Stratégie ou coup de folie ? La question, récurrente depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, est particulièrement d’actualité depuis son revirement stupéfiant du 9 avril. Ce jour-là, le président américain a annoncé une réduction des droits de douane à 10 % pour une soixantaine de pays pendant 90 jours, tout en portant ceux visant la Chine à 145 % – sauf, depuis vendredi, pour les smartphones et ordinateurs.Et si Donald Trump était bel et bien en train de mettre à profit les principes qu’il distillait il y a plus de trente ans dans The Art of the Deal, comme le suggèrent ses porte-voix… “Ce serait tomber dans le piège de penser que Trump a un objectif et une stratégie, comme son administration voudrait nous le faire croire. Je soupçonne qu’il n’a ni l’un ni l’autre”, juge auprès de L’Express Barry Eichengreen, professeur d’économie et de science politique à l’université de Berkeley, et l’un des économistes les plus réputés des Etats-Unis. Reste que la manœuvre pourrait bien s’avérer coûteuse. “Xi [Jinping] est mieux placé que Trump pour remporter cette guerre d’usure”, juge-t-il. Quant à l’Europe, elle pourrait bien se positionner comme un “bastion de stabilité dans un monde instable”.L’Express : Le 9 avril, Donald Trump a créé la surprise en annonçant que les droits de douane seraient ramenés à 10 % pendant 90 jours pour tous les pays sauf la Chine, dont le taux d’imposition sur ses exportations augmente à 145 %. Comment expliquez-vous ce revirement ?Barry Eichengreen : En réduisant les droits de douane sur les pays autres que la Chine, Donald Trump a capitulé devant les marchés boursiers. Il a été alarmé par leur réaction très négative après ses premières annonces touchant une soixantaine de pays. Ses conseillers, ou du moins les plus avisés d’entre eux, se sont inquiétés de la détérioration des conditions sur le marché des obligations. C’est une modeste bonne nouvelle : certains observateurs commençaient à se demander si les pires instincts de Trump étaient encore soumis à la discipline des marchés financiers. Nous savons désormais qu’il les écoute encore, du moins parfois.Cela signifie-t-il que Trump espère créer les conditions d’une négociation avec Pékin, comme certains semblent le penser ?Ce serait tomber dans le piège de penser que Trump a un objectif et une stratégie, comme son administration voudrait nous le faire croire. Je soupçonne qu’il n’a ni l’un ni l’autre. Il ne s’est pas laissé de porte de sortie concernant ces horribles droits de douane imposés à la Chine. Pékin a adopté une position ferme en réponse, qualifiant ces droits de douane de “plaisanterie” et refusant contrairement à d’autres de décrocher le téléphone. Même si Trump venait à faire des concessions tarifaires et tentait, comme à son habitude, de faire passer un recul pour une victoire, cela serait voué à l’échec dans le cas présent étant donné la position de fermeté de la Chine. Je crains donc que les droits de douane élevés imposés par les États-Unis et la Chine aux uns et aux autres (NDLR : la Chine ayant depuis répliqué en portant ses taxes sur les produits américains à 125 %) ne restent en place pendant un certain temps. Les conséquences pour les économies américaine et mondiale risquent d’être désastreuses.Trump a été jusqu’à présent l’incarnation du ‘politicien Téflon’ : les scandales ne semblent pas lui coller à la peauJusqu’où la guerre commerciale avec la Chine pourrait-elle aller ? Peut-il y avoir un gagnant ?Il n’y aura pas de vainqueur dans cette guerre commerciale du “donnant-donnant”, où chacun surenchérit sur les droits de douane. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est que l’affrontement reste limité au domaine économique et que l’escalade des tensions militaires que certains observateurs redoutent soit évitée. Mais je n’exclurais pas une nouvelle aggravation des tensions économiques. Cela pourrait se traduire par de nouvelles hausses de droits de douane déjà irrationnellement élevés. La Chine pourrait mettre un embargo sur les exportations de terres rares et d’autres matières premières d’importance stratégique. Ou encore déprécier son renminbi [NDLR : dénomination officielle du yuan, la devise nationale de la Chine] face au dollar. Elle pourrait même, à un moment donné, recourir à “l’option nucléaire”. A savoir vendre une partie de ses obligations du Trésor américain, ce qui aurait pour effet de bouleverser les marchés financiers américains.La situation a un air de déjà-vu… En 2018, les deux puissances s’étaient déjà engagées dans une escalade des droits de douane. Mais aujourd’hui, la Chine a diversifié ses partenaires et son système d’exportation. Trump n’a-t-il pas sous-estimé la Chine de 2025 ?A l’évidence, oui. Trump n’est pas bien informé sur l’économie chinoise. Et il est entouré de lèche-bottes. La Chine a amélioré ses capacités technologiques depuis la première série de droits de douane en 2018. Elle est moins dépendante des technologies américaines et dispose également d’une marge de manœuvre politique : elle peut répondre au choc tarifaire par des politiques monétaires et fiscales de soutien. En revanche, les États-Unis disposent d’une marge de manœuvre plus réduite. Et le simple fait que la Chine soit une autocratie – le président Xi n’a pas à céder à la pression de son opinion publique ou des marchés financiers et, contrairement au Parti républicain américain, il ne sera pas confronté aux élections de mi-mandat en 2026. Ce qui signifie qu’il est mieux placé que Trump pour remporter cette guerre d’usure.Certains démocrates soupçonnent un lien entre la suspension soudaine des droits de douane et les gains boursiers réalisés le 9 avril par des proches de Donald Trump, ce qui constituerait l’un des plus gros délits d’initiés de l’histoire moderne…Si cela se confirme, ce ne serait pas la première fois que Trump utilise sa proximité avec le pouvoir au bénéfice financier de son cercle proche. Trump a été jusqu’à présent l’incarnation du “politicien Téflon” : les scandales ne semblent pas lui coller à la peau. Je soupçonne que ce sera le cas pour les événements du 9 avril, concernant le recul des tarifs douaniers et les soupçons de délits d’initiés. Si Trump perd en popularité, ce sera plutôt parce que les électeurs feront le lien entre ses politiques commerciales et la hausse du chômage et de l’inflation à venir. Le feront-ils ? Ils n’en ont pas été capables par le passé, donc j’ai des doutes. Nous verrons lors des élections de mi-mandat… si nous pouvons collectivement tenir aussi longtemps.Qu’entendez-vous par là ?Les dégâts économiques et politiques causés par Trump au cours de ses trois premiers mois ne seront pas faciles à réparer. Nous allons donc assister à une hausse du chômage, de l’inflation et de l’instabilité financière aux États-Unis. Ces problèmes vont inévitablement se répercuter sur l’Europe. Les tensions actuelles – soutenir l’Ukraine, repousser l’agression de Poutine, relever le défi climatique sans l’aide des États-Unis – deviendront donc encore plus difficiles.L’Europe peut se positionner comme un bastion de stabilité dans un monde instableDonald Trump a aussi annoncé son intention de déprécier le dollar pour rendre les produits américains moins chers à l’étranger… Dans un tel scénario, la stabilité des marchés financiers pourrait être affectée et l’hégémonie du dollar remise en cause. Alors pourquoi persiste-t-il ?Trump et ses conseillers ne comprennent pas les risques d’une dépréciation du dollar, une politique qui pourrait rapidement devenir incontrôlable, avec des conséquences désastreuses pour les marchés financiers : l’effondrement du dollar provoquerait une ruée sur les marchés des bons et obligations du Trésor américain, qui sont le nerf de la guerre pour les marchés financiers du monde entier. Là encore, vous tombez dans le piège qui consiste à supposer que le président et ses collaborateurs ont un objectif politique cohérent et une stratégie pour l’atteindre. Nous, universitaires et journalistes, sommes formés à partir de cette hypothèse. Mais ça n’est pas comme cela qu’il faut raisonner dans le contexte actuel.L’Europe pourrait-elle tirer parti de la situation en devenant un troisième pôle face aux géants chinois et américain voire en acceptant la main tendue par le président Xi Jinping, qui a appelé l’Europe à protéger avec la Chine la “mondialisation économique” ?Oui, l’Europe peut se positionner comme un bastion de stabilité dans un monde instable. Elle peut négocier des accords commerciaux avec d’autres pays, comme ceux actuellement discutés avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le cas d’un rapprochement avec la Chine est bien sûr plus délicat : l’Europe veut maintenir un commerce stable et ouvert avec Pékin tout en évitant d’être inondée d’exportations chinoises désormais détournées des marchés américains. Si l’Europe doit se rapprocher de la Chine, la négociation devra être fine.Mais le Vieux Continent, en proie à une guerre qui se déroule en Ukraine, a-t-il les ressources industrielles et financières de rivaliser concrètement avec les États-Unis et la Chine, ou risque-t-il de devenir un terrain d’affrontement par procuration ?En effet, Trump risque d’imposer des exigences supplémentaires à l’Europe, sous la forme de “trade with us or trade with China, but not both” (“faites du commerce avec nous ou avec la Chine, mais pas les deux”). Je pense que l’Europe a la volonté politique et les ressources financières nécessaires pour résister à ces ultimatums déraisonnables. Mais ce ne sera ni facile ni indolore.Concrètement, quelles pourraient être les conséquences de la politique du chaos de Donald Trump pour l’économie mondiale ?Je crains le pire. À court terme : récession, inflation et instabilité financière. À long terme : un monde moins prospère, scindé en deux blocs rivaux : les Etats-Unis contre la Chine et ses alliés. L’équivalent d’une nouvelle “guerre froide”, si vous préférez. A moins que l’Europe ne réussisse à servir de pont. Et concernant les défis mondiaux nécessitant un leadership, c’est-à-dire lutter contre le changement climatique, maintenir la stabilité financière, faire face à des acteurs voyous comme Poutine, nous risquons d’entrer dans un monde sans leader. Rien de tout cela n’est bon augure. Il faut espérer que nous parviendrons d’une manière ou d’une autre à tenir jusqu’en 2028 et que, si l’occasion se présente, les États-Unis retrouvent la raison. Cela me peine de le dire, mais j’ai des doutes. Qui aurait cru qu’on en arriverait là ?
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-04-13 16:12:00
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