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C’est une décision de justice controversée devenue une déflagration politique. En condamnant Marine Le Pen à deux ans de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire pour détournement de fonds publics, le tribunal correctionnel de Paris bouleverse la présidentielle de 2027. Plus largement, dans un contexte international de forte tension entre Etat de droit et démocratie, il place les juges sous le feu des critiques. Pour le RN comme une partie la droite, la justice met à mal la démocratie. A gauche, la France insoumise a elle aussi fustigé cette décision, Jean-Luc Mélenchon estimant que “la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple”.Mais pour Raphaël Enthoven, “il appartient aux juges d’appliquer la loi, ce qu’ils ont fait”. Rappelant que Marine Le Pen s’était fait une spécialité de dénoncer les “affairistes” et “tricheurs” en prônant la “tolérance zéro”, le philosophe et éditorialiste à Franc-Tireur souligne le danger des discours accusant la justice d’instrumentalisation politique ou suggérant qu’une candidate représentant des millions d’électeurs devrait échapper à la loi. Il ne s’étonne pas non plus de la position de l’extrême gauche française. Pour Raphaël Enthoven, “Jean-Luc Mélenchon est le parangon de la tradition démagogique qui consiste à faire à l’Etat le procès d’intention d’être le bras armé des puissants”. Entretien.L’Express : Pourquoi avez-vous tenu à rappeler, en amont de sa condamnation à deux ans de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité, que Marine Le Pen s’était longtemps présentée en avocate de la morale publique et en chantre d’une “application stricte et entière” de la loi ?Raphaël Enthoven : Parce que, dans le monde de Marine Le Pen, Marine Le Pen serait non seulement condamnée mais surtout inéligible à vie. “Je demande l’application stricte et entière de la loi via le principe de tolérance zéro.” C’est elle-même qui le préconisait en 2015. Comment peut-on s’excepter soi-même, sans honte ni contradiction, du principe de “tolérance zéro” ? Marine Le Pen est à la morale publique ce que Tariq Ramadan est à la pureté des mœurs : son tartuffe en chef. Comme le prédicateur qui enseigne la vertu tout en pissant sur les femmes qu’il viole, l’ex-présidente du RN, qui nous bassine depuis des décennies avec le “tous pourris”, qui conchiait à l’envi les “jouisseurs”, les “affairistes”, les “corrompus”, les “spéculateurs”, les “tricheurs”, qui disait “quand je réclame l’éthique et la morale, je me l’applique à moi-même”, vient d’être condamnée à quatre ans d’emprisonnement dont deux ferme, à une amende de 100 000 euros et à cinq ans d’inéligibilité avec exécution immédiate, et elle ose se plaindre ! Elle ose voir un déni de démocratie dans la stricte application du droit. Elle détourne l’argent public européen au profit de son parti, et elle s’indigne qu’on la punisse ! C’est, à tous égards, la parole d’une irresponsable qui préfère allumer des incendies plutôt que s’incliner devant la justice. Qu’on critique la décision d’un tribunal, c’est un droit et, parfois, une nécessité. Qu’on fasse peser sur la justice le soupçon d’être téléguidée parce que ses décisions disconviennent, ou qu’on interprète comme un déni de démocratie le fait de ne pas échapper à la loi au motif qu’on représente des millions d’électeurs, c’est une folie, en particulier quand on prétend à la magistrature suprême.Cette décision s’inscrit dans une période de forte tension entre démocratie et Etat de droit. L’Etat de droit est-il en train d’outrepasser ses fonctions ? Appartient-il aux juges d’interdire la participation à l’élection présidentielle de la cheffe de file d’un parti qui représente plus de 10 millions d’électeurs ?Il appartient aux juges d’appliquer la loi, ce qu’ils ont fait. Dans un jugement largement motivé, étayé et contestable comme tout jugement. Quant à l’application immédiate de la peine d’inéligibilité (qui n’a rien d’exceptionnelle), comme l’explique le professeur de droit public Jean-Philippe Derosier dans Libération, elle se justifie par la prise en compte d’un double risque : celui de récidive (dans la mesure où Marine Le Pen ne reconnaît pas avoir commis de délit) et celui d’échapper à la justice en se faisant élire présidente de la République. Où est le problème ?Quand François-Xavier Bellamy déclare que nul ne saurait “prendre au sérieux” le “risque de récidive” et que “refuser que l’appel de Marine Le Pen suspende le jugement revient donc à une interférence majeure sur notre vie démocratique, pour des millions d’électeurs français, sans raison indubitable”, il laisse entendre deux choses qui me paraissent dangereuses : 1) que les motifs allégués par la justice sont le cache-sexe de décisions purement politiques, et 2) que, quand on représente des millions de gens, on devrait échapper à la loi. Comme si le nombre devait l’emporter sur le droit, comme si la popularité d’une candidate était un blanc-seing, comme si on pouvait tout se permettre quand tant de gens placent leurs espoirs en vous. Et puis quoi encore ?Ce n’est pas parce qu’une décision a des effets politiques qu’elle est elle-même politiquement motivéeQue les choses soient claires : les millions d’électeurs que représente Marine Le Pen ne sont pas opposables à une décision de justice. En vérité, le péril est de mettre les deux dans la même balance. Car alors on se met, au nom de la “démocratie” mal comprise, à réclamer l’inégalité devant la loi. En opposant une imaginaire “souveraineté populaire” à une justice dont on présume la partialité, en opposant la politique au droit (dans un Etat de droit), on plaide pour l’autocratie et la justice d’exception, on s’indigne qu’une candidate ne soit pas au-dessus des lois tout en étant persuadé de défendre la démocratie en péril. Bref, on marche sur la tête. On croit approfondir la démocratie, ou la préserver, à l’instant même où on la compromet. On dynamite l’Etat de droit en se persuadant qu’on le protège.Sur le plan politique, cette condamnation n’est-elle pas un cadeau fait à Marine Le Pen et au RN, dont la rhétorique populiste ne cesse d’entretenir l’idée d’un “système” opposé au peuple ?Il est faux, et dangereux, de dire que le verdict est politique, même si on a parfaitement le droit d’en faire la critique et de le trouver excessif. En revanche, il est certain que les effets d’un tel verdict sont politiques. D’abord, parce que ça change la donne et que, sauf coup de théâtre, le camp populiste doit se choisir un nouveau champion. Ensuite, parce que le camp populiste a tout intérêt à politiser la décision d’un tribunal. Or, n’en déplaise aux séides de Marine Le Pen, nous ne sommes pas en train d‘assister à un “coup d’Etat politico-judiciaire” fomenté par un “gouvernement des juges” (Nicolas Dupont-Aignan), ni à une “démocratie exécutée” (Jordan Bardella), ni à une vengeance du “système” qui aurait “pris en otage la démocratie française” (Jean-Philippe Tanguy).Tout cela est délirant et répété de telle manière que les militants eux-mêmes n’aient que cette parole à la bouche. Mais la vraie question est : de quelle pathologie de telles prises de position, outrancières, indémontrées, complotistes et unanimes, sont-elles le symptôme ? En vérité, les gens qui s’amusent, pour un petit bénéfice politique, à politiser une décision de justice, appartiennent à une longue tradition de démagogie qui remonte au sentiment rousseauiste que la loi est d’abord l’institutionnalisation de l’inégalité, et que le droit ne sert, dans un premier temps, qu’à légitimer les injustices. On retrouve un écho de la parole de Rousseau quand Marx décrit l’Etat comme une superstructure destinée à asseoir la domination de la bourgeoisie (“Le pouvoir exécutif de l’Etat moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière”). La méthodologie marxienne est reprise par ceux qui accusent aujourd’hui l’Etat d’être “systémiquement raciste” ou “islamophobe”, c’est-à-dire de masquer, sous l’apparente neutralité de la loi, les intentions délétères d’une classe ou d’une race. Et enfin, dernière version en date du jeu dangereux qui consiste à faire à l’Etat un procès d’intention, le “gouvernement des juges” tel que l’hallucinent les défenseurs de Marine Le Pen. Sous des appartenances idéologiques très diverses, le procédé est identique : opposer le “peuple” à la justice, croire et diffuser l’idée redoutable que l’Etat n’est pas neutre, mais au service des puissants, et dirigé contre le “peuple” (surtout quand on fait soi-même les frais).A trop se mêler de décisions politiques, les juges ne s’exposent-ils pas à un retour de bâton ? Aux Etats-Unis, on voit à quel point Donald Trump met aujourd’hui en scène sa confrontation avec la justice…Pardon, mais je n’ai pas le sentiment qu’en cette affaire, les juges se mêlent de décisions politiques. Ce n’est pas parce qu’une décision a des effets politiques qu’elle est elle-même politiquement motivée. Les juges ont appliqué la loi avec rigueur et vigueur, comme il est de leur devoir de le faire. Le scandale n’est pas là, mais dans le fait qu’une poly-candidate à la présidence de la République puisse avoir les mains aussi sales, et se déguiser en victime de la justice après avoir endossé la tunique de justicière contre les “pourris” et les “corrompus”. Le scandale est qu’une dirigeante politique, experte en leçons de morale, puisse avoir détourné sciemment près de 3 millions d’euros pendant près de onze ans, par le biais d’emplois fictifs d’assistants parlementaires.Nul doute que Marine Le Pen tente sans vergogne de retirer tout le bénéfice possible d’une telle mésaventure en se victimisant à outrance et en jouant, comme Trump, la carte de l’héroïne en guerre contre l’Etat profond, alors qu’elle a été pendant onze ans à la tête d’un vieux parti corrompu, d’une PME familiale maintes fois rattrapée par les affaires. Mais la France n’est pas les Etats-Unis. Et il existe encore une majorité de gens dans ce pays pour se méfier des tribuns qui se victimisent, et considérer que la justice ne doit pas s’adapter au poids politique du justiciable.Mélenchon et Le Pen, ces populismes gémellaires, communient dans le sentiment que l’Etat (profond) les prive du pouvoirAvant même de connaître la durée de l’inéligibilité de Marine Le Pen, le Kremlin et Viktor Orbán ont été les premiers à condamner la justice française. Rappelons que la justice roumaine a elle aussi exclu le candidat prorusse Calin Georgescu, arrivé en tête au premier tour de l’élection présidentielle. N’est-ce pas donner de sérieux arguments aux adversaires de la démocratie libérale européenne, qui prônent ouvertement les vertus de l’illibéralisme ?Les leçons de démocratie de la Russie ou de la Hongrie rappellent furieusement les leçons de “respect” que l’Iran ou la Turquie adressaient à la France, prétendument “islamophobe”, au moment de l’hommage à Samuel Paty. De façon générale, il faut le rappeler : l’illibéralisme peut être porté par la démocratie et souhaité par une majorité d’électeurs, mais il n’est pas en lui-même démocratique. On peut souhaiter, comme c’est le cas des Américains, des Russes ou des Hongrois, la victoire et le règne d’un homme qui se croit au-dessus des lois, mais l’homme en question, quoique démocratiquement élu, n’est pas un démocrate. L’oxymore de “démocrate illibéral” breveté par Viktor Orbán n’a littéralement aucun sens. Le Premier ministre hongrois contrôle la justice et la presse, réduit tous les contre-pouvoirs, manipule les règles des élections, harcèle ses opposants, utilise les ressources publiques à son seul profit… Ce n’est pas l’œuvre d’un démocrate. La démocratie est libérale ou elle n’est pas.Quant à Calin Georgescu, le candidat du Kremlin dont il est avéré qu’il a bénéficié d’ingérences russes, et dont les partisans ont dénoncé un déni de démocratie, l’annulation de son élection était, au contraire, un enjeu de survie démocratique. Loin de refléter une faiblesse des institutions démocratiques, elle en dit la vigueur. Il faut être sot comme J.D. Vance pour voir une atteinte à la démocratie dans le refus de valider une élection spectaculairement manipulée. Les gens qui ont envie de penser que la démocratie, telle qu’elle existe aujourd’hui, est un régime inique qui, sous de nobles principes, organise la spoliation du peuple et le prive de voter comme il l’entend, et qui, au nom d’une liberté accrue, plaident pour l’avènement d’un régime autoritaire où la justice et la presse seraient aux ordres, n’ont pas besoin d’arguments pour penser ce qu’ils pensent. Si un tyran doit revenir aux affaires dans nos espaces libéraux, il prendra la forme d’un hyper-démocrate qui feindra de rendre le pouvoir au peuple à l’instant même où il le confisquera.Alors que la droite et l’extrême droite ont très largement critiqué cette décision, Jean-Luc Mélenchon a lui aussi estimé que “la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple”. Cela vous surprend-il ?En aucune façon. Jean-Luc Mélenchon a, au moins, deux raisons de défendre Marine Le Pen. 1) Il n’existe que par l’affrontement qui l’oppose à elle. Marine Le Pen est son diable favori, son adversaire rêvée, son jumeau noir, celle qui doit lui permettre, après l’effondrement du centre, de se présenter en seul recours dans un face-à-face inévitable… Comme toujours, Mélenchon s’est lourdement trompé, et avec la disparition de Marine Le Pen, c’est un peu de lui-même et de sa propre raison d’être qui s’éteint. 2) Mélenchon ne peut pas résister à l’envie de laisser entendre que la justice est aux ordres du pouvoir. Car Mélenchon est le parangon de la tradition démagogique dont on parlait plus haut, qui consiste à faire à l’Etat le procès d’intention d’être le bras armé des puissants. En déclarant que “la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple”, Mélenchon sous-entend que le “peuple” est privé par la justice d’exercer son droit souverain. Il n’est guère surprenant qu’après avoir été d’accord sur la Russie, les retraites, l’Otan, l’Union européenne ou les médias, Mélenchon et Le Pen, ces populismes gémellaires, communient dans le sentiment que l’Etat (profond) les prive du pouvoir auquel, à n’en pas douter, ils parviendraient, l’un et l’autre, sans cette contrainte.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-04-01 09:45:00

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