* . * . . .

C’est l’éléphant dans la pièce. Le problème que les Européens ne veulent pas regarder en face tant il semble insoluble. Alors que Donald Trump lance une guerre commerciale mondiale et tourne le dos à ses alliés, comment gérer la dépendance insensée du Vieux Continent aux technologies américaines ? Que certaines nous soient supprimées et c’est toute notre économie qui s’arrête de tourner. Une partie de nos institutions aussi. “Et même si notre accès à ces services n’est pas coupé, les Américains peuvent le dégrader, le ralentir ou le rendre plus coûteux”, met en garde Gilles Babinet, entrepreneur et coprésident du Conseil national du numérique.L’Europe doit revoir d’urgence tous ses scénarios. Car si elle a déjà cartographié ses dépendances les plus dangereuses, ce n’était jusqu’ici qu’avec Pékin à l’esprit. “Nous devons réévaluer les risques posés par les Etats-Unis et comprendre qu’ils peuvent désormais être aussi sérieux que ceux posés par la Russie ou la Chine”, observe Scott Marcus, chercheur associé au Center for European Policy Studies (CEPS). Rebâtir à l’identique le monumental catalogue numérique américain n’est ni nécessaire, ni faisable. Mais il y a quatre domaines où il est urgent de mener des actions précises.Satellites, cloud et puces : le chantier de fondDeux chiffres montrent l’urgence de la situation. L’UE ne produit que 9 % des puces mondiales. Et 72 % des données de nos entreprises sont stockées sur des serveurs américains. La situation est heureusement meilleure dans les télécommunications grâce aux champions nordiques Nokia et Ericsson. Nos infrastructures technologiques sont la couche la plus coûteuse et la plus longue à transformer. Elles requièrent une stratégie ciblée. Dans le cloud, ce sont les données des Etats et des organismes d’intérêt vital (énergie, transport, santé, etc.) qu’il faut mettre à l’abri en premier. “Nous ne pouvons pas continuer d’envoyer aveuglément des données sensibles à un Etat qui a menacé militairement le territoire souverain d’un membre de l’UE”, met en garde Scott Marcus, en référence au Groenland.Le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a d’ailleurs souligné lors du Forum InCyber, qui s’est tenu récemment à Lille, l’importance de voir émerger un cloud européen : son groupe “dépense chaque année près d’un milliard de dollars pour acheter des données sismiques et de géophysiques à travers le monde […] Il était hors de question que je mette ces données dans un cloud américain […] La guerre économique existe !” La commande publique peut aider la filière du Vieux Continent à gagner l’envergure adéquate pour séduire de plus en plus le privé. Car si les Américains dominent de la tête et des épaules, l’UE ne part tout de même pas de zéro. Elle abrite des pépites telles qu’OVH, Scaleway ou encore la filiale Schwarz Digits de l’allemand Lidl, qui a fait une percée remarquée. Et elle s’est dotée d’un remarquable réseau de supercalculateurs EuroHPC. Trois de ses neuf machines figurent dans le top 10 mondial.Pour que le soufflé monte, il faut baisser le coût de l’énergie en Europe. En investissant dans les énergies renouvelables, le réseau électrique et les mécanismes de flexibilité, recommande Mario Draghi. Dans les semi-conducteurs, l’Europe a une partie complexe à jouer. “Nos chercheurs sont placés en bas de la liste d’attente de Nvidia pour ses puces de dernière génération pendant que les entreprises américaines en accumulent des milliers”, dénonce l’économiste Francesca Bria. Nombre de concepteurs de puces sont américains. Mais avec ses industriels du laser et le néerlandais ASML, l’Europe contrôle, elle aussi, certains maillons clés de cette industrie. Elle doit utiliser ces leviers pour sécuriser l’accès aux produits américains dont elle a besoin. Et accélérer la fabrication de puces à Dresde, Eindhoven et Grenoble, où se trouve STMicroelectronics, en capitalisant sur l’expertise de l’Imec, le plus grand pôle de recherche mondial dans les semi-conducteurs qui se trouve être en… Belgique.”L’expertise du Japon ou du sud-coréen Samsung dans les puces peut aussi nous aider à réduire notre dépendance”, observe Francesca Bria. Tout comme celle du Royaume-Uni, qui abrite Arm, si les outrances américaines le décident à se rapprocher franchement de l’UE. Dans le champ spatial, l’Europe a de belles pièces, de Galileo aux satellites militaires nationaux. Mais elle manque d’un système à la Starlink, critique en Ukraine. La Commission vient cependant de signer le contrat Iris2, une “constellation multi-orbitale de 290 satellites”, souligne Thomas Regnier, l’un de ses porte-parole. Et Ariane 6 a enfin pris son envol. La partie n’est pas perdue.Technologies sensibles : le plan d’urgenceLa Russie ne bombarde pas l’Union européenne, mais elle n’a aucun scrupule à lui envoyer des missiles numériques. L’ennui est que nos fortifications cyber tiennent par le ciment américain. Fortinet, CrowdStrike, Palo Alto… 75 % des 500 plus grosses firmes cyber mondiales sont aux Etats-Unis. Et leurs organismes étatiques (NSA, US Cyber Command…) ont des ressources inégalables pour détecter les menaces. Il serait donc souhaitable pour nous que la collaboration avec les Etats-Unis perdure. “Mais il faut se préparer aux hypothèses plus sombres où elle s’amenuise. Le pire scénario serait que “les Etats-Unis et la Russie signent une paix cyber et s’alignent”, observe Tariq Krim, fondateur du think tank Cybernetica.Quel plan B mettre sur pied ? Certains pays ont un rôle important à jouer. Notamment l’Estonie, devenue experte en ce domaine tant les hackers russes éprouvent ses boucliers. Mais aussi la France, dont les services officiels spécialisés (Anssi, ComCyber) sont donnés en exemple dans le reste de l’UE. Les 27 Etats membres doivent désormais coordonner leurs forces et se partager plus vite les signaux qu’ils détectent. Quant à leurs entreprises, elles ont tout intérêt à relever leur bouclier cyber, en devançant par exemple les exigences de la directive NIS 2.L’Europe aurait même intérêt à creuser l’idée d’une cyber-réserve, à destination des jeunes montrant des dispositions en informatique. C’est ainsi que les jeunes Israéliens passés par la célèbre unité 8200, spécialisée dans le renseignement, acquièrent une expérience hors du commun. Et créent des champions comme Wiz, que le géant Microsoft a payé une fortune – 32 milliards de dollars – tant l’entreprise l’a bluffé.D’autres technologies sensibles doivent être développées en Europe. C’est notamment le cas du quantique, qui promet de bouleverser la R & D dans le climat et la santé, mais aussi de rendre obsolètes les méthodes de chiffrement protégeant nos secrets militaires et nos paiements. La France, heureusement, a des experts de renom en cryptographie, qui préparent déjà le coup d’après. “Cinq de nos entreprises sont bien placées dans le quantique (NDLR : Alice & Bob, Pasqal, Quandela, C12 et Quobly). Elles explorent chacune une voie différente, ce qui garantit notre autonomie future”, fait-on observer à l’Elysée.Dans le champ militaire, enfin, l’Europe doit appliquer les recettes qui ont permis à Kiev de résister contre toute attente à la Russie. Favoriser l’essor des start-up de défense et leur coopération avec la puissance publique. Créer des armes modulables qui se distinguent par leur logiciel, pour être produites en masse et fréquemment upgradées. Cette agilité est vitale pour garder sur l’adversaire un avantage technologique par essence éphémère.Réseaux sociaux : l’heure du come-backHier encore, l’UE polémiquait sur TikTok. Qu’Elon Musk fasse la promotion de l’extrême droite allemande sur X et conspue le gouvernement britannique travailliste a dessillé les yeux de beaucoup d’Européens sur la menace venue d’outre-Atlantique. Notre dépendance aux Etats-Unis est ici quasi totale : 7 des 8 plateformes sociales les plus utilisées en Europe sont américaines – l’autre, TikTok, est chinoise. Dans le contexte actuel, c’est une faiblesse majeure. Car, enhardis par Donald Trump, les dirigeant de la Silicon Valley rechignent de plus en plus à appliquer le DSA, la réglementation de l’UE contre la désinformation et les contenus illicites.Certaines particularités de l’Europe la rendent résiliente. Son vaste écosystème scientifique et médiatique. Sa population éduquée. Mais dans l’ombre, les Russes, notamment, n’ont aucun scrupule à utiliser des réseaux de faux comptes pour attiser la colère de nos concitoyens et les faire douter de leurs institutions démocratiques. L’Europe doit sensibiliser bien plus fortement sa population à ces opérations de manipulation. Et surtout, ne pas céder au chantage de la Maison-Blanche qui tente de tuer sa réglementation du numérique.Le moment est même idéal pour ouvrir une nouvelle page dans le monde des réseaux sociaux. L’IA générative bouleverse la manière dont on peut s’informer et se divertir. Quant au modèle économique des réseaux gratuits adossés à la publicité, il donne de sérieux signes d’essoufflement. Les internautes en mesurent les limites puisqu’ils n’en sont pas les véritables clients. Le service ne s’intéresse pas eux, il lui suffit de les scotcher à l’écran. Jamais, d’ailleurs, des outils si populaires n’ont été autant critiqués par leurs propres utilisateurs. Il ne paraît plus inconcevable de payer pour une meilleure expérience, avec la liberté de contrôler les algorithmes de recommandation. Si les Européens jouent cette carte intelligemment, ils pourraient revenir dans la course. Certains, comme les Français de BeReal, avancent leurs pions.IA et logiciels : l’opportunité à saisir”Vous imaginez le nombre d’entreprises du CAC40 que les Etats-Unis peuvent bloquer en leur coupant Outlook ?” Ce scénario, soufflé par un bon connaisseur du numérique français, aurait semblé loufoque il y a quelques années. Il mérite aujourd’hui d’être considéré. Le Vieux Continent n’a pas de système d’exploitation à lui, quand les Américains possèdent MacOS et Windows pour leurs ordinateurs, iOS et Android pour leurs smartphones. La Chine, qui se trouvait il y a peu dans la même situation, a dépensé sans compter pour couper le cordon et faire développer par Huawei son HarmonyOS, lorsque Washington l’a privé de ses technologies.Dans l’IA, la situation de l’Europe n’est guère meilleure. Depuis que l’allemand Aleph Alpha s’est réorienté, seul le français Mistral développe encore des modèles de langage de type “frontier”, soit les plus innovants et puissants. Les Américains, eux, ont l’embarras du choix avec OpenAI, Anthropic, Meta, xAI, Microsoft ou encore Amazon. Les Européens doivent impérativement développer les briques technologiques dont ils ont besoin. C’est tout l’objet de l’excellent projet EuroStack, porté entre autres par l’économiste Francesca Bria et la présidente de la fondation à l’origine de la messagerie Signal, Meredith Whittaker.L’UE a heureusement de très beaux atouts dans le logiciel d’entreprise. Des fleurons locaux comme l’allemand SAP et le français Dassault Systèmes. “Un large vivier d’ingénieurs très compétents dans le développement”, ajoute l’ancien directeur de la prestigieuse école Epita, Philippe Dewost. Et une vraie culture de l’open source. Il faut miser sur cette approche au mécanisme ingénieux – ceux qui en profitent doivent à leur tour publier leur code, ce qui assure un partage des connaissances équitable. C’est la seule qui permettra aux Européens d’avancer assez vite en mutualisant leurs efforts.Attention, toutefois, “le principal défi n’est pas le développement logiciel mais la nécessité d’assurer un bon fonctionnement de l’outil lorsqu’on passe à grande échelle”, rappelle Olivier Dellenbach, président et fondateur de ChapsVision, un éditeur spécialisé dans le traitement souverain de la donnée. L’Europe doit aplanir la route devant ses champions. En dopant la commande publique. En harmonisant sa réglementation, car les disparités d’un Etat à l’autre coûtent très cher à nos start-up : ces barrières internes équivalent à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services, selon le FMI. En proposant, enfin, un produit d’épargne commun : en 2024, 500 milliards d’euros, issus des comptes bancaires des ménages, sont sortis de l’UE pour irriguer, entre autres, les Etats-Unis.Dans l’intelligence artificielle, l’Europe gagnerait à explorer des marchés plus spécialisés que ceux labourés par la Silicon Valley. “A l’inverse des Américains, beaucoup de nos ingénieurs savent construire un avion avant de savoir coder. Cela donne une perspective unique et une longueur d’avance pour développer le prochain marché stratégique, celui des IA industrielles”, analyse Pascal Daloz, le DG de Dassault Systèmes. Airbus, Siemens, Alstom, BASF… Le Vieux Continent est équipé, dans toutes les branches de l’industrie. S’il agit maintenant, il peut encore monter dans le train.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/leurope-peut-elle-se-passer-des-technologies-americaines-ces-scenarios-a-revoir-durgence-I23PCIZOEBETVMXMXXS35ROX5Y/

Author : Anne Cagan

Publish date : 2025-04-10 05:30:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Exit mobile version