Comme le notait Charles Péguy dans Notre jeunesse, il est bien difficile de voir ce que l’on voit. Car ce qui s’offre au regard s’impose. Le réel a cela de décevant qu’il dissipe les illusions et se dérobe aux interprétations. D’où l’aversion de l’adepte de grands concepts à la simplicité des faits. Pourtant, voir les choses dans leur évidente simplicité relève d’une hygiène mentale élémentaire, sans quoi, l’on prête inévitablement le flanc à un retour du refoulé.Le récent entretien accordé à L’Express par Vladislav Sourkov fait figure d’exemple. Contrairement au magicien d’Oz, celui du Kremlin ne cache rien. Tout y est. Inutile d’aller chercher entre les lignes, il suffit de lire ce qu’on lit.Le projet est limpide, “la Russie s’étendra dans toutes les directions”. La guerre et l’extension comme horizon. Quant aux moyens, on ne saurait faire plus clair. Mentir d’abord : “contre la volonté du peuple ukrainien […] l’Occident essaie de soumettre l’Ukraine”, afin de légitimer les velléités de l’envahisseur contre “le régime fantoche de Kiev”. Qu’importe que la ficelle soit grosse, puisqu’il ne s’agit pas tant de convaincre que de stupéfier. Inutile donc de lui rappeler qu’aucun Ukrainien ne s’est empressé de rejoindre les colonnes de chars russes ; que nulle part, pas même dans les prétendus territoires russes du sud et de l’est, les soldats n’ont été accueillis en libérateurs ; que deux tiers des Ukrainiens considèrent la Russie comme une menace existentielle ou qu’une forte majorité soutient encore le président Zelensky (sondage SKIIS du 4 mars).Se victimiser ensuite : “alors même que nous discutons, des armes européennes […] sont utilisées contre mon pays.” Rhétorique bien connue de l’agresseur qui rend les autres responsables de ses propres turpitudes et prend à témoin qui veut l’écouter. Si je suis si mauvais, ça ne peut être de mon fait, il faut bien qu’un autre soit coupable.N’obéir enfin qu’à la loi du plus fort : “l’important est de pas s’emballer et de ne pas s’attaquer à un trop gros morceau”. Autrement dit, faire la guerre sans la subir. S’attaquer aux plus faibles et diviser les blocs pour mieux les annexer. Etendre le lebensraum russe sans souffrir d’un containment occidental.Le réel ne laisse pas le choixFace à tant d’honnêteté comme nier la réalité ? L’inventeur de la doctrine russe dévoile ses tours de passe-passe, reste à en prendre acte et à agir en conséquence. Oui, la Russie est un ennemi. On aura beau refuser l’évidence, la paix n’adviendra pas pour autant. A en juger par la dégradation de la situation depuis dix ans, ce serait même tout le contraire. Car la stratégie de Poutine ne date pas d’hier. Si l’on avait agi dès l’invasion de la Crimée, la guerre aurait pu être évitée. Sourkov ne dit pas autrement lorsqu’il décrit une Russie malhonnête, lâche et sans panache.Il y a là une leçon à tirer, dont les ramifications vont bien au-delà de la seule menace russe. Voir ce qu’on voit, c’est accepter que parfois, le réel ne laisse pas le choix. Et qu’on aura beau détourner le regard, il n’en sera pas moins ce qu’il est, avec toutes les difficultés qu’il impose.Cette incapacité à bien nommer les choses est sans doute l’une des principales causes des turbulences que connaissent nos sociétés libérales. Prétendre que l’Algérie est une démocratie n’a pas dissuadé le régime d’emprisonner Boualem Sansal. Et ses rapports avec la France auraient été bien différents si l’on avait reconnu que sa situation catastrophique résultait moins d’une colonisation terminée depuis plus de soixante ans que de la dictature et de la corruption qui lui ont succédé. De même, refuser d’admettre la dérive autoritaire des Etats-Unis ou la guerre hybride que nous mène la Chine, n’en feront ni des alliés ni des amis, et n’inciteront ni l’un ni l’autre à prendre l’Europe au sérieux. Voir la réalité en face, c’est admettre que ces pays sont autant de menaces.Ennemis de la démocratieIl en va du dedans comme du dehors. Par excès de tolérance, par peur du clash, on se refuse à nommer les ennemis de la démocratie. Pire encore, on se voile la face, au point de les parer de vertus dont ils sont dépourvus. Ceux qui prétendent lutter contre les discriminations en renvoyant les individus à leur essence supposée affirment par la même qu’ils classent et hiérarchisent selon les origines, les croyances ou la couleur de peau. Dès lors, ils s’opposent aux valeurs de liberté, d’égalité et de laïcité.Et l’honnêteté intellectuelle implique de les définir pour ce qu’ils sont : des racistes. De même, les mouvements luttant pour les droits des femmes à l’exception des juives ou de celles vivant sous le joug de la charia ne sont pas féministes mais antisémites ou islamistes. Les groupes qui se réfèrent au divin pour interdire ou légitimer certaines pratiques dans l’espace public ne sont pas religieux mais fondamentalistes. Et les experts et anciens dirigeants politiques payés par des régimes étrangers ne devraient pas être présentés comme des gens d’expérience mais comme des agents d’influence.Ces clarifications faites, il est enfin possible de distinguer les adversaires des ennemis, de tracer la frontière entre ce qui se débat et ce qui se combat. Raison pour laquelle il est si difficile de voir ce que l’on voit : bien nommer les choses, c’est s’obliger à sortir de sa torpeur et se préparer à lutter.*Pierre Bentata est économiste et maître de conférences à la faculté de droit d’Aix-Marseille Université. Il vient de publier La Malédiction du vainqueur (L’Observatoire).
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Publish date : 2025-03-24 12:00:00
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