La féroce guerre commerciale lancée par Donald Trump et son mépris pour ses alliés ont ouvert les yeux des Européens. Ils réalisent aujourd’hui à quel point leur dépendance aux technologies américaines – des clouds aux logiciels – les expose au chantage de l’erratique occupant de la Maison-Blanche. Ironie cruelle, les 27 jouent un rôle clef dans le financement des pépites de la Silicon Valley, aux dépens de leurs propres start-up. Mais la situation n’a rien d’inéluctable, assure l’économiste italienne Francesca Bria, chercheuse au Stiftung Mercator. “L’Europe possède les talents, la base industrielle et le marché unique” pour construire sa souveraineté technologique. C’est tout l’objet de l’ambitieux projet EuroStack qu’elle porte.L’Express : La menace voilée de couper Starlink à l’Ukraine a prouvé que les Etats-Unis pouvaient utiliser leurs technologies pour faire pression sur l’Europe. De quelles cartes disposons-nous dans le numérique pour résister à ce chantage ?Francesca Bria : L’Europe a de bien meilleures cartes qu’elle ne le pense, et il est temps que nous commencions à les jouer. Prenons l’exemple d’ASML : son monopole sur la lithographie dans l’ultraviolet extrême (EUV) signifie qu’Intel et d’autres fabricants de puces américains ne peuvent littéralement pas fabriquer les semi-conducteurs les plus avancés sans la technologie européenne. Cette situation place l’Europe au cœur de la chaîne de valeur mondiale des semi-conducteurs, mais nous avons rarement utilisé ce levier pour faire valoir nos intérêts stratégiques.Nos lois antitrust nous permettent d’infliger aux géants de la technologie des amendes pouvant aller jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial en cas d’infraction aux règles de l’UE, mais nous nous contentons souvent de sanctions symboliques. Si nous voulons défendre notre souveraineté numérique, nous devons utiliser notre pouvoir réglementaire avec plus d’ambition et de cohérence.Nous négligeons également le rôle de l’Europe en tant que moteur financier de la technologie mondiale. Les fonds de pension, les investisseurs institutionnels et les sociétés de capital-risque européens fournissent des liquidités importantes à la Silicon Valley. En d’autres termes, l’Europe ne se contente pas de consommer des technologies étrangères, elle contribue à les financer. Ces capitaux pourraient être orientés de manière plus stratégique pour soutenir nos propres écosystèmes d’innovation. Nous avons déjà vu que l’Europe peut exercer un effet de levier discret mais efficace. Lorsque les États-Unis ont menacé d’imposer des droits de douane sur les automobiles, l’Allemagne a rappelé à Washington que la plus grande usine de BMW se trouvait en Caroline du Sud. La conversation a changé. Nous avons besoin du même sang-froid et de la même clarté stratégique lorsqu’il s’agit d’infrastructure numérique. Il ne s’agit pas de provoquer un clivage transatlantique. Il s’agit d’affirmer que l’Europe n’est pas seulement un marché, mais aussi un fabricant, un investisseur et un régulateur dans le paysage technologique mondial.Quelle part de l’épargne européenne finance la Silicon Valley et quelle portion faudrait-il réorienter vers la technologie européenne ?C’est de l’automutilation financière : nous finançons notre propre dépendance numérique. Les investisseurs européens ont injecté environ 1,3 billion d’euros dans la technologie américaine, alors que 180 milliards d’euros seulement ont été investis dans les entreprises technologiques européennes. Prenons l’exemple du capital-risque. Les fonds de pension publics californiens consacrent jusqu’à 17 % de leur budget au capital-investissement, y compris le capital-risque. En revanche, la plupart des fonds de pension européens y consacrent moins de 3 %. Cet écart explique pourquoi la Silicon Valley continue de dominer, alors que les startups européennes les plus prometteuses peinent souvent à se développer. L’histoire de Mistral AI est emblématique. Une startup française d’IA travaillant sur un rival de ChatGPT a dû lever 385 millions d’euros auprès d’investisseurs américains avant que les acteurs européens ne s’en aperçoivent. Ce ne sont pas les talents qui manquent, mais les convictions et les mécanismes permettant d’aligner les capitaux sur les objectifs stratégiques. Nous avons besoin de toute urgence d’un fonds souverain européen pour la technologie, d’une plateforme paneuropéenne d’introduction en Bourse rivalisant avec le Nasdaq et de mandats de co-investissement pour les banques nationales de développement et les institutions de promotion. Lorsque la Corée du Sud s’est engagée à créer des champions nationaux de la technologie, ses fonds de pension ont mené la charge. L’Europe dispose des capitaux nécessaires. Ce qui manque, c’est la volonté politique d’investir dans notre propre avenir et de traiter la technologie comme un secteur à part entière.A quelles technologies américaines l’Europe devrait-elle réduire sa dépendance en priorité ?Alors que les États-Unis et la Chine intensifient leurs guerres commerciales numériques – avec des droits de douane, des contrôles à l’exportation et des interdictions de puces IA – l’Europe risque de devenir une colonie numérique. Il y a trois fronts critiques. D’abord, les semi-conducteurs, pour lesquels nous ne produisons que 9 % de l’offre mondiale alors que Washington et Pékin font la course en tête. Ensuite le cloud, car 72 % des données des entreprises européennes sont stockées sur des serveurs américains vulnérables aux saisies du Cloud Act. Enfin l’intelligence artificielle, dans laquelle nous sommes en train de devenir des clients permanents au lieu de nous affirmer en créateurs. Le cas Nvidia met en lumière notre situation difficile. Les chercheurs européens sont placés tout en bas de sa liste d’attente pour les puces avancées, pendant que les entreprises américaines en accaparent des milliers. Il ne s’agit pas seulement d’une question de concurrence, il s’agit de savoir si l’Europe contrôle son propre destin numérique. Nous l’avons vu clairement en Ukraine, qui a une dépendance critique à Starlink. Alors que Donald Trump menace d’imposer des droits de douane sur les technologies européennes et que le Sénat américain approuve de nouvelles restrictions à l’exportation de puces d’intelligence artificielle, les risques ne sont plus hypothétiques. L’Europe doit posséder l’infrastructure qui alimente tout, des satellites aux hôpitaux.De quels atouts méconnus l’Europe dispose-t-elle pour construire son autonomie technologique ?Nous sommes aveugles à nos propres trésors. Au-delà du monopole d’ASML sur la lithographie de pointe, l’Europe héberge certains des supercalculateurs les plus puissants du monde – à Bologne et à Jülich par exemple – mais nous les louons à des géants pharmaceutiques étrangers au lieu de les utiliser pour alimenter une IA souveraine. Les usines allemandes fonctionnent toujours avec des robots conçus par KUKA, jusqu’à ce que nous permettions à la Chine d’acquérir ce joyau de la couronne.L’Europe détient des atouts majeurs dans d’autres secteurs moins visibles. Le français OVHcloud est le plus grand fournisseur européen de cloud, mais il peine à concurrencer AWS et Azure sans l’aide de l’État. L’Imec, en Belgique, est le premier centre mondial de recherche et de développement dans le domaine des semi-conducteurs, mais l’Europe dépend toujours de TSMC et d’Intel pour la production de puces. Il s’agit là des fondements d’une souveraineté technologique, mais nous n’en avons jusqu’ici pas tiré parti. Ensuite, il y a la réglementation. Lorsque le règlement européen DMA a contraint Apple à revoir la conception d’iOS à l’échelle mondiale, nous avons prouvé que l’Europe pouvait établir des règles mondiales. Même les banques de Wall Street se conforment à notre RGPD, car il est impensable pour elles de perdre l’accès à 450 millions d’Européens fortunés. Il ne s’agit pas seulement d’actifs, mais de leviers de pouvoir stratégique que nous avons, pour le moment, refusé d’actionner.Que devrions-nous faire concrètement pour réduire rapidement notre dépendance à l’égard de la technologie américaine ?Tout d’abord, nous devons accélérer la construction d’usines de fabrication de puces à Dresde et à Eindhoven afin de retrouver notre compétitivité industrielle. Les États-Unis construisent douze nouvelles usines. Nous ne devons pas accepter de dépendre du bon vouloir de TSMC. Deuxièmement, toutes les activités critiques du gouvernement doivent être transférées vers des clouds souverains construits sur une infrastructure open source. Mais cette fois-ci, avec une véritable mise en application – pas un simple exercice comme Gaia-X. L’investissement public doit garantir que ces infrastructures servent le bien commun, et pas seulement les profits privés, avec des normes applicables et un contrôle démocratique. Troisièmement, l’Europe doit imposer la réciprocité : plus question d’exporter les machines de pointe d’ASML vers les usines américaines si nous ne bénéficions pas d’exemptions strictes du Cloud Act pour protéger les données européennes. Quatrièmement, nous devons débloquer les 420 milliards d’euros qui dorment dans les fonds de pension européens pour lancer un fond de souveraineté technologique, en accélérant l’affectation de 100 milliards d’euros à la construction de l’EuroStack, une infrastructure numérique véritablement européenne qui soutient les technologies locales sous contrôle démocratique.Dans les années 1970, la France a transformé son système énergétique avec moins de moyens que cela. Nous pouvons faire la même chose aujourd’hui pour la technologie. Il ne s’agit pas de copier la Silicon Valley. Mais de construire une infrastructure technologique démocratique, qui protège nos données, défende nos valeurs et donne la priorité aux citoyens. Car aujourd’hui, les infrastructures numériques sont militarisées et les plateformes de médias sociaux manipulent le discours public pour amplifier la propagande d’extrême droite.Le Royaume-Uni peut-il être un partenaire motivé et utile dans la construction d’une autonomie technologique européenne ? Ou est-ce un allié trop incertain du fait de son retrait de l’UE et de sa “relation spéciale” avec les Etats-Unis ?Le Royaume-Uni est tiraillé entre deux identités. Il abrite des laboratoires d’IA de classe mondiale et le groupe Arm, dont l’architecture de puces équipe presque tous les smartphones de la planète. Mais il a failli vendre Arm à Nvidia et il continue de permettre aux géants américains de la technologie d’acquérir ses start-up les plus prometteuses. Tant que le Royaume-Uni n’aura pas décidé s’il veut être un véritable partenaire européen ou servir de centre de R & D délocalisé pour les États-Unis, nous devrons faire preuve d’une grande prudence. Cela dit, la coopération est possible et essentielle lorsque les intérêts stratégiques s’alignent. L’engagement profond de Londres dans le soutien à l’Ukraine, aux côtés de l’UE, montre que la volonté politique peut surmonter les clivages institutionnels lorsque les enjeux sont importants. Nous travaillons déjà ensemble dans des domaines tels qu’Horizon Europe et les investissements conjoints dans la R & I, où la participation britannique a été récemment réactivée. Dans des domaines technologiques d’avant-garde comme l’informatique quantique, où le programme national quantique du Royaume-Uni est respecté dans le monde entier, il existe un réel potentiel de collaboration, s’il s’accompagne d’une gouvernance partagée, d’avantages mutuels et d’un engagement en faveur de la souveraineté technologique. Il ne s’agit pas de regarder avec nostalgie l’unité d’avant le Brexit, mais de construire des alliances de confiance pour une nouvelle réalité géopolitique. Une réalité où l’Europe doit être autonome tout en choisissant judicieusement ses partenaires.Quels partenaires étrangers pourraient aider l’Europe à s’affranchir davantage des technologies venues des États-Unis ?Samsung, en Corée du Sud, et l’expertise du Japon en matière de matériaux pour puces pourraient nous aider à réduire notre dépendance vis-à-vis de TSMC, mais seulement si nous investissons et collaborons de manière stratégique. Les plateformes Aadhaar et UPI de l’Inde ont montré que les systèmes numériques à l’échelle du milliard n’ont pas besoin de fonctionner sur des clouds étrangers. Le système brésilien PIX, utilisé par plus de 140 millions de personnes, offre un modèle d’inclusion financière numérique, et la coopération actuelle entre l’UE et le Brésil en matière d’IA, de calcul à haute performance et de connectivité constitue une base solide pour l’innovation conjointe. En ce qui concerne les matières premières, le lithium du Chili, le nickel de l’Indonésie et les terres rares de la Namibie offrent une diversification, même si la Chine domine toujours l’extraction et le raffinage. Nous travaillons déjà avec nombre de ces pays dans le cadre de programmes de R & I, d’investissements au titre de la “Global Gateway” et de partenariats dans le domaine des minéraux essentiels. Il s’agit maintenant d’aller au-delà des gestes symboliques et de construire des alliances mutuellement bénéfiques, fondées sur des valeurs, qui soutiennent la capacité industrielle, sécurisent les chaînes d’approvisionnement et co-développent l’infrastructure publique numérique.Le leadership technologique façonnera le pouvoir géopolitique dans les années 2020. L’Europe possède les talents, la base industrielle et le marché unique. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas d’un nouveau document stratégique, mais d’actions concrètes : des investissements coordonnés, un engagement institutionnel et des partenariats internationaux fiables. C’est le moment pour l’Europe de se réveiller et d’offrir une alternative crédible à un monde numérique dominé par le techno-autoritarisme ou les monopoles d’entreprise. Un avenir technologique démocratique et souverain est encore à notre portée, si nous choisissons de devenir indépendants et de le construire.
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Author : Anne Cagan
Publish date : 2025-04-13 05:45:00
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