L’interview réalisée par L’Express du “vrai” mage du Kremlin, Vladislav Sourkov, le 19 mars dernier, a suscité de nombreux commentaires, en France comme dans la presse étrangère. Notamment ses propos sur l’expansionnisme russe ou son concept de “Nord global”, peu connu en Europe de l’Ouest.Journaliste politique pour le média indépendant en exil Meduza, Andreï Pertsev est l’un des meilleurs connaisseurs des arcanes du pouvoir russe. Pour L’Express, il revient sur cet entretien, sur ce personnage, sur les raisons de sa disgrâce et son héritage politique.L’Express : Que représente, aujourd’hui, cet “expansionnisme russe” dont Vladislav Sourkov parle dans l’interview qu’il a donnée à L’Express ?Andreï Pertsev : Vladimir Poutine croit à une forme de restauration de l’empire russe par le concept du “monde russe”. Mais celui-ci est à géométrie variable. Quand il est utilisé pour la première fois dans les années 1990, il s’agit plutôt d’une vision selon laquelle la diaspora russe peut être un outil de soft power. Mais pour Poutine, aujourd’hui, il signifie avant tout des territoires et des peuples qui doivent être rattachés à la Russie.Et que penser de sa vision d’un “Nord global”, dans lequel Russie, Europe et Etats-Unis sont voués, à terme, à se rapprocher. Est-elle partagée au sein du pouvoir russe ?Oui, par des gens comme Nikolaï Patrouchev [NDLR : ancien directeur du FSB, secrétaire du Conseil de sécurité] ou Sergueï Narychkine [NDLR : chef du renseignement extérieur], qui ont eu une longue carrière à l’époque soviétique et pensent sincèrement que la Russie est le refuge des valeurs européennes et que l’Europe reviendra tôt ou tard vers elle. Mais il y a d’autres courants de pensée, par exemple l’eurasisme d’Alexandre Douguine, qui a d’ailleurs été longtemps marginalisé par Sourkov. Ce que dit Sourkov reflète l’opinion d’une partie seulement des élites russes, et c’est à ces gens-là qu’il essaie d’envoyer un message.Cette idéologie n’est plus dominante ?Non. Aujourd’hui, l’idée dominante, c’est celle selon laquelle la civilisation européenne est en train de mourir et que la Russie est une autre civilisation, un “Etat-civilisation”, qui doit la supplanter. Sourkov nage à contre-courant avec son idée de “Nord global”. En revanche, ce que l’on peut clairement définir comme étant son héritage, c’est le système politique qu’il a créé, et que ses successeurs à l’administration présidentielle continuent d’utiliser.C’est un système de pluralisme de façade, mais avec un contrôle très strict des partis politiques autorisés à y participer, et une répression contre ceux qui refusent de s’y plier. Il consiste, par exemple, à contrôler étroitement les gouverneurs, à leur donner comme objectif d’assurer certains scores électoraux du parti au pouvoir, Russie Unie… Ça, c’est le système Sourkov.Il n’y a plus de place pour Vladislav Sourkov dans le système qu’il a lui-même crééSourkov nous a aussi dit : “Nous avons besoin d’un tsar.” La nature impériale de la Russie est-elle une idéologie partagée, désormais, au sein du pouvoir russe ?Pour survivre et progresser dans le système russe, il faut adhérer ouvertement à l’idée que Poutine a une mission historique, un destin, qu’il est une sorte d’envoyé divin… Ce n’est pas un hasard si beaucoup de hauts fonctionnaires utilisent l’expression “Gossoudar” pour parler de lui [NDLR : “le maître”, ou “le Seigneur”]. Dans un système comme celui-ci, Sourkov n’a plus de place. Il a causé sa propre perte en créant un système qui empêche tout changement de pouvoir.Vladislav Sourkov a quitté le Kremlin en 2020. De multiples rumeurs circulent sur les causes de son départ. Qu’en savez-vous ?Il avait déjà perdu une grande partie de son influence fin 2011, quand il a quitté son poste où il était chargé de la politique intérieure au sein de l’administration présidentielle pour passer au gouvernement, où il a œuvré à la modernisation de l’économie. Cette première chute était principalement liée au fait qu’il avait travaillé sous la présidence de Dmitri Medvedev [de 2008 à 2012] et qu’il faisait partie de ceux qui avaient manœuvré pour que celui-ci reste au Kremlin, qu’il devienne le successeur de Poutine. Il avait misé sur le mauvais cheval.Mais on le retrouve en 2014 chargé du dossier de l’Ukraine…Le projet du Kremlin, à l’époque, était de faire en sorte que les régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk soient réintégrées à l’Ukraine, mais avec une large autonomie qui devait permettre à Moscou d’influencer la politique du pays et de le ramener dans son orbite. La mission de Sourkov consistait alors à organiser ce cheval de Troie.Jusqu’à 2020, et son exclusion définitive de l’appareil politique russe. Pourquoi ?Parce qu’il avait des adversaires au sein du pouvoir, qui l’ont décrit comme responsable de la corruption endémique des républiques séparatistes, du fait que l’argent envoyé par Moscou s’y volatilisait. Surtout, le processus de réintégration qu’il avait promis de mener à bien n’avançait pas.L’Ukraine est-elle son grand échec ?Oui. La révolution de la place Maïdan et la chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch se sont produites quand Sourkov avait la responsabilité de ce secteur. Poutine et son entourage sont persuadés que toute société est manipulable. C’est une idée qui leur vient de l’époque soviétique.Pour des gens qui ont cette mentalité, si une société ne réagit pas comme on l’a prévu, cela signifie forcément que la personne qui était chargée de la manipuler a échoué, et cet échec doit être puni. D’ailleurs, c’est Sourkov qui, dans une large mesure, a créé ce mythe du “technicien politique” tout-puissant. Il a fini par en être lui-même victime.A-t-il toujours des partisans au sein du pouvoir ?Il a toujours des amis, des gens avec lesquels il a travaillé par le passé, mais ce ne sont pas des gens très haut placés. D’après les rumeurs, il tenterait de revenir et, peut-être, de proposer ses services pour gérer le dossier de l’Abkhazie ou celui de la Moldavie. Mais pour revenir dans la “verticale du pouvoir” après être tombé en disgrâce, il faut avoir une “base” sur laquelle se replier, et depuis laquelle on peut reconstruire lentement son influence. Sourkov n’en a pas. Il n’occupe plus aucune fonction officielle, il n’a donc plus aucune chance de croiser Vladimir Poutine.Son rôle de “mage” existe-t-il toujours au Kremlin ?Aujourd’hui, son successeur à l’administration présidentielle, Sergueï Kirienko, organise des expositions, des manifestations, des compétitions autour de Poutine, pour que celui-ci se sente adoré par le peuple. Même si l’on proposait quelque chose à Sourkov, est-ce que cela correspondrait à ce qu’il veut être ? A l’image qu’il a de lui-même, celle d’une éminence grise qui tire les ficelles pour aider Poutine à se maintenir au pouvoir ?Aujourd’hui, plus personne ne risque de remplacer Poutine, de le battre dans une élection… C’est du passé, tout ça. Poutine n’a plus besoin d’éminence grise qui rende des arbitrages. C’est sans doute une tragédie personnelle pour Vladislav Sourkov : il n’y a plus de place pour lui dans son propre système.
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Publish date : 2025-04-06 10:00:00
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Monday, April 7