Le 11 mars dernier, Calin Georgescu, candidat d’extrême droite en Roumanie, a été définitivement évincé de la course présidentielle en raison de soupçons d’ingérence russe. Ce 2 avril, Marine Le Pen a quant à elle été condamnée en première instance dans l’affaire des assistants du Front national au Parlement européen. Deux figures de l’extrême droite en prise avec la justice, il n’en fallait pas plus pour que certains s’engouffrent dans les parallèles entre les deux affaires. L’Italien Matteo Salvini a, par exemple, dénoncé une “condamnation de Bruxelles”, scénario d’un “mauvais film que nous voyons aussi dans d’autres pays comme la Roumanie”. De son côté, Jordan Bardella déplore un “climat” politique similaire dans les deux pays.Une indignation partagée par les populistes du monde entier. Le Hongrois Viktor Orbán, le Hollandais Geert Wilders, les Américains Donald Trump et J. D. Vance, ou encore le Kremlin… Tous ont témoigné leur soutien indéfectible aux deux candidats, victimes selon eux d’une “chasse aux sorcières”, prémices d’un basculement antidémocratique.Une interprétation aussi dangereuse que ridicule, pour Alina Mungiu-Pippidi, professeure de politique publique comparée au département de Science politique à la Luiss Guido Carli de Rome. Actrice clé de la moralisation de la vie publique roumaine dans les années 2000, elle est aujourd’hui reconnue mondialement pour son expertise en gouvernance et lutte contre la corruption. Pour elle, ces deux condamnations relèvent simplement de l’application de l’Etat de droit. Au contraire, les menaces pour la démocratie proviennent davantage des populistes qui “instrumentalisent le mandat populaire pour légitimer un pouvoir sans limite” et nourrissent la défiance à l’égard des institutions judiciaires.L’Express : Certains responsables politiques établissent un parallèle entre la situation en Roumanie avec Georgescu et celle en France avec Marine Le Pen. Qu’est-il reproché au premier exactement ?Alina Mungiu-Pippidi : Je suis très surprise du traitement de l’affaire par les médias occidentaux, qui ne parlent que des soupçons d’ingérence russe sur la campagne présidentielle.Car le problème, dans le cas de Georgescu, ne consiste pas seulement à savoir s’il a bénéficié de l’aide des Russes pour faire ce score au premier tour. Il s’agit surtout d’une affaire de fraude. Il a déclaré zéro revenu et zéro dépense pour sa campagne. Il a aussi fourni une fausse déclaration de patrimoine. Malheureusement, comme il était un outsider, et parce qu’il a fait sa déclaration à la dernière minute, le bureau électoral central, par manque de temps, n’a pas vérifié et l’a laissé se présenter.Mais il s’est avéré que ses déclarations financières étaient complètement erronées. Et en Roumanie, cela suffit amplement pour disqualifier un candidat d’une élection. C’est surtout cette question de financement de la campagne qui lui est reprochée, puisqu’il a été prouvé qu’il y a eu des manipulations sur les réseaux sociaux.Par ailleurs, il a tenu des discours antisémites, et cela constitue aussi des motifs constitutionnels d’inéligibilité. Cela montre à quel point le soutien apporté à Georgescu par le camp trumpiste est aussi ridicule qu’opportuniste. On parle tout de même d’un homme qui a affirmé que le mouvement Make America Great Again (Maga) est soutenu par la conspiration juive. L’extrême droite occidentale voit en lui un allié, or c’est un national-communiste. Ses racines intellectuelles sont issues de la même souche que Ceausescu et Milosevic…La Roumanie a-t-elle aussi, de par son histoire, un rapport différent à la question de la corruption que la France ?Oui. Qu’un politicien soit jugé pour corruption est une chose assez courante en Roumanie. Sur les vingt dernières années, de nombreux ministres, des généraux, sont allés en prison pour corruption. Un Premier ministre et la famille entière d’un ancien président ont été condamnés.Il faut être très clair sur le fait que quelqu’un qui détourne de l’argent public doit être condamné pour cela.Un cas semblable à celui de Marine Le Pen est celui de Liviu Dragnea, qui a été le chef du Parti social-démocrate roumain. En 2019, il a été condamné à trois ans et demi de prison ferme pour détournement de fonds publics : une secrétaire de son parti avait un emploi fictif dans une agence publique. Pour nous, Roumains, c’est une chose courante que les politiciens soient soumis à ce genre de condamnations qui peuvent apparaître, pour vous Français, comme étant très sévères. Mais c’est le fruit d’une longue lutte contre la corruption, que la France et l’Union européenne nous ont demandé de faire, car c’était un problème endémique en Roumanie. C’est parce que nous étions conscients de ce problème que nous avons mis en place des lois très strictes.Vu de Roumanie, que la condamnation de Marine Le Pen fasse tant polémique est très surprenant, alors que celle-ci me semble tout à fait proportionnée et justifiée. Il faut être très clair sur le fait que quelqu’un qui détourne de l’argent public doit être condamné pour cela.Pour beaucoup, pourtant, les choses sont loin d’être aussi claires… Dans le cas de Georgescu comme dans celui de Le Pen, les populistes du monde entier ont volé à la rescousse des deux candidats et dénoncé une atteinte à la démocratie. Qu’est-ce que cela vous inspire ?Pour moi les choses sont simples : même si beaucoup d’électeurs sont prêts à voter pour Marine Le Pen, cela ne l’exempte pas de respecter la loi. Dans ce cas précis, elle ne l’a pas respectée, c’est triste pour elle et ses électeurs, peut-être, mais c’est ainsi. Selon moi, l’argument employé par le RN de la liberté des électeurs n’est pas recevable dans un Etat de droit. On ne peut pas soutenir qu’un juge aurait dû la laisser participer malgré sa culpabilité simplement parce qu’elle bénéficie d’un fort soutien populaire.Dans le cas du RN, on est face à une pratique systématisée, récurrente, qui a duré des années. Une fois que les faits sont établis aussi clairement, il ne peut y avoir de laxisme sous prétexte que Marine Le Pen est donnée favorite à la prochaine élection présidentielle.Dans la période que nous traversons, il est important de rappeler qu’en démocratie libérale, ce ne sont pas les votants qui sont souverains, mais la loi. C’est la définition même de nos républiques modernes : la souveraineté du peuple dans les limites de la loi. Pour les démocrates, la valeur suprême réside dans le fait que l’Etat de droit est souverain. Sinon, celui qui détient le pouvoir a toutes les latitudes possibles pour changer la loi comme bon lui semble, sans limites.C’est ce qu’on voit à l’œuvre avec les populistes au pouvoir aujourd’hui, qui, sous prétexte qu’ils sont populaires auprès des électeurs, méprisent la loi. Cette vision, portée par des dirigeants comme Orbán, Trump, J. D. Vance, qui, en plus, se payent le luxe de donner des leçons de démocratie à tout va, on ne peut pas l’accepter.La démocratie, cela n’est pas seulement l’élection, c’est aussi et surtout l’État de droit, qui est là pour protéger des abus du pouvoir.Depuis quelques jours, on assiste à une bataille des interprétations, où chaque camp accuse l’autre de mettre la démocratie en danger. On a l’impression que s’affrontent deux conceptions fondamentalement antagonistes et, semble-t-il, irréconciliables, de la démocratie. Est-ce que cela vous inquiète ?Je ne sais pas si ce populisme radical défend véritablement une certaine conception de la démocratie. Les populistes ne supportent pas que le pouvoir qu’ils ont obtenu dans les urnes ne soit pas absolu. Aux Etats-Unis, en Pologne, en Hongrie, la première chose qu’ils font lorsqu’ils arrivent au pouvoir, c’est de s’attaquer à l’institution judiciaire.Pendant le Brexit, en Angleterre, des juges ont reçu des menaces parce que la Cour suprême eut décidé que l’interprétation du référendum revenait au Parlement, et non pas au gouvernement. On a pu assister à des campagnes de dénonciation dans la presse tabloïd, où étaient publiées les photos des juges de la Cour suprême. En Roumanie, la Cour constitutionnelle est, elle aussi, très régulièrement attaquée.Ils instrumentalisent toujours le mandat populaire pour légitimer un pouvoir sans limite. Mais ils oublient qu’en démocratie, cela n’est pas seulement l’élection, c’est aussi et surtout l’Etat de droit, qui est là pour protéger des abus du pouvoir. Comme l’explique bien mon ami et maître à penser Francis Fukuyama : “Qui est élu respecte les lois qui le précèdent.”La frontière entre populisme et fascisme est très fine, et nombreux sont ceux qui la franchissent aujourd’hui. Le fait que de plus en plus d’Américains remettent en cause la légitimité du pouvoir judiciaire est très inquiétant, car on voit bien que les juges sont le dernier rempart contre les abus de l’administration Trump.Une menace fasciste, à ce point ?Il faut le dire très clairement, sans trembler, nous assistons aujourd’hui à un scénario dystopique d’un réveil du fascisme. Personne n’aurait imaginé voir cela aux Etats-Unis. Heureusement, il y a une société civile très solide, et on espère qu’ils vont résister.En Europe, nous sommes touchés par une vague populiste qui s’inspire de ce qui se passe outre-Atlantique. Nous vivons une révolution populiste, et dans toute révolution, une élite nouvelle cherche à remplacer la précédente. C’est exactement ce que veulent faire les populistes contemporains.Comment les démocrates peuvent-ils lutter face à un tel mouvement ?Je crois que, là où la grande bataille se joue, c’est sur le terrain de l’électorat. Peu importe que l’on vote à droite ou à gauche. Il est essentiel que l’électorat considère que le respect de la loi est une chose fondamentale. Si, à des fins révolutionnaires, les électeurs décident de n’avoir que mépris pour le respect de la loi, alors la démocratie est perdue, et on va vers un effondrement de l’ordre constitutionnel et légal tel qu’on le connaît.C’est ce qui s’est passé en Hongrie et en Pologne avant le retour de Tusk. Une partie des citoyens se fichait complètement que Viktor Orbán ait changé les lois électorales à son avantage, ou qu’il ait remplacé des juges pour bénéficier de majorités favorables dans les institutions judiciaires. Il faut à tout prix éviter que ce genre de scénario se produise dans des pays comme l’Allemagne ou la France…Pourtant, on voit bien que le risque d’une réaction populiste est réel. Aux Etats-Unis, les déboires judiciaires de Donald Trump l’ont même renforcé auprès de sa base électorale, non ?Oui, c’est un risque. C’est pour cette raison que les démocrates doivent être intransigeants sur l’objectivité du système judiciaire. L’impartialité est nécessaire si l’on souhaite renforcer la confiance des citoyens à l’égard des institutions judiciaires.Quand je vivais encore en Roumanie, j’ai organisé une coalition pour un “Parlement propre” qui comparait le niveau de corruption des partis en faisant des “listes noires”. On mettait la pression sur les partis pour qu’ils retirent les candidats qui ne remplissaient pas les critères d’intégrité. Quand on a commencé, en 2004, aucun politicien n’avait jamais été poursuivi auparavant. Notre campagne a eu un impact majeur sur le résultat des élections, donc on a continué pendant vingt ans. On a toujours veillé à traiter chaque gouvernement de la même manière, tous les partis ont été concernés.La boussole de ceux qui défendent l’Etat de droit et la démocratie doit être la suivante : les mêmes règles doivent s’appliquer de la même manière à tout le monde. Sinon la confiance dans les institutions judiciaires va continuer à s’éroder, et cela peut avoir des conséquences catastrophiques.Comment les démocrates et les libéraux peuvent-ils réussir à refonder le lien entre les citoyens et les institutions ?Il est vital de former des coalitions prêtes à défendre l’ordre légal contre ces attaques populistes. Il y a un moment où le maintien de l’Etat de droit et de la démocratie doit dépasser les clivages idéologiques. Il faut se mobiliser pour rappeler, encore et encore, que l’existence d’un ordre légal est ce qui différencie la démocratie libérale de la Russie de Poutine, ou de la majorité des régimes politiques sur le continent africain.Le clivage de demain ne sera pas entre la droite et la gauche, mais entre ceux qui défendent l’ordre constitutionnel et les autres…Aujourd’hui je vis en Europe occidentale, mais j’ai passé vingt-cinq ans de ma vie d’adulte en Roumanie, un pays rongé par la corruption. Les personnalités que j’ai dénoncées pour corruption étaient des ministres, des chefs des services secrets, qui ont essayé de me faire emprisonner pour cela. Ils m’ont fait des tas de procès, surtout pour diffamation. La presse m’affublait de toute sorte de qualificatif : agente de Soros, de l’Occident, hérétique, j’en passe et des meilleurs…Si j’ai survécu, c’est grâce à la justice, mais aussi à des coalitions. Personne ne peut mener seul cette bataille. Le clivage de demain ne sera pas entre la droite et la gauche, mais entre ceux qui défendent l’ordre constitutionnel et les autres… Et si, comme je le crois, nous faisons aujourd’hui face à une résurgence du fascisme, alors il faut se préparer pour une longue bataille et mettre de côté toute forme de sectarisme.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/alina-mungiu-pippidi-politologue-roumaine-le-monde-vit-aujourdhui-une-revolution-populiste-26JW6HSTJBFLLNR54ZYOCS33XE/
Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-04-07 05:30:00
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