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S’il ne doit rester qu’un seul Britannique européen après le Brexit, ce sera lui. Historien et professeur d’études européennes à l’université d’Oxford, Timothy Garton Ash publie en français le formidable Europes. Une histoire personnelle. L’ancien journaliste fait défiler cinquante ans d’histoire du Vieux Continent à travers ses pérégrinations et ses rencontres avec de grandes figures comme Vaclav Havel, Lech Walesa ou… Vladimir Poutine.Pour L’Express, l’universitaire analyse le défi historique posé à l’Europe par Donald Trump, évoque le rapprochement entre le Royaume-Uni et l’UE autour de la défense et explique pourquoi Emmanuel Macron a eu raison de plaider pour une autonomie stratégique par rapport aux Etats-Unis.L’Express : Emmanuel Macron a connu de nombreuses déconvenues sur le plan politique intérieur. Mais sur l’Europe, vous venez de saluer sa clairvoyance. Pourquoi ?Timothy Garton Ash : Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron nous a avertis, nous autres Européens, que notre continent devait pouvoir se défendre seul. Il a prôné une souveraineté européenne et une autonomie stratégique. Je fais partie de ceux qui ont été sceptiques à ce sujet, y voyant une résurgence de gaullisme, avec le risque de nous détacher des Etats-Unis. Mais force est de constater qu’il a eu absolument raison. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus compter sur l’Amérique.A la fin de votre livre, paru en anglais il y a deux ans, vous avertissiez déjà que l’Europe ne pouvait plus autant se reposer sur les Etats-Unis. N’est-ce pas une tendance historique à long terme ?Il faut distinguer une tendance à long terme dans l’histoire des Etats-Unis et le rôle individuel de Donald Trump. Je raconte dans le livre une conversation en 2001 avec George W. Bush, alors que celui-ci n’avait mis les pieds en Europe que quelques jours au cours de sa vie avant sa première visite officielle en tant que président. “Est-ce qu’on veut que l’Union européenne réussisse ?”, a-t-il demandé. Tout au long de la guerre froide, face à l’ennemi commun soviétique, il avait toujours été admis que l’unité européenne était dans l’intérêt américain. Mais tout d’un coup, la question était ouverte. Et le 11 septembre 2001 n’a fait qu’exacerber les divergences entre l’Europe et les Etats-Unis. Par la suite, avec Barack Obama, le premier mandat de Trump et Joe Biden, ce fossé n’a cessé de se creuser, l’Asie étant devenue la priorité aux yeux des Américains. Il y a donc bien une tendance à long terme.Mais le retour de Donald Trump a la Maison-Blanche a représenté un choc particulier. Voilà un président américain qui a abandonné la défense de l’ordre libéral international, tout comme celle de l’Occident. Trump a fait des Etats-Unis une simple puissance transactionnelle, comme peuvent l’être la Chine, l’Inde, la Turquie ou le Brésil. Et il est en train de négocier une paix qui sera bien plus favorable à la Russie de Vladimir Poutine qu’à l’Ukraine de Volodymyr Zelensky. S’il y avait encore le moindre doute à ce sujet, l’interview accordée par son émissaire Steve Witkoff à Tucker Carlson a montré ce qui nous attendait.Sommes-nous à un tournant historique pour l’Europe ? Pour certains, l’année 2025 pourrait être un basculement encore plus important que ne l’a été 1989…Les événements historiques sont comme des immeubles : plus proches on est d’eux, plus ils nous semblent grands. Mais il est certain que la période de l’après-guerre froide s’est arrêtée le 24 février 2022, avec l’invasion de l’Ukraine. Nous sommes à un tournant historique, mais qui se joue sur plusieurs années. Les Européens font aujourd’hui face à un triple choc historique. Il y a d’abord le choc Poutine, avec un retour d’une guerre interétatique en Europe et la prise de conscience de la menace russe. Il y a ensuite le choc d’un monde post-occidental. Nous avons découvert que la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud n’ont aucun problème avec le fait d’entretenir des relations commerciales avec la Russie pour faire contrepoids à l’Occident. Enfin, il y a le choc Trump, avec un désengagement américain de l’Europe. J’espère que ce triple choc, qui s’est cumulé sur trois ans, galvanisera l’Europe. Mais il faudra encore quelques années supplémentaires pour voir si la réponse de notre continent est à la hauteur.Comment expliquer l’obsession de l’administration Trump pour l’Europe, à l’image d’un J.D. Vance qui, lors de son discours de Munich, a ciblé la démocratie libérale européenne ?J.D. Vance soutient une autre Europe, qui est anti-libérale, nationaliste, populiste, celle de Viktor Orban et de Marine Le Pen. C’est bien plus dangereux qu’une simple indifférence américaine vis-à-vis du Vieux Continent. L’Europe fait ainsi face à un triple défi. Il y a le défi géopolitique, dont nous venons de parler. Il y a un défi économique avec les droits de douane et la guerre commerciale menée par des Etats-Unis qui sont devenus une puissance protectionniste. Enfin, il y a le défi idéologique que nous pose J.D. Vance. Nous devons y répondre.Le “Signal Gate” a montré qu’en privé, Vance et le secrétaire à la Défense Pete Hegseth étaient encore plus virulents contre l’Europe, ce dernier la qualifiant même de “pathétique”. Pourquoi tant de haine ?On parle beaucoup d’anti-américanisme en Europe. Mais déjà en 2003, j’avais écrit un article sur l’anti-européanisme aux Etats-Unis, et qui relève d’une longue tradition. On y retrouve des constantes, avec cette idée que l’Europe serait en train de mourir. Dans ces échanges sur Signal, Pete Hegseth a aussi parlé de “parasitisme” européen. Hélas, en matière de défense, c’est vrai, l’Europe a largement profité des Etats-Unis.Je ne pense pas que le bonheur politique des pêcheurs français soit absolument essentiel pour la défense de l’Europe…L’administration Trump peut-elle pousser à nouveau le Royaume-Uni, vers l’Europe ? Ou votre pays sera-t-il toujours tenté par sa “relation spéciale” avec les Etats-Unis ?Le gouvernement de Keir Starmer essaie encore d’avoir le beurre et l’argent du beurre. D’une part, il s’est véritablement engagé à être en première ligne de la défense de l’Europe. Ce que Starmer a fait, avec Macron, en soutien de l’Ukraine, est réellement impressionnant. Mais, en même temps, le Royaume-Uni reste tenté de jouer cette carte de la “relation spéciale” avec les Etats-unis sur le plan économique, tentant d’être épargné par les droits de douane et d’obtenir des accords sur l’IA ou les services financiers. Cela ne fonctionnera pas. J’espère donc que le gouvernement britannique adopte rapidement, peut-être avant le sommet du 19 mai entre le Royaume-Uni et l’UE, une politique plus cohérente.Mais si les Britanniques doivent être plus cohérents, cela doit aussi être le cas des Européens. La France ne peut pas accepter que le Royaume-Uni déploie des troupes pour la défense de l’Europe tout en conditionnant un accord de défense et de sécurité à un accord préalable sur la question des quotas de pêche. Avec tout le respect que je dois à vos merveilleux pêcheurs, je ne pense pas que le bonheur politique des pêcheurs français soit absolument essentiel pour la défense de l’Europe. Signons donc un pacte de sécurité avant le 19 mai qui autorise l’achat d’armements britanniques par les pays européens. Puis réinitialisons de façon plus large les relations économiques entre l’UE et le Royaume-Uni, ce qui prendra un peu plus de temps.Selon vous, l’Europe de la défense doit reposer sur quatre piliers : France, Royaume-Uni, Allemagne et Pologne…La France et le Royaume-Uni sont les deux puissances militaires classiques de l’Europe. L’Allemagne aura le budget de la défense le plus important, surtout après les remarquables mesures prises par Friedrich Merz avec son “bazooka”. Plus de 1 000 milliards d’euros seront injectés dans l’armée comme dans les infrastructures. Enfin, la Pologne a de loin le plus haut niveau de dépenses militaires par rapport à son PIB, et se retrouve en première ligne sur le front de l’Est. Merz lui-même a déclaré à plusieurs reprises que la défense européenne devait être menée par un groupe composé de ces quatre pays. Mais cela ne doit bien sûr pas remplacer les organisations existantes. Aucune de ces trois formules – Otan, UE ou coalition de volontaires — ne pourra fonctionner par elle-même. Que fait-on en temps de guerre ? On improvise. De la même manière, il faut aujourd’hui une improvisation pragmatique qui rassemble, d’une manière ou d’une autre, ces trois formes distinctes : nous devons européaniser le plus rapidement possible l’Otan, construire une vraie défense au sein de l’UE, mais aussi avoir une coalition de volontaires, car Viktor Orban fera tout pour bloquer l’Europe des 27 à ce sujet.Quelles seraient les conséquences pour l’Europe d’une victoire de Marine Le Pen – ou Jordan Bardella – en 2027 ?Avant toute chose, la possibilité que Marine Le Pen soit, du fait d’une décision de justice, disqualifiée de cette élection présidentielle serait une très mauvaise chose. Je déteste tout ce qu’elle représente, mais il est très problématique pour une démocratie de vouloir combattre ses opposants politiques en les bannissant, comme cela se fait en Turquie. Je pense d’ailleurs que la Roumanie se trompe en excluant le candidat prorusse Calin Georgescu.Cela dit, ce serait un désastre pour l’Europe si Marine Le Pen était élue présidente de la République. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins entre l’intégration et la désintégration européenne. Une victoire du RN pourrait être suivie par une victoire de l’AfD en Allemagne en 2029. La même année, Reform UK pourrait prendre le relais des conservateurs au Royaume-Uni. Des partis nationalistes anti-libéraux provoqueraient ainsi la désintégration de l’Union européenne.C’est la dernière chance pour nous libéraux pro-européens. Dans l’histoire européenne, on retrouve une constante. Des alliances et empires naissent, durent un certain temps puis se désintègrent, ce qui ce qui donne lieu à une période de désordre, avant quelque chose d’autre n’émerge. L’ordre européen actuel dure depuis quatre-vingts ans. En tant qu’historien, je ne serais pas surpris que cet ordre se désintègre. Mais rien dans l’Histoire n’est inévitable. A nous donc de l’empêcher !En détruisant l’ordre international qu’ils dirigeaient, les Etats-Unis se nuisent à eux-mêmes.A quel point Donald Trump fait-il un cadeau à Vladimir Poutine sur l’Ukraine ?Même Poutine n’aurait pu rêver d’un tel cadeau. S’il y a un domaine dans lequel l’Ukraine l’a emporté, c’est bien la mer Noire. Donc aujourd’hui, Poutine est prêt à faire une grande “concession” avec un cessez-le-feu sur la mer Noire, dont la Russie a justement besoin. Et son autre grande concession, c’est un cessez-le-feu sur les infrastructures énergétiques, en sachant que la Russie a déjà détruit la plupart des infrastructures ukrainiennes, et qu’à l’inverse, l’Ukraine commençait à faire des dégâts en Russie avec ses drones. En contrepartie, nous allons lever certaines sanctions. C’est comme si j’entrais dans un magazine, que je prenais des objets, et que je demandais à la commerçante de me donner l’argent qu’ils coûtent !La direction prise par l’administration Trump est tellement bénéfique à la Russie qu’il faut se demander quelle est la clé pour comprendre cette relation entre Trump et Poutine. Y a-t-il des liens financiers ? Est-ce une simple admiration pour un véritable homme fort, comme l’est Poutine ? Voilà une question intéressante pour les futurs biographes et historiens. Mais aujourd’hui, l’important, c’est que Trump a changé de camp.L’administration Trump ne se concentre-t-elle pas simplement sur la Chine, son plus grand rival, en se disant qu’elle peut peut-être séparer Moscou de Pékin ?C’est ce qu’on appelle en anglais du “sanewashing”. C’est-à-dire donner une certaine rationalité à des idées insensées. Aux côtés de Trump, on retrouve sans doute quelques personnes qui ont une logique géopolitique, et considère la Chine comme un adversaire stratégique. Je pense notamment à Marco Rubio. Mais aujourd’hui, rien ne montre que l’administration Trump suit une telle logique géostratégique.Vous finissez votre livre par une touche d’espoir sur l’Europe. Mais après les bouleversements provoqués par Donald Trump, êtes-vous toujours optimiste ?Je cite la célèbre phrase de Vaclav Havel qui expliquait, à la sortie d’une prison communiste dans les années 1980, que “l’espoir n’est pas un pronostic. C’est une orientation de l’esprit, une orientation du cœur”. C’est-à-dire que les choses ne vont pas nécessairement s’améliorer, mais qu’elles pourraient le faire, et que cela vaut donc la peine de se battre pour que cela se produise. Je suis plein d’espoir plutôt qu’optimiste.Par ailleurs, je pense que le pays pour lequel, après l’Ukraine, Donald Trump est le plus grand désastre, ce sont bien les Etats-Unis. Pour nous, en Europe, il s’agit d’une immense crise mais aussi d’une immense opportunité. Saisissons l’occasion ! En revanche, en détruisant l’ordre international qu’ils dirigeaient, les Etats-Unis se nuisent à eux-mêmes. Un jour, ils en prendront conscience, quand le fardeau de leur dette sera devenu intenable et que le dollar sera sous pression. Mais je dis cela sans joie mauvaise. Comme l’a bien écrit Leonard Cohen, “vous n’allez pas aimer ce qui vient après l’Amérique”…*Europes. Une histoire personnelle, par Timothy Garton Ash. Traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson. Stock, 615 p., 26 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-03-31 03:45:00

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