Quand l’actualité internationale s’affole, il est toujours passionnant de consulter Francis Fukuyama pour prendre un peu de recul. Le chercheur à l’université Stanford, père de la célèbre thèse sur “la fin de l’histoire” et auteur de Libéralisme, vents contraires (Editions Saint-Simon) a accordé à L’Express un grand entretien. Il analyse le basculement des Etats-Unis dans le camp des pays autoritaires, le retour à des impérialismes du type XIXe siècle, mais aussi l’hubris économique de Donald Trump qui devrait rapidement en payer le prix sur le plan électoral.L’Express : Peut-on déjà mesurer l’impact historique du retour au pouvoir de Donald Trump ? Pour certains, 2025 pourrait déjà être un tournant plus important que 1989…Francis Fukuyama : Les Etats-Unis basculent dans l’autoritarisme. L’instinct de Donald Trump le pousse à s’arrêter aux extrémités de la Constitution américaine, ce qui a des implications à la fois nationales et internationales.En réalité, les Etats-Unis ne font que s’affaiblir avec Trump. Ils étaient déjà fragilisés par la polarisation politique. Là, l’administration Trump est en train de démanteler l’Etat américain, avec un Elon Musk qui détruit une institution bureaucratique après l’autre. Difficile de voir en quoi cela va aider le pays. Il n’y a même pas de vraies économies d’argent. Et cela signifie que nous n’avons plus les instruments d’aide internationale qui ont contribué au soft power américain.Non seulement nous aidons activement les Russes en remettant en cause les alliances occidentales. Mais en plus, c’est comme si les Etats-Unis avaient changé de camp dans la grande lutte entre régimes autoritaires et démocraties. Trump fait tout pour faciliter l’émergence d’une nouvelle Russie. Difficile d’en comprendre les raisons, mais c’est malheureusement la réalité…Quelles sont, selon vous, les motivations de Trump dans ce rapprochement avec Poutine ?Trump s’est rendu en Union soviétique en 1987, et il a rencontré Gorbatchev. Il n’aimait d’ailleurs pas le personnage, le jugeant trop faible. De retour de Moscou, il a publié des pages entières de publicité dans le New York Times ou le Washington Post pour faire part de ses vues en matière de politique étrangère, appelant à ce que les Etats-Unis cessent de payer pour défendre les pays de l’Otan. Il s’est ainsi aligné sur la position soviétique alors qu’on était encore en période de guerre froide, avec cette idée que les alliés américains exploitent les Etats-Unis. Trump n’a jamais dévié de cette ligne. Après sa victoire en novembre dernier, il estime désormais avoir les mains libres pour réellement appliquer ses idées, s’en prenant à nos alliés les plus proches et se montrant sympathique avec nos ennemis.Poutine est-il déjà victorieux en Ukraine ?Toute sa stratégie a été d’attendre le retour au pouvoir de Trump, afin qu’il puisse réellement s’emparer de plus de territoire ukrainien possible. Tout dépend désormais de la réaction de l’Europe. C’est une énorme opportunité pour votre continent. Il vous faut trouver une unité politique pour résister à Trump comme à Poutine, et soutenir l’Ukraine.A vous écouter, plus qu’un nouvel ordre mondial, nous sommes plutôt retournés au XIXe siècle…Oui. Le monde actuel n’est pas divisé par des idéologies. Il est plutôt fracturé entre grandes puissances qui ont chacune leur propre sphère d’influence. Au XIXe siècle, l’expansion territoriale était perçue comme un objectif légitime. C’est exactement la même chose que nous voyons à nouveau avec la Russie, la Chine, mais aussi les Etats-Unis de Trump qui lorgnent le Groenland ou Panama.Les positions de Trump sur l’Asie semblent plus floues qu’au sujet de l’Europe. Que ferait-il en cas d’invasion de Taïwan par la Chine ?Trump n’a aucune admiration pour Taïwan. Si l’île est réellement attaquée, il ira voir Xi Jinping, fera un deal conciliant avec la Chine qui placera de facto Taïwan sous contrôle chinois, mais il présentera ça comme un accord de paix. Exactement comme avec l’Ukraine…L’une des conséquences sera sans doute la prolifération nucléaire. On voit déjà des discussions pour que le Royaume-Uni et la France étendent leur protection nucléaire à toute l’Europe. Du fait de leur histoire, le Japon et la Corée du Sud ne peuvent pas avoir une défense mutuelle forte comme l’Europe. Chacun individuellement tentera donc de se doter de l’arme nucléaire. L’Arabie saoudite cherchera à faire de même, peut-être pas tout de suite s’il y a un accord avec Trump.Donald Trump vient d’instaurer de nouveaux droits de douane, sur les voitures. Son obsession pour la guerre commerciale fait-elle sens ?Trump croit que les droits de douane sont un moyen de gagner de l’argent. Il a tort, mais là encore, c’est chez lui une idée fixe depuis des décennies. Cette politique est tellement stupide et contre-productive qu’elle me pousse à l’optimisme. C’est bien sûr une mauvaise nouvelle pour les constructeurs automobiles américains. Mais cette erreur de Trump est positive, car c’est elle qui aura les effets les plus immédiats sur le plan politique, avec un risque de récession. Malheureusement, nous sommes dans une situation où les choses doivent empirer avant de pouvoir s’améliorer.L’évolution des Etats-Unis donne raison à Emmanuel Macron, qui plaide depuis longtemps pour une défense européenne et une autonomie stratégique. Mais la France, paralysée sur le plan politique et économique, a-t-elle les moyens de ses ambitions ?L’Allemagne jouera sans doute un rôle plus important que la France, du fait des difficultés internes de Macron. Friedrich Merz a apporté des changements importants à la politique allemande, mettant un terme au “frein à la dette” et promettant de dépenser beaucoup plus d’argent. Si Merz arrive à stimuler l’économie allemande, cela pourrait avoir un impact positif sur la France. En tout cas, nous ne devrions pas être trop pessimistes quant à l’avenir d’une Europe plus unifiée, car les pressions extérieures et l’urgence de la situation internationale la poussent vers cette direction.A quel point Trump représente-t-il une menace pour la démocratie américaine ?Elle est en danger, cela ne fait aucun doute. A l’heure actuelle, la principale contrainte pour Trump reste le système judiciaire. Il lui est difficile de modifier la composition des tribunaux, car de nombreux juges fédéraux sont nommés à vie ou soumis à des élections. Ce n’est pas un hasard si les partisans de Trump ont commencé à attaquer le pouvoir judiciaire. Comme on l’a vu en Turquie ou en Hongrie, beaucoup de régimes populistes et autoritaires s’en prennent aux contre-pouvoirs. Les Etats-Unis n’y échapperont pas. Heureusement, chez nous, l’indépendance de la justice repose sur une longue tradition. Il est d’ailleurs intéressant de noter que de nombreux juges nommés par Trump ne le soutiennent pas dans cette offensive contre la justice.Le wokisme, ce n’est pas si grave que celaPar ailleurs, Trump est vraiment sérieux au sujet des droits de douane comme des coupes budgétaires. Elon Musk et son Doge [NDLR : Département de l’efficacité gouvernementale] ont commencé à s’en prendre à la Sécurité sociale, l’une des institutions les plus populaires aux Etats-Unis. Des millions d’électeurs en bénéficient. Les républicains pourraient donc bien se tirer une balle dans le pied en vue des prochaines élections de mi-mandat. C’est le scénario le plus probable pour arrêter Trump.Selon vous, nous assistons aujourd’hui à une réaction dans les démocraties libérales contre une procéduralisation excessive de nos sociétés…Oui, il y a trop de bureaucratie, et la bureaucratie a besoin d’être réformée. Mais la méthode employée par Trump et Musk n’est bien sûr pas la bonne. Aux Etats-Unis, il y a beaucoup trop de règles et de contraintes si vous voulez construire quelque chose. Cela encourage un dirigeant autoritaire à faire savoir qu’il va tout simplement ignorer toutes ces règles. Les citoyens sont fatigués de l’incapacité des gouvernements à accomplir des choses.Par ailleurs, le wokisme et les politiques d’identité ont eux aussi irrité de nombreuses personnes. Il y a eu des excès, mais finalement, le wokisme, ce n’est pas si grave que cela. Mais les trumpistes s’en sont servis comme repoussoir afin de mobiliser les électeurs. Les démocrates doivent donc en tirer les leçons s’ils veulent revenir au pouvoir. Ils doivent clairement faire savoir que vouloir couper le budget de la police, c’est stupide, et qu’ils ne comptent pas constamment brandir la question raciale.Il y a neuf ans, la première victoire de Trump s’était accompagnée d’une forte mobilisation de la gauche. Aujourd’hui, l’opposition démocrate semble toujours sous le choc…En 2016, Trump avait perdu le vote populaire, et sa légitimité était questionnée. En 2024, sa victoire n’était certes pas énorme, comme il le prétend, mais suffisamment nette. En ce qui concerne les démocrates, il faut parfois plusieurs élections à un parti politique pour qu’il arrive à en tirer les leçons. La gauche américaine a ainsi pu se dire qu’elle avait simplement commis des erreurs tactiques, ou que tout ça c’est de la faute des médias. J’espère personnellement qu’après une vraie remise en question, ils se rassembleront autour d’un message positif se basant sur ce qu’il y a à construire. Nous allons rapidement comprendre que les guerres ne sont pas un mode de vie enviable…Nous devons revenir à une forme de libéralisme qui ne considère pas l’Etat comme un ennemi mais comme un élément positif. Or les démocrates ont longtemps présenté l’Etat américain comme étant oppressif, et donc il faudrait protéger les citoyens. Il est également nécessaire de réformer cet Etat pour le rendre plus fonctionnel. Si les démocrates se concentrent là-dessus, ils auront des chances de retrouver le pouvoir.En 1989, votre fameuse thèse sur la “fin de l’histoire” a suscité de nombreux malentendus. Vous n’annonciez nullement la fin des guerres, mais la supériorité de la démocratie libérale sur le plan des idées. Aujourd’hui, ne voyez-vous toujours pas de modèle idéologique capable de la concurrencer ?Je n’en vois pas à l’heure actuelle. Mon livre s’inspirait des thèses d’Alexandre Kojève, pour qui les idées de la Révolution française, avec le principe d’égalité de la dignité humaine, avaient triomphé. Aujourd’hui, la Chine, la Russie, l’Iran sont des pays autoritaires qui menacent les démocraties libérales, mais ils ne sont guidés par rien d’équivalent que cette idéologie commune que nous avons en Europe et en Amérique du Nord, et qui assure que nous pouvons créer une société meilleure. Je ne vois pas dans ces régimes d’alternative idéologique durable, simplement de la corruption. Ces pays se sont transformés en organisations criminelles qui cherchent à accumuler des richesses pour leurs dirigeants. Le régime de Donald Trump tend aussi vers cela. Mais il faut du temps pour que les citoyens se rendent compte de ce qui se passe réellement et se mobilisent contre de tels régimes. Cette corruption est en tout cas un dénominateur commun à ces pays autocratiques, bien plus qu’un ensemble d’idées qui légitimeraient un nouvel autoritarisme moderne. Le régime de Poutine n’a rien à exporter de comparable au marxisme-léninisme du temps de l’Union soviétique, qui était un vrai modèle. Il y avait alors une idéologie complète et une méthode pour prendre le pouvoir, dont d’autres pays pouvaient s’inspirer. Le nationalisme moderne est, lui, limité par le fait qu’il se concentre sur une seule histoire nationale. Poutine se sert de la mémoire de Catherine II. Mais en dehors de la Russie, vous ne mobiliserez personne avec cela !La revue Foreign Policy, fondée par Samuel Huntington à qui on vous a souvent opposé, a publié un article assurant que ce dernier prenait aujourd’hui sa revanche post-mortem. De plus en plus de régimes, comme la Russie, la Chine, l’Inde ou la Turquie, et maintenant les Etats-Unis, font appel à une rhétorique civilisationnelle, ce qui donnerait raison à sa thèse d’un “choc des civilisations”…A court terme, c’est effectivement vers cette direction que va le monde. La question est de savoir s’il s’agit d’un changement durable. Le libéralisme s’est justement imposé car un monde dans lequel des civilisations s’entrechoquent s’avère très instable et conflictuel. Or les gens n’aiment pas vivre en état de guerre permanent. Mais peut-être allons-nous devoir traverser un grand cycle d’instabilités avant de retrouver un nouvel équilibre. S’il y a aujourd’hui beaucoup de mouvements radicaux dans nos sociétés, c’est selon moi parce que beaucoup se sont lassés de la paix et de la prospérité permises par l’ordre mondial libéral. Mais nous allons rapidement comprendre que les conflits et les luttes armées ne sont pas un mode de vie enviable…
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-03-30 15:00:00
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