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Mario Vargas Llosa n’est plus. Décédé à 89 ans au Pérou, son pays d’origine où il aura vécu moins longtemps qu’en Europe. C’est peu dire que c’est une immense perte compensée pourtant par une œuvre géniale, grandiose, drôle, révoltée, magique, transgressive et libertine, qu’il nous laisse en héritage et qu’il faut lire et relire.En 2023, il était devenu immortel en entrant à l’Académie française, lui qui n’écrivait pas ses romans en français mais le maîtrisait parfaitement depuis l’adolescence, il avait d’ailleurs passé les années les plus décisives de sa vie à Paris dans les années 1950-1960. C’est ici qu’il avait découvert ne pas être seulement péruvien, mais faire partie du monde latino-américain. Il n’y a qu’à Paris, capitale-monde, où on se découvre soi et autre, singulier et universel et où il vient des désirs de parler et d’écrire pour le monde qui perd soudain ses limites rigides.Littérature romanesquePrix Nobel de littérature en 2010 “pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l’individu, de sa révolte et de son échec”, il était aussi premier écrivain étranger à entrer de son vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade en 2016 et seul écrivain à être membre de trois académies linguistiques : l’Académie péruvienne de la langue depuis 1977, l’Académie royale espagnole en 1994 et donc l’Académie française. Chapeau l’artiste !S’il est impossible de résumer la littérature de Llosa tant elle est riche, elle est avant tout romanesque, trempée dans le sang rouge de l’imagination la plus débridée, sans limites et sans pudeurs, légère et profonde, capable de vous faire rire aux éclats avec les turpitudes des pires tyrans et de vous faire rêver à l’amour teinté d’un érotisme sauvage avec la tante Julia – tante Julia que l’auteur aura vraiment épousée dans la vraie vie lors d’une première noce.Le roman, qui est né en Europe avec Cervantès, a grandi en Europe, en France et en Russie plus particulièrement, avant de faire des enfants en Amérique, latine et du Nord, avec des écrivains comme Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes, mais aussi William Faulkner, Ernest Hemingway ou Paul Auster. Si le roman a une origine européenne, il n’a pas de nationalité et encore moins de frontière, et Llosa en est l’une des plus belles illustrations – avec Salman Rushdie.Antidote contre la tyrannieLe roman était et reste le meilleur des vaccins comme des antidotes contre la tyrannie. Mario Vargas Llosa, dont le père “violent et jaloux” l’envoya dans un collège militaire où il souffrit terriblement, tenu vivant par la littérature qui l’empêchait non seulement de couler mais de rester libre (tout en faisant trafic de romans pornographiques et servant de scribe aux jeunes amoureux incapables de dire leurs sentiments), sait de quoi il parle donc quand il publie son premier roman La Ville et les Chiens (1963) où il raconte cette brutale adolescence sous surveillance perverse des institutions de l’école mais aussi des élèves qui reproduisent un système mafieux au quotidien, livre qui lui vaudra un autodafé dans la cour de l’école honnie…Toute l’œuvre romanesque de Llosa se nourrit à cette source : refus absolu du fanatisme politique ou religieux, du puritanisme (je conseille absolument la lecture de La Maison Verte, où la vie d’un village est vue depuis le bordel dudit village ; c’est aussi mordant que drôle, instructif qu’implacable sur la nature humaine). Il disait d’ailleurs toujours que “l’érotisme est inséparable de la civilisation” et ce n’est certainement pas moi qui lui donnerais tort. Les romans de Llosa, ce sont aussi des pièces chorales, ou polyphoniques pour faire plus chic, des rires qui accompagnent les drames de l’absurdité de la vie, mais sans jamais perdre de vue la tentation de la tyrannie qui peut vous sauter à la gorge n’importe quand. Baroque et élégante, voilà la littérature de Llosa qui ne se prenait quand même pas au sérieux.Il faut lire Llosa pour comprendre pourquoi la fiction vous sauve de la servitude : “Un peuple contaminé par des fictions est plus difficile à asservir qu’un peuple a-littéraire ou inculte. La littérature est immensément utile parce que c’est une source d’insatisfaction permanente. Elle fait de nous des citoyens frustrés et récalcitrants.” Ce n’est pas pour rien que les autocraties censurent et interdisent les romans et emprisonnent les écrivains. Ce n’est pas la littérature qui change le monde mais les hommes qui lisent, des hommes capables de résister, qui savent qu’autre chose est possible, qui n’ont pas l’intention de laisser faire le réel, qui ne savent pas baisser les bras, se nourrissent d’enthousiasme, nourrissent l’espoir d’un meilleur lendemain et font ainsi, mine de rien, en aimant la vie, en la vivant, trembler les tyrans.Figure politiqueMario Vargas Llosa, c’était aussi une aventure politique : il s’était présenté à l’élection présidentielle péruvienne en 1990 sous bannière libérale pour contrer l’un des premiers populistes : Alberto Fujimori. Menacé de mort, calomnié, il perdra et s’exilera à Madrid. S’il a voulu se présenter, c’était avant tout contre la nationalisation des grandes entreprises et la censure de la presse initiée par Alan Garcia, président socialiste dont se réclamait Fujimori.A ceux qui résument Llosa à l’écrivain qui est passé du gauchisme à l’extrême droite, j’ai envie de dire “N’importe quoi !” – pour rester poli. Oui, il était communiste et a soutenu Castro ; oui, il a cru aux lendemains qui chantent et a fait semblant de ne pas voir les goulags et les 95 millions de morts directs et indirects du communisme ; oui, il s’est fourvoyé, mais dès sa jeunesse parisienne il lisait Raymond Aron en cachette, et dès 1971 il a rompu avec le gauchisme meurtrier et a suivi la voie du libéralisme : “Le libéralisme, c’est l’enrichissement de la démocratie par les libertés individuelles, lesquelles existaient moins dans un système de tribus ou de systèmes collectivistes.Que serions-nous sans la littérature qui nous rend plus solides et plus joyeux face au tragique de la vie intime et politique ?Le libéralisme a posé les bases du droit à la différence. L’axe libéral peut aller jusqu’au libertaire et c’est mieux que d’organiser la société en phalange.” Et il détestait les nationalismes, qu’ils soient étatiques ou régionaux, il reprochait notamment aux indépendantistes catalans d’avoir transformé “en privilège moral et ontologique la circonstance fortuite du lieu de naissance”. On est quand même très très loin de l’extrême droite… Et quand il disait préférer Bolsonaro, “malgré ses pitreries”, à Lula, c’est qu’il détestait Lula pour sa corruption et lui reprochait d’avoir sorti des millions de Brésiliens de la misère pour les y remettre, de n’avoir été efficace que dans la distribution d’enveloppes, sans penser à bâtir un avenir solide pour le Brésil. Et je ne vois pas comment je pourrais lui donner tort.Mario Vargas Llosa avait placé en exergue de son roman Le Paradis – un peu plus loin, mon roman préféré de lui, qui raconte en parallèle les destins de Flora Tristan et de son petit-fils Paul Gauguin, une citation de Paul Valéry : ” Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? “Que serions-nous sans les romans irrévérencieux que nous laisse en héritage Llosa ? Que serions-nous sans la littérature qui nous rend plus solides et plus joyeux face au tragique de la vie intime et politique, sans des écrivains qui n’ont jamais craint, eux, de dire “non” dans un éclat de rire salvateur ?



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Author : Abnousse Shalmani

Publish date : 2025-04-18 14:00:00

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