Il n’y a pas qu’en France que les secousses provoquées par la condamnation de Marine Le Pen dans l’affaire des assistants du RN au Parlement européen se font sentir. A l’étranger aussi, la décision judiciaire est largement commentée, et suivie de près par de nombreux observateurs. Nils Karlson fait partie de ceux-là. Dans son dernier ouvrage, Reviving Classical Liberalism Against Populism (Raviver le libéralisme classique contre le populisme, 2024, non traduit), il analyse les racines idéologiques du populisme et plaide pour un renouveau du libéralisme classique, fondé sur l’individualisme, l’Etat de droit et l’esprit de société ouverte. Alors forcément, lorsque la condamnation en première instance de la cheffe de file des députés RN – potentiellement empêchée de se présenter à la prochaine présidentielle – ravive en France l’idée d’un prétendu “gouvernement des juges”, Nils Karlson tique.Depuis les Etats-Unis, où il donne actuellement une série de conférences, le chercheur nous confie être troublé par les débats qui agitent la France depuis le 31 mars, jour du jugement, et qui lui rappellent furieusement les diatribes de Donald Trump contre le système judiciaire américain. A une différence près, souligne-t-il : selon lui, Marine Le Pen représenterait une menace bien plus sérieuse pour la démocratie française que Donald Trump ne l’est pour celle des Etats-Unis. Entretien.L’Express : Marine Le Pen a été condamnée en première instance à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire. Elle a fait appel, mais à ce stade, il existe une possibilité qu’elle ne puisse pas se présenter à l’élection présidentielle de 2027. Selon certains commentateurs, il ne serait pas sain, dans une démocratie, qu’une élue d’un parti réunissant des millions d’électeurs soit empêchée de se présenter à une élection. Qu’en pensez-vous ?Nils Karlson : La logique de tous les populistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, repose toujours sur la même idée : les élites seraient corrompues, tandis que le peuple, pur, dirait la vérité, serait porteur de bon sens, etc. C’est, bien sûr, la stratégie adoptée depuis des décennies par Marine Le Pen et son père : affirmer que les élites sont pourries. Et voilà qu’aujourd’hui, la figure centrale de ce mouvement [NDLR : au total, 23 autres personnes ont été condamnées, ainsi que RN] se retrouve condamnée dans une affaire de détournement de fonds publics. Or, de mon point de vue, l’un des éléments clés si l’on veut défendre la démocratie sur le long terme, c’est vraiment de faire respecter l’Etat de droit, de rappeler que personne n’est au-dessus des lois, aucun politicien, pas même le président. C’est justement l’un des problèmes que l’on observe aujourd’hui aux Etats-Unis avec un Donald Trump de retour à la Maison-Blanche, malgré plusieurs condamnations, et des affaires encore en cours.Le camp de Marine Le Pen ainsi qu’une partie de la classe politique ont demandé qu’un procès en appel ait lieu rapidement, avant la présidentielle de 2027. La cour d’appel de Paris a annoncé qu’une décision serait rendue à l’été 2026, un calendrier relativement rapide, sachant qu’il faut généralement compter dix-huit mois à deux ans entre un jugement en première instance et l’examen en appel…A mon sens, il aurait été préférable de laisser la justice suivre son cours, sans pression. Il faut être extrêmement clair sur un point : le respect des procédures judiciaires est au cœur même de toute démocratie constitutionnelle. En France, cela remonte à Montesquieu, c’est une tradition profondément ancrée, héritée de la Révolution française. Personne ne devrait être au-dessus des lois. C’est, à mes yeux, le message fondamental et il appartient à chacun de le défendre. Un dossier comme celui-ci de Marine Le Pen revêt une importance capitale. C’est un test décisif, un révélateur de la solidité de nos institutions démocratiques. Si on commence à céder sur ce terrain-là, cela pourrait mal finir.Marine Le Pen est une politicienne habile. Trump, lui, agit avant tout à l’instinctLe Premier ministre François Bayrou a dit redouter un “choc” dans l’électorat. Comprenez-vous sa crainte ?C’est un sujet qui mérite d’être débattu. Mais au bout du compte, ce qui importe, c’est de défendre l’indépendance des tribunaux. Cela étant dit, il va falloir que la classe politique française s’interroge sur les raisons profondes du succès des populistes en France, comme ailleurs. Et l’on connaît la réponse. Ce succès est le symptôme d’échecs politiques répétés, dans de nombreux domaines, depuis des années. Les responsables politiques ne se sont pas montrés à la hauteur de ce qu’il fallait faire. La dette publique est très élevée. Le système de retraite est insoutenable. La France affiche la pression fiscale la plus forte d’Europe et pourtant, les réformes structurelles ont été sans cesse repoussées au cours des deux ou trois dernières décennies. Il est temps de se ressaisir !Après sa condamnation, Marine Le Pen a reçu le soutien du Kremlin, mais aussi du Premier ministre hongrois Viktor Orbán, ainsi que de Donald Trump…Tout est dit. Les personnalités que vous citez adoptent une posture très claire : elles sont ouvertement autocratiques ou, à tout le moins, affichent des tendances profondément hostiles aux principes démocratiques. Ce qui se joue aujourd’hui en France s’inscrit dans un contexte plus large. On observe les mêmes dynamiques à l’œuvre au sein des droites populistes nationales en Autriche, en Allemagne, et sans doute, à plus long terme, aux Etats-Unis.Un meeting de soutien à Marine Le Pen est prévu ce dimanche. Une pétition a également été lancée. D’aucuns y voient le signe d’une “trumpisation” de la patronne des députés RN…Je pense que Marine Le Pen est, à bien des égards, plus structurée et plus stratégique sur le long terme que Donald Trump. C’est une politicienne habile. Trump, lui, agit avant tout à l’instinct. C’est un amateur. Et c’est précisément pour cette raison que, selon moi, Marine Le Pen représente une menace plus sérieuse pour la démocratie française que Trump ne l’est pour la démocratie américaine. Aux Etats-Unis, la Constitution repose sur un système ancien de freins et contrepoids, profondément enraciné dans la vie politique. C’est la plus ancienne démocratie encore en fonctionnement, avec près de 250 ans d’histoire, et un système fédéral qui limite largement les pouvoirs du président. En France, au contraire, la concentration des pouvoirs entre les mains du président est bien plus forte. Il n’y a pas de structure fédérale, et l’organisation reste très centralisée, dans une culture politique marquée par un certain élitisme. Si une figure comme Marine Le Pen accédait à la présidence et prenait le contrôle de l’appareil d’Etat, ce serait bien plus dangereux que ce que l’on observe avec Trump. Ce dernier représente une menace réelle, mais paradoxalement, je suis plus confiant dans la capacité des institutions américaines à lui résister que dans celle des institutions françaises dans un scénario similaire.Marine Le Pen a reçu le soutien de Jean-Luc Mélenchon à l’extrême gauche… Est-ce surprenant ?On est en présence, ici, d’une sorte de symbiose entre le populisme de gauche et celui de droite. La gauche populiste répète que tout est de la faute des inégalités, que le système ne profite qu’aux riches, que le capitalisme est intrinsèquement mauvais, tandis que le populisme de droite affirme que tout est causé par l’immigration, et elles utilisent cela comme levier pour critiquer tout ce qui dysfonctionne dans la société. Dans les deux cas, on a affaire à une vision très simplifiée du monde. Et c’est justement l’un des points centraux de mon dernier livre : montrer comment opèrent ces mouvements populistes. Ils prennent un phénomène social, qui est effectivement problématique – ça peut être les inégalités, l’immigration, ou n’importe quoi d’autre -, puis ils désignent un bouc émissaire : les capitalistes, les juifs, les musulmans… peu importe. Ensuite, ils s’appuient sur cette logique accusatoire pour tout remettre en cause, et in fine, saper la démocratie elle-même.Selon vous, le populisme est insidieux en ce qu’il émerge au sein même des démocraties. Il est peut-être perçu “comme une forme de politique identitaire collectiviste, qui donne un sentiment d’appartenance – à une nation, une classe, une religion, ou autre et un sens : défendre le peuple contre des ennemis ‘fabriqués'”.Oui, c’est une observation intéressante et elle ne repose pas uniquement sur mes propres travaux, mais aussi sur les recherches de nombreux autres spécialistes. On pourrait même dire qu’il s’agit d’une forme de pathologie interne à la démocratie. Les populistes, qui se présentent comme les seuls représentants du “vrai peuple” n’ont, en réalité, aucun problème avec la démocratie électorale en tant que telle mais ils rejettent la démocratie libérale, ce qui leur permet, ensuite, de remettre en cause la légitimité même de leurs opposants. Depuis Aristote, et de nombreux penseurs après lui, on a compris une chose essentielle : sans un système solide de freins et contrepoids, sans Etat de droit, sans garanties constitutionnelles fortes, les démocraties sont vulnérables. Il y a toujours un risque que des leaders démagogues qui, en réalité, ne croient pas en la démocratie sur le long terme – prennent le pouvoir petit à petit, de manière insidieuse… C’est une forme d’”autocratisation rampante” qui finit par se mettre en place.Les populistes ont l’habitude d’opposer le peuple à l’Etat de droit. Comment les libéraux peuvent-ils riposter ?En commençant par démasquer leurs méthodes et en mettant en lumière les conséquences concrètes de leurs politiques, notamment sur le plan économique. Une étude rigoureuse de trois chercheurs de l’American Economic Association a analysé 51 présidents et Premiers ministres populistes entre 1900 et 2020. Leurs conclusions sont sans appel : sur le long terme, ces régimes nuisent à l’ensemble de la population, y compris aux électeurs qui les ont portés au pouvoir [NDLR : selon l’étude, quinze ans après leur arrivée au pouvoir, le PIB par habitant est inférieur de 10 % à celui de pays comparables non populistes]. Voilà le premier argument que les libéraux doivent mettre en avant. Le deuxième, c’est qu’il faut défendre avec vigueur les institutions libérales classiques : l’Etat de droit, la démocratie constitutionnelle, la séparation des pouvoirs. Mais comme je vous le disais, cela ne suffit pas. Il faut également s’attaquer aux échecs accumulés en matière de politiques publiques, dans de nombreux domaines. L’exemple du discours prononcé par J.D. Vance, vice-président américain, à Munich le 14 février dernier, est révélateur : il témoigne de la volonté de construire une narration populiste, de façon délibérée. Et ce récit n’a rien à voir avec une démocratie authentique. C’est une démocratie de façade, populiste, illibérale, fondée sur le court terme. C’est pourquoi il est essentiel d’expliquer aux citoyens l’importance de l’affaire qui vise Marine Le Pen. Car dans une démocratie digne de ce nom, ceux qui enfreignent la loi, quel que soit leur statut, doivent rendre des comptes.Vous affirmez que les arguments rationnels ne suffiront pas à contrer le populisme.Absolument. Les libéraux ne peuvent pas se contenter de données chiffrées ou d’arguments purement rationnels. Ils doivent aussi mobiliser l’émotion, raviver l’esprit du libéralisme en montrant comment une société ouverte permet à chacun de mener une vie libre et épanouie. Cela passe par la construction d’un récit positif autour des valeurs libérales. Et la France, à bien des points de vue, est un formidable exemple. Vous avez été un pays d’accueil, une terre de refuge pour tant d’artistes venus de Russie, de Biélorussie, de Pologne – des peintres, des musiciens… qui ont trouvé ici une place, une liberté, et ont enrichi votre culture. Les médias ont, à ce titre, un rôle clé à jouer en ce sens qu’ils doivent faire revivre ces récits. Le bon vieux rêve américain faisait autrefois partie de ce récit. Malheureusement, ce rêve s’est effrité. J’ai vécu aux Etats-Unis à quatre reprises dans ma vie, et je peux témoigner de la manière préoccupante dont ce pays a changé.Certains responsables populistes, comme Matteo Salvini, numéro deux du gouvernement italien, établissent un parallèle entre la décision de justice visant Marine Le Pen et la situation en Roumanie (l’ultranationaliste Calin Georgescu a été disqualifié de la course à la présidence du pays après avoir été inculpé notamment pour “fausses déclarations” de financement de campagne et “incitation aux troubles de l’ordre constitutionnel), y voyant l’expression d’un mouvement plus large visant à écarter les forces nationalistes du paysage politique européen.La comparaison avec la Roumanie ou l’Europe de l’Est est malvenue. Ces pays n’ont pas, historiquement, une longue tradition démocratique. Ils sont encore dans une phase d’apprentissage institutionnel. La France, en revanche, c’est une tout autre histoire. Elle porte l’héritage de la Révolution française, des valeurs universelles qu’elle a fait naître, et qui continuent d’avoir un écho très fort à travers le monde. C’est pourquoi il est extrêmement important que les Français tiennent bon sur ces principes et défendent l’Etat de droit ainsi que le respect des procédures judiciaires, sans aucune exception. Cela enverra un signal fort aux responsables politiques populistes d’autres pays, comme Georgia Meloni en Italie ou Nigel Farage au Royaume-Uni, et bien d’autres.Beaucoup de citoyens ne perçoivent pas intuitivement l’importance de l’indépendance de la justice. C’est pourquoi il faut que des intellectuels influents, des responsables politiques de premier plan, des acteurs de la société civile et les juges eux-mêmes, prennent la parole. Encore une fois, la presse a un rôle majeur à jouer. Selon moi, les médias français devraient se montrer bien plus offensifs sur ces questions. Il suffit de regarder ce qui se passe aux Etats-Unis pour comprendre les dangers : le président Trump attaque ouvertement la presse. Certains journaux et agences de presse n’ont même plus accès aux conférences présidentielles. Et si l’on n’y prend pas garde, cela pourrait très bien être la prochaine étape en France…
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/marine-le-pen-est-bien-plus-dangereuse-que-donald-trump-lavertissement-du-politologue-suedois-nils-MALOAANNVZFOZMMZECQAMP6SIY/
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-04-06 05:45:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
Trending
- Automobile : pourquoi le montant de la carte grise va augmenter presque partout en France en 2025
- Germany’s development aid on the chopping block?
- ¿Estás en forma? Intenta superar estos test del creador de Fitness Revolucionario
- La tercera crisis de nuestras vidas
- NASA warns colossal asteroid might hit the Moon in 2032 after Earth near-miss
- Today’s horoscope for April 7 as Pisces keeps a secret
- More homes for sale and easing rates favor homebuyers this spring, but affordability hurdles remain
- Northern Ireland’s public services ‘at risk of collapse’
Monday, April 7