Pendant six années, de 2005 à 2011, Luc Bronner a “couvert” les banlieues pour Le Monde. Dans son livre Le Miroir. Retour dans les banlieues françaises (Seuil, 2025), le grand reporter dresse un état des lieux des changements opérés depuis : explosion du narcotrafic, violence des affrontements entre policiers et émeutiers, rôle désormais central des réseaux sociaux, effacement des services publics, durcissement des lois… Et Luc Bronner d’évoquer une métaphore de Claude Dilain, l’ancien maire de Clichy-sous-Bois aujourd’hui décédé : “L’élu disait que la République s’est retirée comme la mer à marée basse, laissant apparaître ce qu’on ne voit pas quand elle est là.” Et cédant la place aux tentations communautaires, aux colères voire aux passages à l’acte. Entretien.L’Express : En 2023, la mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre, a provoqué des émeutes que vous qualifiez d’inédites. En quoi diffèrent-elles de celles que vous avez pu couvrir en 2005 ?Luc Bronner : Mes premières nuits passées à Nanterre, fin juin 2023, furent effrayantes de violence. En l’espace de quelques jours, ce mouvement s’est propagé à plusieurs centaines de communes. En plus d’un grand nombre de véhicules incendiés, beaucoup d’attaques directes ont été recensées contre des commissariats, des gendarmeries, des hôtels de ville et même une prison. Le fait que ces quelque 50 000 émeutiers ne prennent plus uniquement pour cibles des biens privés mais aussi des lieux républicains m’a sidéré. Le deuxième basculement majeur fut le pillage d’au moins 1 500 commerces de proximité, dont certains situés dans des centres-villes. Une inflexion inédite par rapport à ce qu’on avait pu connaître jusque-là.Des écoles ont également été visées. Or vous soulignez dans votre livre que 26 % des jeunes en zone politique de la ville terminent leur parcours scolaire sans le moindre diplôme. Soit deux fois plus que la moyenne française. Faut-il y voir un symbole ?Le fait que ces édifices publics deviennent des cibles s’explique en partie par un effet de proximité. En France, les écoles primaires, les collèges et les lycées couvrent tout le territoire, y compris les quartiers défavorisés. Ils sont donc plus exposés aux attaques. Par ailleurs, une partie de ces émeutiers ont probablement éprouvé le désir de s’en prendre à une institution et pas seulement à un bâtiment au sens physique du terme. Les établissements scolaires, s’ils sont perçus par certains comme des lieux d’émancipation et de progrès social, peuvent aussi être vus comme des lieux de relégation par d’autres. Les chiffres relatifs au nombre de jeunes qui en sortent sans diplôme ni qualification sont catastrophiques dans une partie de ces quartiers. Deux facteurs ressortent fortement quand on regarde le profil de ces émeutiers : leur niveau de scolarité très faible et le fait qu’il s’agisse quasiment exclusivement de garçons.Une particularité dont on ne parle que rarement…La question de la responsabilité des hommes dans les violences sexuelles est aujourd’hui très présente dans le débat public. On peut se réjouir de cette avancée mais, curieusement, celle-ci s’arrête là. Or, si on regarde l’ensemble des faits de délinquance et de criminalité, on trouve des résultats similaires : les auteurs sont très majoritairement des hommes. Cela devrait nous interroger sur la façon dont on élève nos garçons, sur les rapports de force entre pairs, sur l’expression d’une certaine forme de virilité qui peut déboucher sur des faits de violence… D’un point de vue scientifique, éducatif et surtout politique, ce sujet est trop peu traité. Lors des émeutes, on a beaucoup insisté sur le fait que certains adolescents mis en cause étaient issus de familles monoparentales. Une fois de plus, on s’est focalisé sur la question de la responsabilité des femmes, en l’occurrence des mères isolées, plutôt que de s’interroger sur le caractère masculin des auteurs. C’est très révélateur.Ces dernières années, les violences à l’égard des policiers ont explosé. Des dérapages sont aussi à déplorer du côté des forces de l’ordre. Cette polarisation ne risque-t-elle pas de s’aggraver à l’avenir ?Nous sommes sur une ligne de crête permanente. Au moment de la crise des gilets jaunes ou lors des récentes émeutes, on s’est retrouvés avec des blessés sérieux de part et d’autre. Dans mon livre, je ne cherche pas à choisir un camp. Ce qui m’alarme c’est cette forme d’accoutumance aux violences collectives qui peuvent parfois donner lieu à des ripostes policières complètement déraisonnables. La succession de seuils franchis pourrait un jour déboucher sur des scènes de chaos plus graves encore. On a vu lors des émeutes de 2023 qu’on n’était pas loin du point de bascule.Vous expliquez que ce n’est pas en se montrant plus sévère et en misant sur le tout sécuritaire que la situation s’améliorera. Certains vous taxeront d’angélisme…Oui, sans doute, mais j’ai tendance à inverser l’accusation. Faire preuve d’angélisme, c’est probablement croire qu’en mettant un uniforme, en ajoutant des lignes au Code pénal et en envoyant plus de monde en prison, on règle durablement les problèmes. Pour avoir rencontré beaucoup d’éducateurs, de professeurs, d’élus, je trouve que le vrai courage serait plutôt de tout faire pour régler la question de l’échec scolaire dont on vient de parler. L’explosion des violences, il y a deux ans, montre bien que cette politique portée par les partisans de l’ordre ces dernières années n’a rien résolu.Le narcotrafic a également prospéré. Ce “système mafieux” que vous décrivez peut-il encore être endigué ?On peut dire qu’en quinze ans la situation s’est enkystée. Le trafic est puissant, la demande de drogue est extrêmement forte en France, ce qui veut dire que la question sanitaire n’a pas du tout été résolue. Là-dessus se sont effectivement greffés des réseaux mafieux ou quasi-mafieux, qui ont des ressources et qui n’ont pas peur d’utiliser la violence. Ils disposent également d’une main-d’œuvre quasiment infinie que sont ces jeunes hommes désœuvrés. Des magistrats de Bobigny, que j’ai rencontrés, comparent ce système à une hydre, cet animal mythologique : lorsqu’on lui coupe la tête – c’est-à-dire qu’on démantèle le réseau -, celle-ci repousse quasiment instantanément au même endroit ou ailleurs.Faites-vous partie de ceux pour qui la politique de la ville est responsable de tous les maux dont souffrent les banlieues ?Depuis les années 1990, une vingtaine de ministres se sont succédé à ce poste. Certains se sont plus attachés à laisser une trace politique qu’à réformer comme le démontre un certain activisme administratif. Mais on ne peut pas dire que rien n’a été fait. Derrière le grand terme “politique de la ville” se cache une série de petites actions. En matière de rénovation urbaine, notamment, des efforts ont été réalisés. Les financements viennent essentiellement des villes concernées, des offices HLM et du 1 % logement. Toutefois, si la solidarité nationale a permis de financer des opérations majeures, ces sommes restent assez réduites à l’échelle des budgets de l’Etat.Vous expliquez que la République, en créant les conditions de la ghettoïsation, a offert un boulevard à l’extrême droite. La gauche n’est-elle pas également fautive d’avoir abandonné certains thèmes comme la sécurité, la laïcité ou le narcotrafic au RN ?Oui, globalement la gauche a du mal à tenir un discours clair sur ces sujets-là. En ce qui concerne les mouvements de ghettoïsation, certaines réalités mériteraient d’être dites, même si elles sont difficilement entendables par une partie de l’opinion. Comme le fait que l’immigration se poursuit et que des dizaines de milliers de familles continuent d’arriver tous les ans en France. Notre pays a les ressources pour les accueillir, cela n’est pas tellement le sujet. Simplement, la désorganisation de notre système fait qu’une grande partie d’entre elles se retrouve dans les quartiers les plus précarisés. Ce qui ne fait qu’aggraver le phénomène de ségrégation ethnique. Il faudra avoir le courage de regarder cette réalité en face si l’on veut un jour enrayer cette mécanique de ghettoïsation.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/education/lors-des-emeutes-de-2023-on-netait-pas-loin-du-point-de-bascule-lanalyse-de-luc-bronner-sur-les-OP7J4VC5HFFUDMOYD2ZSS7FM6A/
Author : Amandine Hirou
Publish date : 2025-04-19 10:00:00
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