Mercredi 21 août 2019, dans la bourgade bucolique de Menzingen, en plein centre de la Suisse. Au milieu des collines verdoyantes, une ancienne base antiaérienne sert de lieu d’essai au système de défense antimissiles Patriot, développé par la firme américaine Raytheon. La multinationale est opposée au consortium français Eurosam, lié à Thales et MBDA, pour ce contrat à 2 milliards d’euros. Une poignée de journalistes ont été invités à assister aux tests et à consulter des documents spécialisés. Dont Jacques (le prénom a été changé). Cet ancien conseiller ministériel sous François Hollande ne travaille pas pour un média en particulier, il tient notamment un blog. A l’un de ses confrères qui pose quelques questions, Jacques tend imprudemment une carte de visite… où son adresse email renvoie à l’Adit, le géant français de l’intelligence économique. Son véritable employeur. Consternation chez les rubricards. Moues agacées des haut gradés suisses.Jacques faisait-il un peu d’espionnage industriel pour un concurrent de Raytheon ? Malgré plusieurs relances, il n’a pas répondu à nos sollicitations. Peut-être, après tout, ne savait-il pas lui-même pour qui il se renseignait. Dans ce petit milieu, la confidentialité est une religion. “On ne dit jamais à nos veilleurs pour qui ils travaillent, c’est un principe”, décrit Alexandre Medvedowsky, président d’ESL, le pôle affaires publiques de l’Adit. En interne, on appelle ça des “clapets antiretour”, des précautions afin que les secrets ne fuitent pas. Bienvenue dans la zone grise de l’intelligence économique. Un monde où tout est flou et codifié, même le nom de la filière, une traduction approximative du terme anglais. “C’est du renseignement d’affaires”, explicite Pierre de Bousquet de Florian, ex-directeur des services secrets intérieurs et coordonnateur du renseignement à l’Elysée sous Emmanuel Macron, désormais président du comité d’éthique de l’Adit.1 850 correspondants dans le mondeDes locaux vides, à deux minutes du Quai d’Orsay, destinés aux entrevues sensibles. Entre un portrait d’André Malraux, un autre de Jean Moulin et une affiche de Brigitte Bardot, le bureau où Philippe Caduc nous reçoit fleure la nostalgie des années 1960 et du gaullisme vieille école. A 60 ans, l’emblématique PDG de l’Adit en paraît dix de moins. Silhouette élancée, teint hâlé, col roulé, et ce regard malin des gens bien informés. On a un léger malaise à dissiper. L’avant-veille, la lettre confidentielle Intelligence Online a publié un drôle d’article. “Une enquête de l’hebdomadaire L’Express agite la direction de l’Adit”, titre le média. On y découvre que “les messages entre les dirigeants du groupe recensent les contacts pris par la journaliste – un ex-stagiaire qui est de la famille du directeur général, l’ancien patron d’un service de renseignement, un prestataire, des hauts fonctionnaires…” C’est bien la première fois qu’un de nos articles fait l’événement… avant même son écriture. “Je n’y suis pour rien ! Ce serait complètement stupide”, tient à nous rassurer le PDG au sourire de Joconde.Il veut nous libérer d’un fantasme. L’Adit, ce n’est pas James Bond, ni des barbouzeries. On a lu la documentation, l’entreprise le répète : 90 % des informations s’obtiennent en “sources ouvertes”, notamment via des bases de données professionnelles – son budget spécifique s’élève à 1,8 million d’euros mensuels, nous révèle le dirigeant. Quand Internet ne suffit pas, Philippe Caduc active ceux qu’il appelle ses “gate keepers”, dont il parle avec une évidente gourmandise : “Le trésor de l’Adit, ce sont ses 1 850 correspondants partout dans le monde”, dit-il.”Une grosse photocopieuse”Des hauts fonctionnaires, des hommes d’affaires, des universitaires, “et peut-être 10 % de journalistes d’investigation”, ajoute le dirigeant. Ces “correspondants” rémunérés préviennent-ils systématiquement leur cible de leur commande ? Non, reconnaissent Philippe Caduc et Alexandre Medvedowsky. Le plus souvent, leur profession officielle leur sert de couverture. “On appelle ça de la manipulation inconsciente. La cible ne sait pas qu’on collecte de l’information sur elle”, précise un dirigeant d’une des sociétés du groupe Adit. Dans des cas extrêmes, il faut même élaborer un “scénario d’approche”, glisse un sous-traitant : “On crée des circonstances pour accéder aux gens et recueillir des témoignages humains non filtrés.”Derrière le sigle-somnifère – son nom en toutes lettres, l’Agence pour la diffusion de l’information technologique, est encore pire –, l’Adit revendique une réussite étourdissante. Huit entreprises rachetées depuis 2018, 2 000 collaborateurs, 500 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, quand le second de la filière en France, Forward (ex-Avisa Partners), atteint à peine les 100 millions, et le troisième moins de 10 millions. Quelque 38 des 40 sociétés du Cac 40 dévorent sa production. Eric Trappier, le PDG de Dassault, et Jean-Dominique Senard, le président de Renault, prêtent leur signature à De l’orage et du beau temps (Cherche-Midi), un livre collectif publié en mars par Philippe Caduc. Quel chemin parcouru depuis les vaches maigres des années 1990, quand l’Adit était “une grosse photocopieuse” d’une cinquantaine de salariés, moque un ancien cadre ! La société d’intelligence économique est désormais le troisième groupe mondial du secteur, derrière les Anglo-Saxons de Kroll et Control Risks.Le tampon de l’EtatA force de tisser du “tricot fin”, comme il dit, le PDG a des relais partout. Il échange très régulièrement avec Alexis Kohler, le secrétaire général en partance de l’Elysée, avec Sébastien Lecornu, aux Armées, avec plusieurs ministres de Bercy. Les patrons du renseignement sont souvent des proches. “Combien de fois ai-je déjeuné avec lui ?”, s’interroge, sur le ton de l’évidence, l’ex-directeur d’un service secret. Un ancien directeur de cabinet d’un ministre de la Défense ne veut rien dire, mais salue son “patriotisme”. Un entregent devenu au fil du temps un argument de vente. “Quand on achète quelque chose à l’Adit, on achète un ensemble relationnel”, commente un dirigeant du CAC 40. Comme dans les grands trusts familiaux, les dirigeants de l’Adit se retrouvent désormais tous les ans au ski, pour deux jours, afin d’élaborer leur stratégie annuelle. Des séminaires dans des palaces à Courmayeur, en Italie, à Lillehammer en Norvège, ou à Verbier, en Suisse, ces trois dernières années. Avec en cadeau de bienvenue, un couteau en 2023 et une doudoune sans manches l’année suivante. Ce 9 avril, l’Adit devait fêter ses 30 ans, dans le faste du Grand Palais, avant que des travaux impromptus ne décalent les réjouissances.L’un des joyaux de l’Adit ? Les “senior advisors”, cette ribambelle de diplomates français parmi les plus influents de ces quinze dernières années. Ici, pas de cachotteries, ils agissent en pleine lumière, en faisant profiter leurs clients de réseaux sans égal. Ils se nomment Maurice Gourdault-Montagne, ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac, Jean-David Levitte, ex-sherpa de Nicolas Sarkozy, Bertrand Besancenot, ambassadeur pendant treize ans au Qatar et en Arabie saoudite ou Bruno Delaye, ancien conseiller Afrique de François Mitterrand. “On facilite les contacts, on est un complément à l’action de l’Etat, on est en conversation permanente avec l’Etat”, expose Maurice Gourdault-Montagne. Ce qui fait dire à l’ex-PDG d’une société cotée qu’”en tant qu’industriels, on veut tous avoir le tampon de l’Adit, car c’est le tampon de l’Etat”.”Etat profond”En octobre 2016, quelques mois après la signature du “contrat du siècle” entre Naval Group et le gouvernement australien, pour la fabrication de douze sous-marins, moyennant 56 milliards d’euros, Jean-David Levitte se rend sur l’île-continent, au nom du groupe industriel français, pour jauger le soutien de Canberra. En juin 2021, lorsqu’il entend parler des atermoiements australiens, ce consultant de l’Adit propose un plan précis à Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron. Lors du G7 en Cornouailles, le 11 juin, Emmanuel Macron devra rencontrer le chef du gouvernement australien en présence de Joe Biden, afin que le président américain donne sa bénédiction au contrat. L’affaire ne se fait pas et, le 15 septembre 2021, l’accord est cassé, au profit d’une alliance anglo-américaine.Ce dialogue constant avec l’Etat fait la singularité de l’entreprise, au point que Bernard Squarcini, ancien patron du renseignement intérieur, évoque, en plaisantant à moitié, “un Quai d’Orsay officieux, presque une DGSE occulte”. A l’Adit, on appelle ça “rendre compte”. “Oui, on apporte des informations à l’Etat, et quand on le fait, l’Etat écoute”, souligne Bruno Delaye. L’Adit revendique par exemple d’avoir, la première, alerté l’Elysée sur l’émergence du groupe russe Wagner en Afrique. “On a été les premiers à le voir, grâce à nos réseaux”, affirme Philippe Caduc. Dans le sens inverse, l’ex-patron d’un service de renseignement raconte qu’il faisait parfois appel à eux : “Il m’est arrivé de leur demander des informations. Pas des prestations formelles, plutôt : “Tiens, est-ce que vous avez entendu parler de tel truc ?”.” L’Adit ou “l’Etat profond”, exagère un concurrent.Pour lire la deuxième partie de notre enquête, rendez-vous le mercredi 16 avril à 17 heures sur le site de L’Express
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/cest-un-quai-dorsay-une-dgse-occulte-ladit-ces-agents-tres-secrets-au-service-du-cac-40-G4NJYBWK45CXRBYHXZCD2N3KOY/
Author : Etienne Girard, Alexandra Saviana
Publish date : 2025-04-15 15:00:00
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