qu’ils ont en mémoire cette période où leur monnaie ne valait plus rien.Au pétrole et la stabilité intérieure, s’ajoute, selon vous, un troisième facteur de vulnérabilité pour le régime de Poutine : la question de ses alliances internationales. En l’espèce, “Trump n’a pas tort de penser qu’il y a des fissures potentielles dans la relation entre Moscou et Pékin.”, avez-vous récemment commenté. Pourquoi ?La relation entre Poutine et Xi Jinping est solide. D’un point de vue idéologique et au regard de l’évolution actuelle du monde, si j’étais Poutine et que je devais choisir entre Xi et Trump, je choisirais Xi sans la moindre hésitation. Trump est tout simplement trop instable. Cependant, il existe de fortes tensions des deux côtés, parmi les différentes parties prenantes. Du côté russe, il y a un excellent rapport de Filter Labs, une entreprise d’analyse de données avec laquelle je collabore. En Russie, les élites économiques jugent illusoires les chiffres annoncés concernant les investissements chinois dans le pays, estimant que Pékin se contente d’exploiter le pétrole et le gaz, sans investir dans de nouveaux pipelines. Parmi la population, il y a aussi l’idée que les Chinois se servent de la Russie, et que tout est à leur avantage. Enfin, chez les soldats, domine le sentiment que la technologie fournie par la Chine est de très mauvaise qualité.Poutine a accompli bien plus que ce que Staline, Khrouchtchev ou Brejnev n’auraient jamais osé imaginerDu côté chinois, le monde des affaires s’interroge : “Pourquoi devrions-nous payer le prix des problèmes de la Russie ?”. Certains ont perdu l’accès à des marchés européens clés à cause de la proximité avec Moscou et subissent des sanctions secondaires imposées par Washington contre les entités financières qui collaborent avec la Russie. La décision des Etats-Unis d’imposer des sanctions secondaires aux banques chinoises, qui étaient l’un des piliers de l’économie russe, a marqué un tournant. Ces banques ont aussitôt lâché Moscou, lui préférant sans hésitation la stabilité financière. Cela montre à quel point cette relation entre les deux alliés est en réalité fragile. Donc ce qu’il faut faire, ce n’est pas de chercher à provoquer une rupture ouverte entre Poutine et Xi, ce serait irréaliste, mais d’alimenter les doutes, d’accentuer les interrogations sur les limites réelles de leur engagement mutuel.On sait que les Chinois veulent la paix, non pas dans un sens idéaliste, mais dans une recherche de stabilité. Les rares fois où ils critiquent la Russie, c’est lorsque celle-ci agit à l’encontre de cette stabilité. Donc il faut faire comprendre à la Russie que si elle rompt un cessez-le-feu, la Chine ne la soutiendra pas, parce que nous, Occidentaux, prendrons des mesures concrètes à l’encontre de Pékin. Le message est donc le suivant : “Ne comptez pas sur la Chine pour vous soutenir, car dans le cas contraire nous prendrons des mesures spécifiques à son encontre, or vous n’êtes pas assez importants à ses yeux pour qu’elle prenne ce risque.” L’idée, c’est de recalculer l’équation mentale de Poutine, de le pousser à se dire : “Peut-être qu’on ne devrait pas rompre le cessez-le-feu, parce que cette fois, la Chine ne nous suivra pas.” C’est une stratégie qui repose sur l’accumulation de pressions et d’incertitudes.L’administration de Donald Trump organise depuis plusieurs semaines des pourparlers séparés avec des hauts responsables russes et ukrainiens. Pour le moment, les discussions n’ont pas abouti… Que faut-il en conclure ?Pour l’instant, nous ne pouvons tirer aucune conclusion sur le fond des négociations, car tout cela relève encore largement du théâtre politique. Nous ne savons pas réellement ce qui s’est dit, ni ce qui s’est passé lors de la dernière rencontre entre Vladimir Poutine et l’émissaire de Donald Trump, Steve Witkoff. Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est qu’il semble que la Maison-Blanche cherche à normaliser ses relations avec la Russie, presque indépendamment de la question ukrainienne. On parle désormais d’”opportunités commerciales”, de “normalisation des relations”… Clairement, la posture adoptée par les Etats-Unis oscille entre une neutralité et, par moments, une attitude quasiment pro-russe.Une chose est claire : ils ne manifestent plus un réel soutien envers l’Europe et l’Ukraine. Ils affirment vouloir la paix, mais on ne sait pas du tout ce qu’ils entendent par là. En ce sens, l’Amérique ne semble plus être un allié automatique de l’Europe. Je ne dirais pas qu’elle est devenue un adversaire, mais en tout cas, ce n’est plus l’Amérique d’avant. Les Etats-Unis donnent désormais l’impression d’être le plus grand pays non-aligné du monde. Et à ce titre, la relation euro-atlantique a irrémédiablement changé. Je ne sais pas si elle est définitivement rompue, mais elle a basculé. Et de ce point de vue, on peut dire que Poutine a accompli bien plus que ce que Staline, Khrouchtchev ou Brejnev n’auraient jamais osé imaginer. Il a été, sinon l’artisan, du moins le témoin de la distanciation entre l’Europe et l’Amérique. Ce qui nous oblige à poser la question suivante : qui a vraiment gagné la Guerre froide ? Il semble que 1989 n’a été en réalité qu’une parenthèse. Et il se pourrait bien que la Russie, au final, soit en passe d’être la grande gagnante.La Russie a poursuivi sans relâche ses attaques contre l’Ukraine ces dernières semaines, et ce malgré la pression exercée par Trump pour mettre un terme au conflit. Qu’est-ce que cela dit des rapports entre Trump et Poutine, que l’on jugeait plutôt bons jusqu’ici ?Il semble assez clair que Trump est inspiré par Poutine. Souvenez-vous de ce moment où il disait que ce que la Russie avait fait en Crimée était “vraiment intelligent”. Et la manière dont il parle du Groenland, par exemple, n’est pas sans rappeler celle dont Poutine parlait de la Crimée. Je pense qu’il voit en Poutine une sorte de leader qu’il aimerait être. Une sorte de modèle.Dans quel état d’esprit se trouve actuellement Poutine selon vous ? Finira-t-il par s’asseoir à la table des négociations ?Pour Poutine, ce conflit en Ukraine n’a pas de fin. C’est, en quelque sorte, le projet du reste de sa vie : l’expansion. J’ai le sentiment que Poutine se voit comme le plus grand dirigeant russe depuis Pierre le Grand. Sa mission, c’est d’étendre le territoire de la Russie et d’accroître sa puissance. Et ce n’est pas uniquement une question liée au conflit actuel. L’Ukraine, en réalité, est le symbole de ses ambitions globales. Il s’agit pour lui de se répartir le monde, avec Xi et Trump, à la manière du XIXe siècle. À ses yeux, l’ancien monde – celui de 1945 à 2025 – est mort. Et la Russie sera l’un des acteurs qui façonnera le monde suivant. Le principal enjeu, c’est l’Europe.C’est-à-dire ?Le principal point de contact stratégique entre la Russie et l’actuelle administration américaine, c’est l’Union européenne. La prochaine étape, pour Trump et Poutine, sera de briser l’UE. Il s’agit d’aider les partis d’extrême droite, ouvertement anti-européens, à accéder au pouvoir, ce qui n’est pas si difficile puisqu’ils y sont presque. Dans quatre ans, l’AfD pourrait gouverner en Allemagne. En France, ce ne sera peut-être pas Le Pen, mais quelqu’un d’autre. Le Royaume-Uni est déjà sorti de l’UE. La Pologne posera des difficultés, certes, mais cela importe peu.L’essentiel, c’est de faire tomber Bruxelles et de démanteler l’Union européenne. L’objectif officiel, aussi bien du côté russe que de cette administration américaine, c’est d’avoir des relations bilatérales avec de petits pays faciles à influencer ou à manipuler. Ils n’aiment pas l’Union européenne, du moins en tant qu’entité capable d’imposer des sanctions. Les États-Unis vont probablement commencer à parler de lever les sanctions contre la Russie, peut-être même à le faire d’ici un an. L’Union européenne, elle, refusera. Mais au fond, cela ne changera pas grand-chose sur le fond. Trump et Poutine veulent neutraliser l’Union européenne en tant qu’organe cohérent de prise de décision. La Russie et les États-Unis œuvrent dans le même sens : affaiblir l’Union européenne, la rendre impuissante. Vont-ils y parvenir ? Je ne dis pas que cela va arriver. Mais une chose est sûre : l’Europe, elle, n’a absolument aucune idée de ce qui l’attend.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-04-20 15:00:00

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