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Pour ses thuriféraires, tel le porte-parole du Comité Trump-France Philippe Karsenty, ceux qui critiquent les hausses spectaculaires des tarifs douaniers voulues par Donald Trump seraient en réalité incapables de comprendre les subtilités de sa ” stratégie de négociation” qui porterait déjà ses fruits. Face à la panique boursière et aux inquiétudes grandissantes des Américains sur les conséquences de sa guerre commerciale, le président américain reste imperturbable. L’administration Trump met en avant le nombre de pays prêts à rejoindre la table des négociations, à l’image du Vietnam qui pourrait ramener ses droits de douane à zéro en cas d’accord avec les États-Unis.Directeur associé au Cato Institute, célèbre think-tank libertarien américain, Colin Grabow rejette cette grille de lecture. Pour ce spécialiste des politiques commerciales, le président américain n’a “aucune stratégie”. Au contraire même, selon lui, “tout laisse penser que Trump voit les droits de douane non pas comme un moyen, mais comme une fin en soi. Il est intimement convaincu qu’ils vont enrichir l’Amérique”. Un vœu pieux assure ce libéral, qui déplore que les Etats-Unis oublient ce qu’ils doivent aux vertus du libre-échange et du commerce, “racines de leur prospérité”.L’Express : En tant qu’économiste libéral, quel regard portez-vous sur la crise provoquée par Donald Trump avec ses droits de douane ?Colin Grabow : Je suis complètement démoralisé. J’espérais que ces hausses massives de droits de douane, qui sont en réalité une forme déguisée d’augmentation des impôts, provoquent un sursaut au sein du Parti républicain, historiquement favorable au libre-échange et à une fiscalité réduite. Ça n’est pas le cas. Au contraire, les rares critiques sont très timides. En début de semaine, une résolution a été soumise au Congrès pour condamner la politique tarifaire de Donald Trump : seuls quatre républicains l’ont soutenue.Sur les réseaux sociaux, j’ai vu beaucoup de messages de la part de différents membres républicains du Congrès qui louaient l’action du président, des “c’est génial” ou “le président Trump nous conduit vers une nouvelle ère de prospérité”. Je suis plutôt pessimiste et je ne m’attends pas, du moins à court terme, à un changement au Congrès.Comment les Américains réagissent-ils aux mesures tarifaires ?C’est difficile à dire pour le moment. Mais regardez ce qui se passe du côté du marché boursier, qui est en chute libre. Les milieux d’affaires et les investisseurs ne sont pas du tout rassurés par ces mesures protectionnistes. Cette inquiétude est partagée par de nombreux Américains qui ont placé leur épargne-retraite en bourse.Au-delà des effets sur le marché boursier, la vie quotidienne des Américains risque d’être durement impactée, et cela n’épargnera pas les électeurs républicains. L’augmentation des droits de douane va se répercuter directement dans le portefeuille des consommateurs via une augmentation des prix. Trump a toujours assumé sa volonté d’augmenter les tarifs douaniers, mais il avait aussi promis qu’il ferait baisser le coût de la vie. Or, une partie de son électorat l’a soutenu justement en réaction à l’inflation sous Joe Biden…Certains défendent ces mesures en affirmant que Donald Trump suit une stratégie : il utiliserait les droits de douane comme levier de négociation. Qu’en pensez-vous ?Beaucoup de gens essaient de justifier ces hausses tarifaires en expliquant que, certes, elles sont douloureuses à court terme, mais qu’elles s’inscrivent dans une stratégie plus large. Je n’adhère pas du tout à cette grille de lecture. Je pense plutôt que c’est une décision motivée par l’idéologie.Je ne vous apprends rien en vous disant que Trump a toujours fait preuve d’une grande souplesse idéologique. Il a été démocrate et indépendant avant d’être républicain, et il a changé de position sur de nombreux sujets, y compris sur le droit à l’avortement. Mais s’il y a bien un point sur lequel il est toujours resté constant, c’est sur son amour des droits de douane.Un des arguments employés par ceux qui défendent la thèse d’un “Trump stratège”, c’est que l’objectif de ces droits de douane serait de forcer des négociations pour rééquilibrer les relations des États-Unis avec un certain nombre de ses partenaires commerciaux. Mais s’il s’agit de négocier, alors la méthode est catastrophique.S’il y a bien un point sur lequel il est toujours resté constant, c’est sur son amour des droits de douane.Israël, quelques jours avant le “Liberation day”, a annoncé la suppression de tous les droits de douane sur les produits américains. Malgré cela, le pays a quand même été frappé par des droits de douane de 17 %. Singapour, avec qui les États-Unis ont conclu un accord de libre-échange, et qui n’appliquent aucun droit de douane ? Idem : nous leur avons imposé un tarif de 10 %. Et ce ne sont que deux exemples parmi tant d’autres. Trump n’a aucune stratégie, puisque tous les pays ont été frappés, indépendamment de leur politique commerciale à l’égard des États-Unis.Plusieurs autres justifications sont avancées pour défendre cette politique, comme la réindustrialisation…Oui, et c’est bien le problème. On entend tour à tour des arguments qui se contredisent entre eux : augmenter les recettes fiscales, rétablir la réciprocité, réindustrialiser le pays en relocalisant la production américaine… Tout cela ne tient pas ensemble.Si vous voulez maximiser les recettes, alors il faut des droits de douane relativement bas, car au-delà d’un certain seuil, les importations chutent, et les rentrées fiscales qui vont avec aussi. Si l’on parle de réciprocité, alors il faut ajuster les droits pays par pays, faire du cas par cas, et récompenser ceux qui nous appliquent des tarifs nuls par une réduction de nos propres droits de douane. Enfin, si l’objectif est de soutenir l’industrie manufacturière, alors il faut tenir compte du fait que ces industries dépendent d’importations pour produire. Il pourrait être cohérent d’augmenter les droits de douane sur les produits finis et de baisser ceux sur les intrants. Dans ce cas, on pourrait dire que Trump a une stratégie de long terme, mais il n’a rien fait de tout cela !Quant à la méthodologie utilisée pour calculer les tarifs, là, on est dans l’amateurisme le plus total. Il n’y a aucune logique scientifique, aucune rigueur. Tout laisse penser que, contrairement à ce qu’affirment certains, Trump voit les droits de douane non pas comme un moyen, mais comme une fin en soi. Il ne poursuit aucun objectif stratégique, il est intimement convaincu que les droits de douane vont enrichir l’Amérique.Pensez-vous qu’il atteindra au moins l’un de ces objectifs affichés ?Honnêtement, je ne pense pas. Prenons la question du déficit commercial. Trump veut absolument le réduire, car il y voit une preuve que les États-Unis sont lésés. Mettons de côté le fait que l’écrasante majorité des économistes s’accorde pour dire que cette idée est fausse et absurde. Même si l’on acceptait son postulat de départ, sa stratégie ne fonctionnerait pas : les déficits commerciaux ne sont pas dus aux politiques commerciales, mais à des facteurs macroéconomiques plus larges.Par exemple, au cours des dernières décennies, le déficit commercial des États-Unis a eu tendance à diminuer lorsque l’économie ralentissait. A contrario, quand l’économie s’accélère, la consommation augmente, ce qui entraîne une hausse des importations, et logiquement le déficit commercial se creuse parce qu’il devient nécessaire d’attirer davantage de capitaux étrangers pour financer la croissance de la consommation.Cette idée selon laquelle tout devrait être produit aux États-Unis est illusoire.Il est tout aussi absurde de penser que l’augmentation des tarifs douaniers va faire baisser les prix. Lorsque vous augmentez le prix des intrants, non seulement vous augmentez les coûts de production, et donc le prix à payer pour le consommateur, mais vous réduisez la concurrence. Si les producteurs américains ne sont plus soumis à la concurrence extérieure, alors ils ont moins d’incitation à baisser les prix.L’exemple de l’acier est éclairant : les prix ont grimpé dès l’annonce des droits de douane, car les producteurs américains en ont profité pour relever leurs tarifs. Trump veut faire des États-Unis un grand pays producteur de voitures. Il souhaite que les Américains roulent dans des voitures “made in USA”. Mais pourquoi un constructeur automobile voudrait installer ses usines aux États-Unis alors que l’acier est très cher à cause des droits de douane ? Il n’a aucune incitation à produire aux États-Unis.Cette idée selon laquelle tout devrait être produit aux États-Unis est illusoire. Aucun secteur n’échappe à sa dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Ces mesures vont simplement renchérir les coûts de production et rendre le pays moins attractif à l’export.Est-ce que ça ne risque pas de créer une gigantesque machine bureaucratique ?Oui, très clairement. Les nouveaux tarifs rendent les choses bien plus compliquées pour l’administration comme pour les entreprises. Jusqu’ici, il existait trois taux douaniers à l’importation. Désormais, chaque pays a son propre taux. Cela va rendre la planification logistique bien plus difficile pour les entreprises.D’une certaine manière, la séquence que nous vivons est intéressante, puisqu’elle est un cas d’école des limites de l’interventionnisme et de la planification étatique. Pendant son premier mandat, Donald Trump avait encouragé les entreprises américaines à s’écarter de la Chine au profit du Vietnam. Aujourd’hui, le Vietnam est frappé par des droits de douane élevés. C’est d’une inefficacité criante.Aucun Américain n’échappera à l’augmentation du coût de la vie.C’est contre-intuitif de dire cela d’un président républicain, mais Trump est un interventionniste, il veut réorganiser l’économie. En tant que libéral, inutile de vous dire que je m’oppose à l’idée qu’une seule personne puisse décider de ce à quoi l’économie américaine doit ressembler. Il faut laisser au mécanisme impersonnel du marché le soin de décider quels sont les secteurs économiques dans lesquels les États-Unis sont les plus compétitifs. Il est bien plus efficace que n’importe quel gouvernement ou administration.L’autre point dont nous ne parlons pas assez, c’est la dimension autoritaire de la décision. C’est un abus total de pouvoir, le président ne devrait pas pouvoir imposer à lui seul une augmentation d’impôts aussi radicale. C’est du ressort du Congrès.Est-ce que tous les Américains seront touchés de la même manière ?Tous seront affectés, à des degrés divers, puisqu’il est impossible d’échapper à une taxe sur les ventes, qui plus est quand elle s’applique à tous les pays ! Si la hausse des tarifs douaniers ne concernait que la Chine, alors les consommateurs pourraient acheter des produits similaires provenant d’autres pays à un prix inférieur. Comme tous les pays sont touchés, ça n’est plus possible. Certains consommateurs se tourneront vers des produits fabriqués aux États-Unis. Mais, comme je l’ai expliqué plus tôt, le manque de concurrence va inciter les producteurs américains à augmenter leurs prix.Pour ces raisons, aucun Américain n’échappera à l’augmentation du coût de la vie. Et ils ne s’y trompent pas : certains rapports montrent que des Américains ont avancé leurs achats en anticipation de la hausse des prix.Les choses ne vont certainement pas aller en s’arrangeant, car de nombreux pays pourraient augmenter leurs droits de douane en représailles. L’Union européenne, pour le moment, temporise, mais elle pourrait riposter, et ça ne serait pas une bonne nouvelle pour les consommateurs américains. Même si, en tant qu’Américain, je ne souhaite pas qu’il y ait de représailles, je crains que ça soit le seul moyen de faire bouger Trump. Si les Américains souffrent trop de la situation, Trump pourrait être contraint de changer de fusil d’épaule sous peine de perdre une partie de sa base.On parle beaucoup de “guerre commerciale”, mais peut-on vraiment gagner une telle guerre ?Dans une guerre, il y a un gagnant et un perdant. Dans la guerre commerciale de Trump, il ne peut y avoir que des perdants. Dans le commerce, c’est très différent, ce sont des relations gagnant-gagnant. Lorsque deux personnes décident d’entrer dans une relation transactionnelle, c’est parce qu’elles considèrent qu’elles ont un avantage à le faire, sinon, elles se retirent.Le libre-échange est devenu tellement “normalisé” que plus personne n’est capable d’en percevoir les avantages, pourtant réels. Peut-être que les gens se réveilleront le jour où ils auront perdu les bénéfices liés au libre-échange. Lors du premier mandat de Trump, les hausses de droits de douane sur la Chine, l’acier et l’aluminium avaient été compensées par des baisses d’impôts et des mesures pro-marché, permettant à l’économie de se maintenir. Certains avaient conclu que les partisans du libre-échange s’étaient trompés en prédisant une catastrophe. Mais là, on se trouve face à une situation radicalement différente, les effets seront bien plus visibles. J’espère que cela poussera à redécouvrir les vertus du libre-échange.Quelles sont ces vertus selon vous ?En réalité, même les gens qui s’opposent au libre-échange sont, dans la pratique de leur vie quotidienne, des libre-échangistes convaincus. Ils achètent leurs produits au supermarché, ils échangent des biens et des services sur le marché… Aux États-Unis, personne ne s’offusque d’acheter un produit qui vient d’un État voisin plutôt que chez son voisin. De même, personne ne s’indigne parce qu’une usine ferme dans le Michigan et qu’elle réouvre en Alabama, alors qu’on pourrait tout à fait crier au “vol d’emploi” entre États. Ça ne choque personne, car on comprend que c’est bénéfique pour tout le monde.Dès lors qu’on change d’échelle, et qu’on passe au niveau international, les gens ne le perçoivent plus de la même manière. Ce qui ressort, c’est qu’on perd son emploi à cause d’un étranger. Mais si les individus devaient produire tout ce qu’ils consomment, alors ils vivraient dans une pauvreté extrême ! Avec le libre-échange, chacun se spécialise et se concentre sur ce qu’il sait faire de mieux. Dans la même logique, chacun peut donc profiter, par l’échange, de la spécialisation des autres. C’est cela qui nous rend collectivement plus prospères. Ce principe vaut à toutes les échelles : individuelle, locale, nationale, internationale.Le commerce et le libre-échange sont les racines de la prospérité.Ça n’est pas un hasard si, au cours des dernières décennies, l’essor du commerce, de l’intégration économique et des échanges internationaux s’est accompagné d’une hausse massive du niveau de vie et d’une baisse significative de la pauvreté. À l’inverse, les pays qui ne commercent pas, comme la Corée du Nord, sont très peu prospères.Je conclurai en citant un économiste que j’aime beaucoup, Henry George, qui a écrit en 1886 dans son ouvrage Protection or Free Trade : “Ce que la protection nous apprend, c’est à faire à nous-mêmes en temps de paix ce que les ennemis cherchent à nous faire en temps de guerre”. Qu’y a-t-il de plus efficace, pour affaiblir son adversaire, que de le couper du commerce ? Lorsque les États-Unis ont imposé un embargo à Cuba, ils ne leur faisaient pas un cadeau, c’était une punition. Même chose avec les sanctions contre la Russie. Ces exemples nous rappellent que le commerce et le libre-échange sont les racines de la prospérité.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-04-09 10:00:00

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