Il y a cinquante ans, le 17 avril 1975, la prise de Phnom Penh, capitale du Cambodge, par les Khmers rouges, marquait l’apothéose du communisme tel qu’il a été appliqué au XXe siècle. Ce pays du Sud-est asiatique ne fut pas le dernier à basculer dans le « camp progressiste » ainsi nommé alors – le Mozambique, l’Angola, l’Afghanistan suivront, notamment -, mais en passant sous la férule de ces « libérateurs » ce printemps-là, le Cambodge allait connaître un destin particulièrement funeste, un condensé des dégâts provoqués par les régimes marxistes-léninistes au siècle dernier. Un bilan qui n’a d’ailleurs toujours pas été fait de nos jours à l’échelle mondiale.Aux origines du malLe Kampuchéa démocratique, nouveau nom donné au Cambodge par les Khmers rouges après leur prise du pouvoir, incarne, par sa fulgurance et son extrême violence, ce que le communisme a été capable de faire de pire : un quart de la population liquidé, soit environ 2 millions de morts en quatre ans, une économie ruinée, une société anéantie, un peuple réduit en esclavage, une répression sans limites, et un abêtissement général voulu par le pouvoir. Pourquoi ? Comment ? Répondre à ces questions, c’est à la fois s’intéresser aux inspirateurs de ce régime, aux motivations des dirigeants, à la technique révolutionnaire utilisée. C’est mettre au jour leurs buts et tenter d’en dégager une rationalité, si tant est qu’il y en ait eu une, pour cette politique de terreur. Une leçon d’histoire indispensable.Dans les années 1950, les futurs dirigeants khmers rouges ont suivi en France des études supérieures, techniques ou universitaires. Un parcours classique pour de jeunes gens issus de la petite bourgeoisie du Royaume du Cambodge, alors partie intégrante de l’Indochine française. À Paris, ils font leurs premiers pas communistes, sous la direction du PCF, à l’époque le plus important parti marxiste-léniniste du monde occidental. Ils y apprennent à vénérer Robespierre et à apprécier la terreur jacobine, une démarche commune à tous les militants communistes dans le monde. Lénine était lui aussi un fervent admirateur du Robespierre de 1793.De retour au pays, ces jeunes khmers forment un embryon de parti communiste placé sous la tutelle des camarades vietnamiens, responsables de cette partie du « monde progressiste » comme l’a décidé Moscou. En 1961, le congrès fondateur du PC cambodgien compte à peine 18 membres. Tous les dirigeants du futur Kampuchéa démocratique y assistent : Pol Pot, le « camarade numéro 1 », Kieu Sampham, futur « chef de l’État », Nuon Chea, « l’idéologue » du futur régime, Son Sen, son ministre de la défense, Vorn Verth, le futur chef de la police politique, Ieng Sary, le ministre des Affaires étrangères, et Ta Mok, le chef militaire surnommé « le Boucher ». À l’automne 1963, un plénum élargi de ce parti croupion réunit 20 membres et le premier maquis khmer rouge, installé dans la jungle, compte 7 personnes.La prise du pouvoirMinoritaires dans leur pays, les camarades cambodgiens s’inscrivent là aussi dans la tradition communiste : la plupart des régimes marxistes-léninistes qui ont régné durant le XXe siècle ont été mis en place par une minorité de militants, issus pour la plupart de la petite bourgeoisie de leur pays, comme l’étaient les Khmers rouges. Sous tutelle des camarades vietnamiens, ces « révolutionnaires » cambodgiens sont formés à la dure école d’Hô Chi Minh, un vieux routier du communisme mondial, lui aussi initié dans sa jeunesse en France par le PCF. Oncle Hô, comme il aime se faire appeler en ce temps-là, auréolé de sa victoire contre le colonialisme français en 1954, lutte alors pour l’indépendance du Sud Vietnam, pays placé sous protectorat américain. L’âpreté de cette guerre, qui devait durer jusqu’en 1975, va finalement s’achever par le basculement de cette partie de l’Asie dans le camp communiste (Vietnam du Sud, Cambodge, Laos). C’est dans ce contexte régional que les Khmers rouges s’emparent du pouvoir le 17 avril 1975.Pol Pot et ses camarades ont auparavant séjourné dans la Chine maoïste. Ils ont vécu en direct la Révolution culturelle déclenchée par le « Grand Timonier » en 1966 pour reprendre la totalité du pouvoir dont il avait été écarté après la catastrophe du Grand bond en avant, politique responsable de 30 à 50 millions de morts et initiée sous ses ordres à la fin des années 1950. Le conditionnement des jeunes gardes rouges chinois pendant cette « révolution culturelle » sanglante, brandissant tous avec fanatisme le « petit livre rouge de Mao », a impressionné les dirigeants Khmers rouges. Dans les maquis contrôlés par eux avant 1975, les jeunes paysans, illettrés et dociles, ont formé la majorité de leur troupe. Ce sont eux qui allaient être en première ligne lors de la prise de Phnom Penh, eux encore qui firent évacuer manu militari les deux millions de Cambodgiens réfugiés dans la capitale, tous terrorisés par cette guerre civile. Cette jeunesse aux ordres a été par la suite le principal bras armé du régime totalitaire qui s’est abattu sur le pays.La “révolution culturelle” chinoise a impressionné les dirigeants Khmers rouges« Faire du passé table rase », le slogan de l’Internationale communiste a été appliqué à la lettre par les dirigeants Khmers rouges. Le vidage de Phnom Penh a permis aux « libérateurs » de filtrer la population : une partie des « intellectuels » (porteurs de lunettes !) ont été supprimés dès la sortie de la capitale. Les familles envoyées à la campagne dans des coopératives-camps de concentration ont été séparées, un travail forcé exténuant fut imposé à tous. Cette politique radicale allait provoquer les centaines de milliers de morts à venir. Le cauchemar s’achève en janvier 1979 quand les camarades vietnamiens chassent leurs homologues cambodgiens du pouvoir. Les anciens alliés sont devenus des ennemis irréductibles, essentiellement pour des raisons raciales. Ce détail a son importance. L’internationalisme prolétarien, doxa officielle du communisme, a toujours dégénéré en nationalisme dans l’espoir, pour les dirigeants, de continuer à pouvoir mobiliser les populations concernées, revenues de l’avenir radieux qui leur avait été promis avant qu’elles ne sombrent dans le totalitarisme. Les méthodes utilisées et le bilan du Kampuchéa démocratique ont été niés par le camp communiste post facto, allant jusqu’à effacer la responsabilité de l’idéologie dans ces crimes commis au nom de la lutte des classes, accusant Pol Pot et ses camarades d’avoir instauré un régime nazi !Un silence assourdissantLes Khmers rouges ont bénéficié de nombreuses complicités tacites dans le monde occidental, allant du silence coupable à un fervent soutien des exactions commises au nom de la nécessité révolutionnaire. Nombre de journaux ont salué la prise de Phnom Penh comme une libération. Il était pourtant possible de savoir que la terreur allait régner sur le pays, comme elle avait déjà été appliquée dans les « zones libérées » par Pol Pot et ses camarades, avant avril 1975. L’anti-américanisme ambiant, sur fond de guerre du Vietnam, conflit fort impopulaire, est une explication de cet aveuglement volontaire. Plus généralement, l’espoir persistant d’un bonheur communiste, malgré les meurtrières expériences antérieures, staliniennes et maoïstes, occupait toujours les esprits à l’époque. Il faudra attendre la chute finale du système, tout au moins en Europe, en 1991, pour que l’aura du marxisme-léninisme commence à pâlir.Deux ans après la chute de Phnom Penh, le rideau s’est peu à peu déchiré pour laisser voir la réalité du drame cambodgien. Rares ont été toutefois les crédules, les « idiots utiles » (selon l’expression attribuée à Lénine) de cette tragédie à faire leur mea culpa. Le martyr des populations du Kampuchéa démocratique reste peu connu de nos jours, comparé aux autres génocides qui ont ponctué le XXe siècle. Ce passé fait partie de la mauvaise conscience mondiale qui protège ce qu’a été le communisme réalisé. Un mécanisme de défense destiné à ne pas tuer l’espoir des lendemains qui chantent. Ce cinquantième anniversaire offre l’occasion de rendre hommage à ces millions de victimes cambodgiennes innocentes, sachant qu’elles ne peuvent pas compter sur les populations voisines pour s’en souvenir. Les Vietnamiens, les Laotiens et les Chinois vivent, eux, toujours sous le joug d’un régime communiste.*Journaliste et spécialiste du communisme, Thierry Wolton a en 2024 publié Le Retour des temps barbares (Grasset).
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Publish date : 2025-04-16 04:30:00
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