“L’Allemagne est belle et sûre. Nous aimons notre pays et les gens qui y vivent”, commence la voix off, tandis que défilent à l’écran les montagnes verdoyantes de Bavière, quelques notes de piano en fond. Soudain, l’ambiance se veut plus grave. Apparaissent des soldats en action à flanc de falaise, des commandos à bord d’un zodiaque et un char en train de tirer dans une immense gerbe de flammes. “Nous sommes prêts pour l’avenir. Nous sommes prêts à intervenir et à remplir nos missions à tout moment”, conclut le narrateur, d’un ton résolu, après deux minutes de harangue. Ce clip, affichant plus de 300 000 vues au compteur, est l’une des nombreuses vidéos partagées chaque mois par la Bundeswehr, l’armée allemande, sur sa chaîne YouTube, pour attirer dans ses rangs de nouvelles recrues.Un peu plus de trois ans après le début de la guerre en Ukraine, le ton n’a jamais été aussi martial outre-Rhin. L’invasion décidée par Vladimir Poutine a convaincu les Allemands de la réalité de la menace russe aux portes de l’Europe, au point de les pousser – en dépit de leurs lourdes réticences à employer la force depuis la Seconde Guerre mondiale – à aujourd’hui montrer les muscles. Et faire de la défense, l’une des priorités de la nouvelle coalition entre les conservateurs et les socio-démocrates, annoncée ce mercredi 9 avril.”Les dépenses pour notre défense doivent augmenter de manière significative et rigoureuse jusqu’à la fin de la législature” qui s’ouvre, indique le contrat de gouvernement de coalition scellé par les deux partis. “Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et l’Europe doivent être en mesure d’assurer elles-mêmes leur sécurité de manière beaucoup plus étendue”, ajoute, en outre le document, avec un ton inhabituellement offensif. “Il y a une prise de conscience collective que nous sommes entrés dans un nouveau monde, que les certitudes sur lesquelles on se basait se sont complètement écroulées, relève Sven Arnold, chercheur à l’Institut allemand pour les relations internationales et la sécurité à Berlin (SWP). La remise en question est très profonde dans ce pays où des générations ont été formées au pacifisme.”Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, et la perspective d’un lâchage américain en ce qui concerne la défense du continent, n’a fait qu’accentuer le phénomène. Hostile à l’Union européenne en général et à l’Allemagne en particulier, le républicain a plusieurs fois mis en cause le principe de solidarité des Etats-Unis en cas d’attaque contre un partenaire de l’Otan. S’ajoute à ce tableau déjà peu réjouissant le soutien public de deux de ses lieutenants, le milliardaire Elon Musk et le vice-président J.D. Vance, au parti d’extrême droite AfD.”Zeitenwende” et explosion des dépenses militairesAutant d’actions qui ont provoqué la sidération des Allemands. “Pour nous, c’est d’autant plus difficile à vivre que les Etats-Unis nous ont permis de revenir parmi les Etats respectés après 1945, nous ont appris la démocratie, et nous ont fait confiance, pointe Claudia Major, du German Marshall Fund of the United States (GMF), un groupe de réflexion transatlantique. C’est un pilier de notre identité qui part : l’allié américain, jusqu’à présent notre assurance vie, devient une menace pour l’Europe.” Le réarmement prôné par le leader conservateur Friedrich Merz s’inscrit aussi en réponse à cette volte-face. Deux jours avant l’élection qui le fera bientôt entrer à la chancellerie, il avait déclaré que sa “priorité absolue sera de renforcer l’Europe le plus rapidement possible, de manière à [obtenir] peu à peu une véritable indépendance vis-à-vis des États-Unis”. Des mots encore impensables il y a quelques mois.Pour bien comprendre l’importance de cette nouvelle séquence, il faut remonter à l’invasion russe de février 2022 et ses conséquences politiques immédiates à Berlin. Le chancelier social-démocrate Olaf Scholz avait alors parlé de “Zeitenwende” (“changement d’époque”) et annoncé un plan de 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande. Trois ans plus tard, 80 % de l’enveloppe a été dépensée, principalement dans l’achat de matériel américain, comme des chasseurs furtifs F35 ou des hélicoptères lourds Chinook. Trop peu, cependant : “Cela a permis de combler les trous du passé, pas d’être ambitieux pour l’avenir”, souligne Claudia Major, du GMF.Un avion F-35 de l’US Air Force est ravitaillé par un avion KC-10 Extender, dans une photo du 24 février 2022, fournie par le département américain de la DéfensePour enfin doter l’Allemagne d’une armée digne de ce nom, le successeur désigné de Scholz, Friedrich Merz, dont le parti conservateur est arrivé en tête des élections fédérales de février, entend porter les efforts de défense à des niveaux stratosphériques. Quitte, pour cela, à bousculer la sacro-sainte orthodoxie budgétaire de la première puissance économique européenne. Mi-mars, le Bundestag, le Parlement allemand, a ainsi fait sauter le “frein à l’endettement”, qui limitait jusqu’alors la capacité d’emprunt du pays pour les dépenses militaires. Une révolution copernicienne ouvrant la voie à une hausse spectaculaire des dépenses d’armement dans les années à venir.Le chef des conservateurs allemands avait annoncé la couleur début mars : “Notre défense doit désormais être régie par une devise : quoi qu’il en coûte”. Pour l’heure, le contrat de coalition ne mentionne pas de chiffre précis quant au montant qui sera alloué annuellement à cet effort de réarmement. Néanmoins, plusieurs responsables y étaient déjà allés de leur diagnostic ces derniers mois. Début janvier, le ministre sortant de l’Economie, l’écologiste Robert Habeck, avait ainsi défendu une proposition visant à porter les dépenses militaires allemandes à 3,5 % du PIB, soit plus de 120 milliards d’euros – à ce stade le budget de défense le plus important en Europe. Ce montant a été repris par le ministre de la Défense, Boris Pistorius, quelques jours plus tard.L’armée la plus puissante d’Europe ?La multiplication des signaux d’alarme n’est pas étrangère à cette surenchère. Fin mars, la presse allemande se faisait l’écho d’une note des renseignements extérieurs (BND) alertant sur une préparation de la Russie à un possible conflit d’ampleur contre l’Otan d’ici à la fin de la décennie. “L’objectif des conservateurs est de tendre vers les 3 ou 3,5 % en fin de mandature, confirme Sven Arnold. Quel que soit le montant final, il est certain que les investissements seront massifs.” Au sein de la population, la question ne fait en tout cas pas débat. D’après le baromètre politique de la ZDF publié en mars, environ trois Allemands sur quatre (76 %) soutiennent une hausse significative des dépenses en faveur de la Bundeswehr, contre seulement 22 % qui s’y opposent.Un tel budget – s’il devait se confirmer – transformerait l’armée allemande en mastodonte de la défense en Europe. “Contrairement à la Grande-Bretagne ou à la France qui disposent d’une marine importante, l’armée allemande est classiquement une force terrestre, souligne Sönke Neitzel, professeur d’études de guerre à l’université de Potsdam et auteur de Guerriers Allemands (Ullstein Verlag, 2022, non traduit). Sur le plan de la guerre terrestre, l’Allemagne pourrait donc, à terme, devenir l’armée la plus puissante du continent, même si cela dépendra aussi de la rapidité avec laquelle Varsovie développe ses propres forces.” Bien que dotée d’une économie nettement plus réduite que sa voisine allemande, la Pologne, qui prévoit de porter en 2025 ses dépenses militaires à 4,7 % du PIB, a lancé ces dernières années un vaste programme de modernisation de son armée. Cela comprend l’achat de centaines de chars, de blindés et de batteries d’artillerie en provenance des Etats-Unis et de Corée du Sud, et une hausse de ses effectifs.A son actif, l’Allemagne, fournisseur de chars de combat – le Leopard 2 – à une quinzaine d’Européens, a l’avantage de pouvoir compter sur ses puissants industriels de défense, dont les ventes et le chiffre d’affaires ont explosé avec la guerre en Ukraine. Ils en viennent à présent à se doter de nouvelles capacités de production, “faisant leur marché” dans les usines d’autres secteurs en difficulté. Il est notamment question de reconvertir des chaînes de production automobile ou de trains, encore marquées par la crise du Covid, au profit de fabricants de blindés et de munitions comme Rheinmetall ou KNDS. En outre, Berlin peut s’appuyer sur des jeunes pousses comme Helsing, une start-up qui cherche à produire des armes bon marché améliorées grâce à l’intelligence artificielle, comme des drones tueurs ou des missiles.Le challenge de la remontée en puissancePour une armée allemande sclérosée par des décennies de sous-investissement, le défi de la remontée en puissance ne s’annonce pas moins titanesque. A la fin de la guerre froide, ses dépenses militaires avaient fondu comme neige au soleil, jusqu’à atteindre leur plus bas niveau historique en 2005, à 1,07 % du PIB. Avec des conséquences très concrètes : “L’armée de terre que j’ai le privilège de diriger, est plus ou moins nue”, avait reconnu son chef, le général Alfons Mais, le jour où Vladimir Poutine avait lancé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, le 24 février 2022.En dépit des efforts fournis depuis, le chemin à parcourir reste long. Dans son rapport annuel sur l’état de la Bundeswehr, publié en mars, la commissaire parlementaire aux forces armées Eva Högl a chiffré à 67 milliards les besoins de financement pour les seules infrastructures militaires, décrivant certaines installations comme étant “toujours dans un état désastreux”. Le constat est accablant. Moisissure dans les chambres et les sanitaires à la caserne de Germersheim, contamination de l’eau potable dans celle de Bückeburg, portes défectueuses ayant entraîné de graves blessures – dont la perte de “bouts de doigts” – dans celle de Coblence, ou encore cette cuisine militaire de Berlin-Kladow en attente de rénovation… depuis 2009.À côté de ces réfections, prioritaires, l’autre grand défi de l’armée allemande est d’accroître ses effectifs. “L’argent permettra l’achat de nouveaux matériels et chars, mais encore faut-il des gens pour les piloter, pointe Gustav Gressel, chercheur au bureau de Berlin du European Council on Foreign Relations (ECFR). C’est l’une des plus grandes lacunes à l’heure actuelle.” En dépit de l’intensification de la campagne de recrutement lancée après le début de la guerre, le nombre de soldats au sein de la Bundeswehr (181 174) n’a pas augmenté – il a même perdu quelques centaines d’hommes l’an dernier. De même, l’âge moyen du soldat allemand a grimpé à 34 ans l’an dernier, contre 32 en 2019. “Les Allemands ont un vrai problème de sous-effectif”, abonde une source militaire française qui les a côtoyés.Berlin n’a eu d’autre choix que de revoir certaines ambitions à la baisse. En 2022, le ministère de la Défense a repoussé à 2031 (soit six ans de plus) son objectif de parvenir à 203 000 hommes. Et envisage, selon le nouveau contrat de coalition, une réintroduction du service militaire sur la base du volontariat. Du reste, la population ne verrait pas d’un mauvais œil ce possible retour aux pratiques de la guerre froide : selon un sondage Ipsos publié en mars, 61 % des Allemands y seraient favorables.Trous dans la raquetteLa quantité, seule, ne suffit pas. “Vous pouvez avoir du matériel moderne et des soldats formés pour les utiliser, mais il n’y a pas grand-chose qui remplace l’expérience du combat, note Sven Arnold, du SWP. Et celle de la Bundeswehr en opération extérieure reste limitée.” Si les forces allemandes ont été envoyées en Afghanistan à partir de 2001, il s’agissait de leur première participation à des missions de combat terrestre depuis la Seconde Guerre mondiale. “Ce n’est pas leur ADN, exclusivement tourné vers la défense du territoire allemand, explique une source militaire française. Le nôtre est de défendre les intérêts français, sachant que la France possède des territoires sur quasiment tous les continents.”Un char de combat Leopard 2 de la Bundeswehr participant à l’exercice final de l’OTAN Quadriga 2024, en LituanieA cela s’ajoutent des règles d’emploi de la force particulièrement strictes outre-Rhin. La Bundeswehr est corsetée par de nombreux garde-fous. Ses soldats sont ainsi sensibilisés à un concept propre à leur armée, celui d’Innere Führung (le “leadership intérieur”). Considérés comme des citoyens en uniforme, ils sont tenus de remettre en question un ordre qui dérogerait à la Constitution. De fait, les militaires allemands sont encadrés par le Bundestag dans les actions qu’ils mènent à l’extérieur du pays. “Ils peuvent répondre lorsqu’ils sont attaqués, mais c’est quasiment le seul cas dans lequel ils sont autorisés à ouvrir le feu”, note Sven Arnold. Malgré ces freins, l’armée allemande a inauguré le 1er avril la mise en service de sa première brigade permanente à l’étranger depuis 1945, avec le déploiement progressif en Lituanie d’une force “prête au combat” censée atteindre 5 000 hommes à l’horizon 2027, afin de renforcer le flanc Est de l’Otan.Ensuite, sur le plan matériel, les forces allemandes ont un besoin crucial de défense antiaérienne, après les avoir sévèrement négligées par le passé. “C’est la priorité numéro un, abonde l’ancien lieutenant général de la Bundeswehr, Heinrich Brauß, aujourd’hui chercheur au German Council on Foreign Relations, à Berlin. Nous l’avons en grande partie supprimée par manque d’argent et parce que nous estimions que les talibans ne représentaient pas une menace aérienne lors du déploiement de nos troupes en Afghanistan.” Le pilonnage massif de l’Ukraine par l’armée russe a constitué un douloureux réveil. D’autant que l’envoi de quatre batteries Patriot et de systèmes IRIS-T à Kiev a encore amoindri les maigres réserves nationales.Débat tenace dans la sociétéA l’instar de toutes les armées européennes, les forces allemandes manquent encore de masse pour tenir dans la durée. “La Luftwaffe dispose de bons avions et d’excellents pilotes, mais elle n’a pas suffisamment de munitions, confirme Gustav Gressel de l’ECFR. De sorte qu’en cas de conflit les opérations aériennes ne dureraient pas très longtemps…” Une situation résumée en une phrase par la députée Eva Högl lors de la remise de son rapport en mars : “Cette année encore, je peux dire que la Bundeswehr n’a pas assez de tout.”Plus largement, c’est la question de sa crédibilité militaire qui pose question. La Bundeswehr s’est toujours pensée comme une force de “non-emploi” à rebours de celles de la France et du Royaume-Uni. “L’armée allemande se donne pour objectif d’associer à elle d’autres brigades européennes, comme celles des Néerlandais, mais le fait d’aller se battre sur le front ne fait pas encore partie de son vocabulaire”, explique une autre source militaire.A cet égard, la politique de réarmement annoncée par Friedrich Merz ne fait pas consensus au sein de la classe politique allemande. Plus d’un tiers du Bundestag s’y oppose, en comptant les élus radicaux de gauche Die Linke, qui refusent une hausse des dépenses militaires, et ceux de l’AfD, à l’extrême droite, pro-Poutine. “Ce nouveau gouvernement, une fois en place, n’aura qu’une très petite majorité avec à peine 13 sièges d’avance”, résume Sudha David-Wilp, chercheuse au bureau de Berlin du German Marshall Fund. Il faudra aussi que Merz, comme le dirigeant des sociaux-démocrates, Lars Klingbeil, ne braquent pas les élus de leur camp prêts, pour certains, à un compromis avec la Russie ou empreints d’un fort pacifisme.Cette dernière tendance, bien plus forte qu’en France, se reflète également dans la société allemande, encore profondément marquée par les massacres commis par les forces nazies lors de la Seconde Guerre mondiale. Le dernier exemple en est donné avec un ouvrage intitulé Pourquoi je ne me battrais jamais pour mon pays (éditions Rowohlt, non-traduit), sorti le mois dernier. Son auteur, un essayiste de 27 ans de culture marxiste, Ole Nymoen, a assuré dans une récente interview au grand quotidien bavarois Suddeutsche Zeitung qu’il “préférerait vivre en esclavage plutôt que mourir pour la liberté”. Pour la défense allemande, au-delà de l’augmentation des moyens, il reste encore un long chemin à parcourir dans les têtes.
Source link : https://www.lexpress.fr/monde/europe/allemagne-le-plan-de-friedrich-merz-pour-faire-de-son-armee-la-plus-puissante-deurope-ULR5VYCHMZDBTLVIOFJGUDK3XQ/
Author : Paul Véronique, Clément Daniez
Publish date : 2025-04-10 10:00:00
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