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Il n’a pas oublié les visages fermés des adolescents, kalachnikov au poing, pantalon et chemise noirs, krama (le foulard traditionnel à damier) autour du cou ou de la tête, qui pénètrent dans Phnom Penh. En ce 17 avril 1975, Rithy Panh allait avoir 13 ans, lorsque les Khmers rouges s’emparent de la capitale. “Les rues étaient vides et silencieuses. C’était un Nouvel an khmer particulier : d’habitude les familles se retrouvent pour préparer des plats, les jeunes jouent à des jeux traditionnels, chantent, dansent…”, se souvient le cinéaste, qui n’a ensuite cessé d’ausculter cette période dans ses films.Dès le premier jour, ces combattants se réclamant du marxisme et du maoïsme, et dont plusieurs cadres ont étudié en France (à commencer par Pol Pot, “frère n° 1”), instaurent un régime de terreur, l’un des plus sanguinaires de l’Histoire. Comme tous les habitants des villes, ceux de Phnom Penh (2 millions de personnes) reçoivent l’ordre d’abandonner leur maison et de prendre la route pour les campagnes du nord. Le “nouveau peuple” (les citadins, les intellectuels) doit être rééduqué au contact de “l’ancien peuple” (les paysans).Les jeunes soldats Khmers rouges entrent dans Phnom Penh le 17 avril 1975. Une mécanique de destruction infernale se met en branle. Un cas unique de génocide d’un peuple contre lui-même. Il exterminera 1,7 million de personnes (soit près de 30 % de la population) en trois ans, huit mois et vingt jours, au nom de l’idéal révolutionnaire de l’Angkar (l’Organisation), qui rêve d’abolir toute classe sociale. Selon cette idéologie, seul le nourrisson est pur. Tous les autres sont suspects. “Les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien”, confiera Duch, le zélé directeur du centre de torture S-21 à Rithy Panh, avant son procès. Le monde ne prendra conscience de l’horreur qu’à la chute des tortionnaires, chassés par l’armée vietnamienne en janvier 1979. Pendant ces années, le régime profite du silence de la communauté internationale et de l’aveuglement d’intellectuels de gauche français aussi fascinés par le dogme de Pol Pot qu’ils l’avaient été par la folle révolution culturelle de Mao (1966-1976).Futur “tigre asiatique” ?Cinquante ans après le drame, ce petit Etat de 17,4 millions d’habitants pris en tenaille entre ses deux grands voisins vietnamien et thaïlandais, surplombé par le géant chinois, essaye de tourner la page. Son gouvernement, qui veut en faire un nouveau “tigre” asiatique, promet de réduire une pauvreté endémique. Si le pays, dirigé d’une main de fer par le Parti du peuple cambodgien (PPC) depuis quatre décennies, se redresse peu à peu, “cette tragédie a laissé de profondes cicatrices dans le tissu social, le mode de gouvernance et l’économie”, résume Sophal Ear, professeur associé à la Thunderbird School of Global Management de l’Arizona State University, et ancien réfugié cambodgien.Les personnes nées jusqu’au début des années 1970, sont évidemment les plus marquées. Beaucoup ont perdu leurs parents, des frères et sœurs, des neveux, à l’image de Rithy Panh ; et ont assisté à des scènes barbares qu’aucun être humain ne devrait jamais voir. Ils gardent souvent leurs cauchemars pour eux, presque honteux de partager avec les plus jeunes ce qu’ils ont subi. Mais il suffit parfois de leur donner la parole pour que les souvenirs affluent. A 54 ans, Long Sanrithy – surnommé Rithy – porte les stigmates du joug sadique des Khmers rouges – une large cicatrice derrière l’oreille, et des yeux malvoyants. Il est de ceux qui pensent qu’il faut soigner ses traumatismes pour éviter de les transmettre de génération en génération. Cet homme au sourire doux s’adonne chaque jour à la méditation, mais sa façon de réparer son passé consiste surtout à offrir à des enfants en difficulté le soutien qui lui a tant fait défaut au début de sa vie.Le directeur de l’établissement Damnok Toek, Long Sanrithy, se réjouit de la visite de cet ancien pensionnaire, Serey Rumny, qui a changé de vie grâce à Damnok Toek.Il nous reçoit dans le local aux murs bleus de Damnok Toek (“Goutte d’eau”, en khmer), un organisme créé par des Suisses en 1997, dont il dirige l’antenne de Poipet, à la frontière avec la Thaïlande. Rithy héberge chaque année dans ce havre de verdure une centaine d’enfants des rues victimes d’abus de toutes sortes et leur offre un cadre protecteur et un enseignement scolaire, en partenariat avec l’ONG française Planète enfants et développement (PE & D). “Je suis fier d’eux quand je vois des enfants que j’ai aidés à s’épanouir en grandissant et s’en sortir, avec un emploi, une famille, une vie stable… C’est pour cela que je continue à faire ce métier”, confie l’éducateur.Son père est rapidement exécutéDans cette cité Far West, on est loin de l’effervescence de Phnom Penh, de son île Diamant où ont surgi des tours modernes, sur les rives du Mékong et du Bassac. Poipet, avec sa longue rue principale poussiéreuse, ses bâtiments sans charme, ses casinos aux lumières criardes et ses trafics en tous genres, concentre tous les maux du pays. Des centaines d’enfants errent près des marchés pour vendre des bricoles. La drogue fait des ravages dans les bidonvilles. Des mafias chinoises y ont installé des centres d’arnaque en ligne, où sont séquestrés des “esclaves” forcés de réaliser des escroqueries. C’est vers cette zone que Rithy et sa mère ont marché pendant trois jours et trois nuits, en 1979, comme des centaines de milliers de personnes, pour tenter de fuir vers la Thaïlande.”Mes trois enfants ne m’interrogent jamais sur cette période, alors pourquoi leur raconterais-je ?”, soupire Rithy. Pourtant, sa vie raconte les drames et les espoirs du pays. Un an avant sa naissance, en 1971, le roi Sihanouk est renversé par le régime de Lon Nol, soutenu par les Américains. Dans les campagnes, la guérilla des Khmers rouges, armés par la Chine, recrute des adolescents. Ils sont en cela aidés par les répercussions dramatiques de la guerre du Vietnam : les Américains bombardent le Cambodge pour y déloger les soldats du Vietcong. Du pain bénit pour la propagande “anti-impérialiste”. Capitaine dans l’armée de Lon Nol, et chef de commune, le père de Rithy sera rapidement exécuté par les nouveaux maîtres du pays.Entre 1975 et 1979, le petit est livré à lui-même dans une collectivité rurale, près de Battambang, cerné par les morts. Le pays n’est plus qu’un vaste camp de travail forcé. Sa mère effectue des tâches harassantes de l’aube jusqu’à la nuit, dans les rizières. Les premiers temps, chaque soir, un enquêteur Khmer rouge vient l’interroger. Jamais elle ne révélera qui était son mari, sauvant ainsi sa vie et celle de son fils. En fin de journée, les membres de la collectivité sont convoqués à une séance d’autocritique sur la place du village. Ils doivent aussi dénoncer leurs congénères, coupables d’avoir cueilli un fruit ou pêché un poisson – à l’époque, il arrive qu’un enfant accuse sa mère. Les Khmers rouges soumettent au vote les condamnations à mort pour ce genre de motifs dérisoires. Impossible de s’y soustraire sans risquer soi-même de disparaître.Une croissance impressionnante, mais de fortes inégalitésLa nourriture n’est distribuée qu’une fois par jour : une maigre soupe, que la mère de Rithy doit partager avec son fils, car contrairement aux autres enfants, il est trop faible pour travailler – et donc mériter sa portion. Affamé, il tombe gravement malade. Ses yeux sont touchés. Un jour, il chute d’un arbre après avoir voulu attraper un fruit. La blessure s’infecte. Personne ne le soigne. En 1979, Rithy s’enfuit avec sa mère. Manquant de tout, il survivra pendant quatre ans, parfois pris entre les tirs des forces gouvernementales et des Khmers rouges repliés dans la zone.Lorsque Rithy retourne au Cambodge, à Poipet, en 1993, après dix ans passés dans un camp de réfugiés en Thaïlande, le pays est exsangue. Sous l’Angkar, les élites (professeurs, médecins, scientifiques…) ont été anéanties, les enfants ne sont pas allés à l’école, la monnaie a disparu, toute propriété a été annulée, les cadastres sont détruits… Le développement a terriblement pâti de cette hémorragie de compétences. “Le Cambodge doit encore faire face aux retombées économiques de ces décennies perdues, déplore le politologue Sophal Ear. Et la période de conflit, d’instabilité et de corruption qui a suivi a encore entravé le progrès économique.”Certes, le Cambodge affiche depuis deux décennies une croissance impressionnante (estimée à environ 6 % en 2024), mais elle a été en grande partie alimentée par des facteurs externes – aide étrangère, investissements chinois, et les exportations. Un modèle aujourd’hui fragilisé par les taxes douanières de 49 % dégainées sans pitié le 2 avril par le président américain Donald Trump – les plus élevées dévoilées ce jour-là – contre les produits en provenance de ce pays.Si une partie du pays voit son quotidien s’améliorer, les inégalités restent criantes. Près de 17 % de la population vit sous le seuil de pauvreté selon les Nations unies, auxquels il faut ajouter 20 % qui risquent d’y basculer. Ces personnes précaires exercent des métiers informels mal protégés et sont souvent surendettées, en raison du recours massif au microcrédit.”La plupart des problèmes actuels trouvent leur racine à l’époque des Khmers rouges. Il faut du temps pour reconstruire ce qui a été détruit”, explique Stéphanie Selle, directrice de PE & D Cambodge. L’ONG essaye d’y contribuer : elle a construit 13 crèches, qui accueillent dans les villages les enfants des ouvrières des usines textiles – acheminées tous les matins par des norias de camions bâchés où elles s’entassent – et 200 écoles maternelles. Et œuvre pour doter les bidonvilles de Phnom Penh de logements décents et aider les familles à démarrer une activité.L’influence grandissante de la ChineSur le plan politique aussi, le pays paie encore les conséquences de son passé. “La peur et le traumatisme de ces années ont été instrumentalisés par le PPC pour justifier sa mainmise sur le pouvoir. L’héritage de l’autoritarisme et de l’impunité continue de façonner le Cambodge d’aujourd’hui”, dénonce Sophal Ear. Hun Sen, qui fut Premier ministre 38 ans entre 1985 et 2023 et a transmis le pouvoir à son fils Hun Manet, est issu des rangs des Khmers rouges (qu’il a quittés en 1977 pour le Vietnam, craignant une purge). Dans ce régime autoritaire, les opposants sont emprisonnés, la presse muselée, les internautes surveillés.En cela, le pays ressemble à la Chine, dont l’influence économique est visible. Pékin a construit une autoroute entre Phnom Penh et Sihanoukville, le stade de football géant de la capitale, le nouvel aéroport de Siem Reap, et finance en grande partie le canal qui reliera le Mékong à l’océan. Revers de la médaille, la dette du Cambodge à l’égard de la Chine ne cesse de s’alourdir, de même que sa dépendance politique. En décembre 2023, deux navires de guerre chinois ont stationné dans la base navale de Ream, rénovée grâce au soutien de Pékin, faisant craindre qu’elle devienne un site militaire chinois. Signe d’une diplomatie accommodante, le Premier ministre cambodgien martèle que Taïwan fait partie intégrante de la Chine et a même inauguré en juillet dernier un boulevard Xi Jinping…Pour conjurer les fantômes des victimes, nombre de Cambodgiens ont trouvé du secours dans la religion. “Certains rituels bouddhistes – comme la Fête des morts, qui dure quinze jours – permettent aux vivants d’entrer en contact avec les défunts pour les soigner et les apaiser”, souligne Anne Yvonne Guillou, chercheuse au CNRS. De son côté, Rithy Panh tourne des films pour “reconstituer les faits et permettre à son peuple de se confronter à son histoire”. Il a aussi créé un centre d’archives audiovisuelles à Phnom Penh, ouvert au public. Malgré des initiatives mémorielles, il reste du chemin à faire. Le pays ne dispose toujours pas d’un lieu où les familles des victimes, auxquelles les corps n’ont jamais été restitués, puissent se recueillir. Et si les tribunaux créés par l’Onu et le Cambodge, ont eu le mérite d’exister à partir de 2009, ils n’ont jugé et condamné qu’une poignée de dirigeants Khmers rouges, dont Duch, le chef du sinistre centre d’extermination S-21, condamné à la perpétuité. La plupart ont échappé à la justice – Pol Pot est mort en liberté en 1998.Antonya Tioulong, dont la soeur, Raingsi, a été exterminée au camp S-21, était partie civile lors du procès de Duch. Elle regrette que le bourreau ait esquivé sa question (“pourquoi avez-vous éliminé ma soeur ?”) et prétendu qu’elle était morte de maladie. Dans le compte-rendu de son interrogatoire, Raingsi est accusée, comme nombre de victimes de l’époque, d’être une espionne pour le compte de la CIA, qui a cherché à soulever le peuple contre l’Angkar. Son dossier mentionne la date de son décès, fin avril 1976, et la cause : “battue à mort”. Antonya est hantée par l’idée que sa sœur a été torturée pendant de longs mois. Seule consolation, elle a pu récupérer une copie de la photo de la victime, le visage rempli d’effroi, prise à son arrivée au centre S-21, afin d’organiser une cérémonie bouddhiste pour “la paix de l’âme de la disparue”, à l’issue du procès de Duch, en 2012.La mémoire est en train d’évoluer, dans un pays où l’immense majorité de la population a vu le jour après le génocide, le regard tourné vers l’avenir et ses opportunités économiques. Si cet épisode tragique est inclus dans les manuels scolaires, le niveau de connaissance est très variable et dépend de la transmission familiale. “Par rapport à la génération précédente, qui a vécu les faits, la mienne est moins impliquée. J’ai étudié ce sujet à l’école, j’ai vu des documentaires, visité la prison S-21, mais ce n’est pas quelque chose auquel je pense souvent et dont je discuterais avec des amis”, raconte Bomey, une cheffe de projet de 30 ans, dans un centre commercial chic de la capitale. Et la jeune femme d’ajouter : “Les Khmers rouges ont laissé des cicatrices sur les Cambodgiens, y compris ma famille, et il est important, de se souvenir de l’histoire, mais nous ne pouvons pas toujours utiliser les erreurs du passé pour justifier les problèmes actuels. Pour ma part, je veux aller de l’avant.”Rithy Panh, dont le livre L’élimination (ed. Grasset), un extraordinaire témoigne, est réédité avec une nouvelle préface, se veut néanmoins optimiste : “Après les Khmers rouges, les gens cherchaient surtout à se reconstruire, ils ne voulaient plus évoquer cette époque, relate le réalisateur, qui porte un chapeau et un krama bleu. J’observe que des jeunes s’intéressent à ce drame. Ils posent des questions, veulent savoir ce qu’il s’est passé. Parfois ils emmènent leurs parents voir mes films (qui avant, n’attiraient pas grand monde), et cela libère leur parole. C’est quand cela va mieux que l’on peut interroger les fantômes. Il faut plusieurs générations pour commencer à écrire son histoire.”



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Author : Cyrille Pluyette

Publish date : 2025-04-06 10:30:00

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