De la boue, du sable, des voies étroites et des véhicules qui tombent en panne. En 1919, le jeune lieutenant-colonel Dwight Eisenhower traverse les Etats-Unis au sein d’un convoi empruntant la Lincoln Highway. Ce périple éprouvant de soixante-deux jours lui fait prendre la mesure du délabrement des routes américaines. Près de quarante ans plus tard, devenu président, il lance un vaste projet de construction du réseau inter-Etats, avouant s’être inspiré des autoroutes à grande vitesse – les Autobahn – allemandes. Depuis, la route est indissociable de la culture américaine. Dans l’emblématique Easy Rider, elle est célébrée comme un symbole de liberté à travers les aventures de deux motards parcourant le pays. Pourtant, une réalité échappe à la caméra : une grande partie du réseau est en déliquescence.Les chiffres en attestent. Dans son rapport de 2025, l’American Society of Civil Engineers a attribué la piètre note D + aux routes américaines. Et pour cause, près de 40 % des grands axes routiers sont dans un état jugé “mauvais ou médiocre”. La plupart de ces artères datent d’après-guerre et sont endommagées par des décennies d’usage intensif. Pour les ponts, le diagnostic est tout aussi préoccupant : 45 % ont dépassé leur durée de vie prévue de cinquante ans et environ un tiers doivent être réparés ou remplacés.L’effondrement du pont de Baltimore en mars 2024 a marqué les esprits, rappelant à l’Amérique la vulnérabilité de ses infrastructures. Si l’accident était lié à une collision avec un cargo, l’écroulement du Fern Hollow Bridge, en Pennsylvanie, deux ans plus tôt, avait quant à lui été attribué à des défauts structurels. “Pendant trop longtemps, nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux risques liés à ces ponts, notamment ceux de leur vieillissement, de l’évolution du climat et des dangers opérationnels”, reconnaît Joseph Schofer, professeur d’ingénierie civile et environnementale à la Northwestern University.Des moyens disparatesL’état défectueux de ces installations résulte d’abord d’un sous-investissement. Faute d’une feuille de route fédérale en matière de transports, leur financement relève essentiellement des Etats. “Les politiques fiscales – et donc les moyens alloués aux infrastructures routières – sont très disparates selon les Etats, explique Matthieu Schorung, maître de conférences en géographie à Sorbonne Université. Dans le New Jersey, ou dans certains des Etats ruraux, les grandes routes sont très dégradées, tandis que dans l’Illinois, par exemple, leur état est relativement meilleur grâce à une plus forte taxation.”3850_INFOG_COMMERCE_routes-1Le principal outil de Washington pour aider les Etats à rénover leurs autoroutes est une taxe sur le carburant, collectée au niveau fédéral puis redistribuée. Or, non seulement elle n’est pas indexée sur l’inflation et n’a pas été augmentée depuis… 1993, mais, en plus, “les voitures consomment de moins en moins de carburant, note Rick Geddes, professeur d’analyse politique à la Cornell University et spécialiste des infrastructures. Résultat : il y a moins de revenus pour financer la rénovation, mais toujours autant – voire plus – d’usagers. Ce modèle n’est pas soutenable.”Faute de moyens, les autorités locales renvoient aux calendes grecques les travaux de maintenance planifiés par les entreprises de génie civil. D’après l’association Volcker Alliance, le montant de la facture dépasserait 800 milliards de dollars pour l’ensemble des infrastructures du pays, soit 4 % du PIB américain.1 200 milliards de dollarsFace à ces lacunes, les plans dédiés et les promesses d’investissement se sont multipliés. Le président Trump ne fait pas exception. Car s’il y a bien un sujet qui devrait transcender les clivages, c’est celui des infrastructures. En témoigne la loi “bipartisane” de l’Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA) votée durant le mandat de Joe Biden. Sur les 1200 milliards de dollars débloqués, une large part était dédiée aux routes.3850_INFOG_COMMERCE_routes-2Trois ans plus tard, malgré l’ampleur de l’enveloppe, peu de projets se sont concrétisés. Lors de son trajet habituel sur une des voies nationales, Carl Oliveri, responsable du conseil en construction du cabinet Grassi Advisors, passe devant ce panneau annonçant : “Réinvestissement prévu dans le cadre de l’IIJA”. “Il est là depuis un an et demi, soupire-t-il. En fait, nous n’avons pas encore vu arriver la grande vague d’investissements. Tout le monde attendait le résultat des élections et de savoir ce qu’il adviendrait de l’environnement réglementaire.” D’autant que, peu après l’entrée en vigueur de l’IIJA, l’inflation a bouleversé la donne : les coûts du béton et de l’asphalte ont grimpé plus vite encore que l’indice général des prix, réduisant le réel impact de cet investissement.Après sa première élection, Donald Trump avait exprimé le souhait de “construire des routes, des ponts, des autoroutes, des chemins de fer et des voies navigables neuves et étincelantes sur l’ensemble de notre territoire”. Avec la promesse d’investir 200 milliards de dollars de fonds fédéraux, dont un quart était destiné à des projets ruraux. Les effets se font toujours attendre. Cette fois, le président républicain n’a pas détaillé de nouvelles propositions. En revanche, il s’est empressé de geler une partie des fonds de l’IIJA dès son retour au pouvoir. “L’orientation qui va être suivie par Donald Trump va probablement être la même que pour son premier mandat : essayer de favoriser les investissements privés par la déréglementation, pousser les partenariats public-privé et laisser le pouvoir aux Etats et aux acteurs locaux, avec une intervention limitée du gouvernement fédéral”, anticipe Matthieu Schorung.Vinci, Colas et Egis à la manœuvreLes entreprises françaises n’ont pas attendu le retour de Trump à la Maison-Blanche pour occuper le terrain. Vinci a construit et opère un pont surplombant l’Ohio River – son premier projet dans le cadre d’un partenariat public-privé aux Etats-Unis. Colas, filiale du groupe Bouygues, travaille avec des partenaires locaux pour remplacer des centaines de ponts en Caroline du Nord et du Sud, dévastés par l’ouragan Helene en septembre dernier.Pour le groupe d’ingénierie de la construction Egis, le marché américain n’est rien de moins que “l’opportunité du siècle”, selon son directeur général, Laurent Germain. L’entreprise y est présente aussi bien sur les routes et ponts que sur le ferroviaire, et son activité n’est pas directement concernée par les taxes douanières, rappelle le patron. “En quatre ans, nous sommes passés d’un chiffre d’affaires quasi inexistant à près de 200 millions d’euros en Amérique du Nord. Jamais les Etats-Unis n’avaient investi autant dans leurs infrastructures, c’est le marché le plus dynamique au monde pour notre métier !” L’objectif : atteindre le milliard d’euros, Etats-Unis et Canada confondus, d’ici à 2029.De son côté, Colas pense pouvoir profiter du changement de gouvernement. “Alors que l’administration Biden se concentrait sur les transports en commun dans les grandes villes, celle de Donald Trump met davantage l’accent sur les autoroutes inter-Etats, les aéroports et les ports maritimes. C’est une bonne nouvelle pour nous, qui sommes déjà impliqués sur ces segments de construction”, se réjouit John Harrington, directeur général Etats-Unis du groupe.En parallèle, l’espoir d’un allègement des procédures d’obtention de permis commence à se dessiner. “Une grande partie des projets qui devaient bénéficier des financements de l’IIJA n’a pas abouti à cause des exigences environnementales et de la régulation. La nouvelle administration a commencé à réduire ces contraintes, ce qui pourra améliorer l’accès des Etats à ces fonds”, poursuit John Harrington. Encore faut-il bien allouer cet argent. “La priorité est souvent donnée par les Etats à l’extension d’axes routiers ou de nouvelles bretelles… C’est autant qui n’est pas investi dans la maintenance, le besoin le plus pressant”, regrette Matthieu Schorung. La route est encore longue.
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Author : Tatiana Serova
Publish date : 2025-04-13 06:00:00
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