J’étais tombée sur lui par hasard sur le quai de la gare en passant la douane à Przemysl, cette ville située à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, dont les étrangers qui y passent évitent prudemment de prononcer le nom. Il prenait comme moi le train de nuit pour Kiev avec sa chapka sur la tête, invisible professeur d’Oxford mêlé aux Ukrainiens chargés de paquets pour retrouver leur famille et leur pays en guerre après une pause en zone tranquille. Il m’épatait à savoir dire “Przemysl”, parlait polonais avec le douanier polonais, ukrainien avec le douanier ukrainien, anglais en temps normal et français ou allemand à la demande, Européen partout malgré son passeport de Britannique brisé par le Brexit.Pour en savoir plus sur Timothy Garton Ash, il suffit de lire une histoire de l’Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Inversement, pour en savoir plus sur cette Europe d’après-guerre, il suffit de lire une histoire de Timothy Garton Ash. Lui est né presque en même temps qu’elle, en 1955 à Londres, et les deux se confondent tant cet historien et journaliste a passé sa vie à arpenter le continent d’ouest en est et à en étudier les transformations, des dictatures de l’ancien bloc socialiste aux révolutions de 1989, des libérations démocratiques aux replis nationalistes. Son autobiographie est ainsi une biographie de ses Europes, avec un “s”, comme l’indique le titre français de son livre qui vient de paraître (Stock). Lorsqu’on discutait ce jour d’avril 2024 sur le quai enneigé de la gare de Przemysl, il avait déjà publié depuis un an la version anglaise – titrée Homelands (“Patries”). Comme si la guerre d’invasion de Poutine en Ukraine, le 24 février 2022, lui avait imposé de terminer le récit de ses Europes à lui, ces patries qu’il avait fait siennes. Ce jour-là, en effet, un tout autre monde avait commencé.Gauloises et café fortLa vie européenne de Timothy Garton Ash est autant un voyage fait d’allers-retours dans le temps qu’une traversée des pays, depuis ses premiers pas de Britannique sur la terre ferme du continent en 1969, à la faveur d’un échange linguistique près de La Rochelle, où il découvre sur la télévision en noir et blanc de sa famille d’accueil, dans le salon baigné “des odeurs inhabituelles de Gauloises et de café fort”, les images d’Armstrong marchant sur la Lune. Le demi-siècle de ce collégien devenu l’un des plus éminents spécialistes de l’Europe centrale et orientale s’étend des années guerre froide, où les Européens coupés en deux par le rideau de fer admiraient à la télé les exploits lunaires de l’Amérique, à celles où les mêmes se trouvent pris en tenaille entre des empires prédateurs et sans alliés pour les défendre.Dans l’intervalle, on arpente avec l’auteur un continent marqué par les crises et le sang, mais déterminé vers son objectif de poser les pierres de la démocratie. Par un mélange réjouissant de rencontres et de réflexions, de lectures et d’anecdotes qui nous donnent l’impression d’être au cœur de l’histoire, on revit en désordre les émeutes étudiantes pendant la dictature des colonels en Grèce, Budapest et les fantômes de la révolution de 1956, le poste-frontière de la gare de Friedrichstrasse à Berlin-Est, Cohn-Bendit et la France de l’après 1968, la chute du mur de Berlin, Geremek et la nouvelle Pologne indépendante, la Yougoslavie en guerre, la révolution orange en Ukraine, l’enclave espagnole de Ceuta au bord du détroit de Gibraltar, les attentats de Charlie Hebdo, l’annexion de la Crimée par Poutine, le Brexit… la lente et pernicieuse démolition de la démocratie, aux causes aussi profondes et multiples qu’elles sont irrationnelles.Préserver le “miracle” européenLe retour sur le continent d’une guerre à grande échelle et la vague de nationalisme populiste qui s’étend jusqu’à gagner le cœur de l’administration américaine renvoient à un souvenir lointain l’euphorie passagère des années 1990 où l’on a voulu croire à la généralisation de la liberté. Timothy Garton Ash, dont les “Europes” s’arrêtent avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, n’y voit en rien une fin de l’histoire. S’il rappelle la fragilité des démocraties, c’est pour insister sur le fait que “défendre, améliorer et agrandir une Europe libre” est au contraire “une cause digne d’espoir”. Maintenant que la transformation de l’Amérique fait de l’Europe le nouveau pilier de l’Occident démocratique, il nous revient de nous mobiliser pour préserver ce “miracle” en voie de disparition, que nous avons si longtemps et si bêtement considéré comme acquis.Marion van Renterghem est grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres et auteure du Piège Nord Stream (Arènes)
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Author : Marion Van Renterghem
Publish date : 2025-04-16 06:00:00
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