Alors que Bercy multiplie les annonces sur de nouveaux investissements en matière de défense, Pierre Moscovici tempère les ardeurs de l’exécutif : en l’état actuel de nos finances publiques, le retour au “quoi qu’il en coûte” serait irresponsable. Il conduirait “à la paralysie, puis à l’accident”, alerte le premier président de la Cour des comptes.L’Express : Les Allemands viennent de revenir sur leur orthodoxie budgétaire, en s’affranchissant du “frein à l’endettement“. De son côté, l’Union européenne permet aux Etats membres de déroger à la règle du 3 % de PIB de déficit pour financer leur réarmement. Ne craignez-vous pas que ce contexte d’urgence, qui rappelle la période Covid, incite l’exécutif français à relâcher l’effort sur le rétablissement de nos comptes publics ?Pierre Moscovici : Cette tentation peut exister. Mais je fais confiance à la prise de conscience de nos gouvernants. Nous n’avons pas les marges de manœuvre de l’Allemagne. L’effort budgétaire qu’il nous faut consacrer à notre défense est indispensable. Pour autant, le passage à une économie de guerre ne peut pas, et ne doit pas, se faire au détriment de nos finances publiques.Je ne suis pas emballé par la perspective d’un emprunt national. Tout ce qui contribue à augmenter la dette publique française est une fuite en avant, qui finira par se payer. L’Europe, en revanche, a l’avantage d’avoir encore une capacité d’endettement. Il ne me paraît pas du tout exclu de financer la défense par une part d’emprunt européen. Mais nous en convaincrons d’autant mieux les autres que nous, Français, aurons fait le ménage chez nous. La crédibilité française est l’une des conditions du sursaut européen.Le nouveau chancelier, Friedrich Merz, a annoncé début mars que “la règle pour la défense de l’Allemagne doit être : “whatever it takes””. La France peut-elle renouer elle aussi avec le “quoi qu’il en coûte” ?Non ! Si nous décidons, et c’est nécessaire, d’augmenter notre effort de défense, il faudra une grande réflexion collective, et un consensus, sur les économies ou les recettes susceptibles d’être dégagées ailleurs. Nous avons pris l’engagement d’atteindre 5,4 % de déficit cette année, il faut le tenir. En 2024, nous étions à 6 %, contre un peu plus de 3,9 % en moyenne dans la zone euro. Et nous sommes le seul pays dont la dette publique, déjà très élevée, continue d’augmenter. Ces chiffres sont alarmants. Le fait que la Commission européenne ait placé la France en procédure de déficit excessif n’est pas l’essentiel. Ce sont les marchés, et nos créanciers, qui risquent de nous rattraper à un moment ou à un autre. Ne cédons pas à la facilité.Le remboursement annuel de notre dette est passé de 25 milliards d’euros en 2020 – le budget du logement – à 63 milliards aujourd’hui – plus que le budget de la défense. En 2026 ou 2027, ce sera le premier budget de la nation, ce n’est jamais arrivé. Si l’on continue sur cette trajectoire, nous pourrions atteindre 100 milliards d’euros de charge de la dette en 2029. Et sans faire des horreurs, juste en prolongeant des tendances moyennes. Mon message est simple : quoi qu’il arrive, il faut arrêter de creuser nos déficits.Message que vous martelez depuis des années. En vain ?J’ai depuis très longtemps la conviction que la dette publique est l’ennemie de l’économie. Et même de la gauche, ajoutait l’un de mes bons professeurs à l’ENA, Dominique Strauss-Kahn. Tout euro qui sert à rembourser la dette est un euro en moins pour l’école, la justice sociale, la sécurité, l’écologie…Quand vous avez 100 milliards d’euros à rembourser chaque année, comment investir dans la transition écologique, la santé, l’innovation ? Vous n’avez plus aucun levier. La Commission européenne n’a pas envie de sanctionner la France, pilier de la zone euro. Le vrai danger, c’est que le coût de notre dette, à force de gonfler, déclenche un effet boule de neige.L’année dernière, quand les Français se sont aperçus que le budget 2024 était totalement hors de contrôle, il y a eu un électrochoc dans l’opinion. Les demandes pour que la Cour des comptes s’exprime sur le sujet ont alors explosé. Nous vivons une accélération de l’histoire en matière de déficit et de dette. Il est plus que temps de freiner et de reprendre le contrôle de nos finances publiques. Faute de quoi, nous risquons la paralysie, puis l’accident.Faut-il procéder comme en Argentine ?Au-delà des caricatures et des excès, je ne peux pas me prononcer sur le cas de l’Argentine, que je suis de loin, je préfère évoquer celui de la Grèce, que j’ai bien connu. Il peut arriver qu’un système public cesse d’être soutenable. Dans ce cas, ce n’est pas l’austérité qui provoque la crise, mais la crise qui provoque l’austérité. Quand je suis allé en Grèce en 2012 comme ministre des Finances, j’ai vu un marché du travail fictif. Les dépenses de retraite représentaient plus de 20 % du PIB. Les retraités grecs étaient mieux payés que les retraités allemands. L’administration était inefficace et les finances publiques falsifiées. Il y a des moments où il faut remettre le système d’équerre.Se pose ensuite la question de la manière. En Grèce, la politique de la troïka a été trop brutale : à la Commission européenne, nous l’avons corrigée et cela a permis une sortie par le haut des programmes d’aide européens. Pour ma part, je ne suis jamais partisan de la tronçonneuse mais plutôt de la réforme incrémentale, de l’incitation à faire.Est-on à l’abri d’un tel scénario en France ?Rien à voir ! Je me refuse à tomber dans la dénonciation du modèle français. Nous sommes un grand pays, avec une économie diversifiée, une capacité d’innovation, un système d’enseignement supérieur qui tient la route, même s’il décroche dans certains secteurs. Nous sommes encore le septième PIB du monde. Nous avons une excellente administration, avec des corps généralistes et techniques remarquables. Mais elle traverse une crise de confiance.La France n’a pas besoin d’un traitement de choc ou d’une saignée dans son administration, elle doit la remobiliser et améliorer considérablement la qualité de sa dépense publique. Avant Covid, celle-ci représentait 53,8 % du PIB. Aujourd’hui elle est à 56,8 %. Est-ce que les Français ont l’impression pour autant que leur système éducatif est meilleur, que leurs hôpitaux fonctionnent mieux ? Non. Pour réussir, nous avons besoin d’un cap clair et d’une commande politique ferme et stratège.La Cour des comptes a rendu un premier rapport flash sur le financement du régime des retraites, en prélude au conclave avec les partenaires sociaux. Quid du second rapport sur les enjeux macroéconomiques, prévu mi-avril, alors que le conclave bat sérieusement de l’aile ?La forme initiale du conclave est fragilisée, par le départ de certains, les interrogations d’autres, mais le débat n’est pas mort. Parce qu’il faut agir sur les retraites, comme nos concitoyens le demandent et parce que beaucoup des partenaires sociaux le souhaitent. La Cour des comptes remplira son rôle en fournissant l’expertise nécessaire à cette discussion.Après la remise de notre premier rapport, il n’y a pas eu un syndicaliste qui ait contesté nos chiffres sur les besoins de financement à l’horizon 2035 ou 2045. Ce rapport est une somme, réalisée en quelques semaines, un délai record. Quand je suis entré à la Cour, en 1984, nous étions incapables de faire cela. Je suis fier du chemin parcouru.Dans une lettre aux personnels de la Cour des comptes, datée du 13 mars, vous avez dénoncé une “campagne de presse” menée “de l’intérieur” de l’institution pour vous “nuire”. Qui visez-vous ?Un quarteron de magistrats malveillants mène une campagne nostalgique contre les réformes que j’ai impulsées pour adapter notre institution à son temps. Ils défendent une vision passéiste de la Cour, aristocratique dans son organisation et déconnectée de la société. En agissant ainsi, ils trahissent leur serment, manquent à leurs obligations déontologiques, et nuisent, non pas à ma personne, mais à notre institution. Le changement en train de s’opérer en son sein est majeur et ne relève pas d’un caprice de ma part. Les Français éprouvent une grande angoisse devant l’état de nos finances publiques. La Cour des comptes leur apparaît comme une boussole, une vigie. Ils la respectent. Peu d’institutions peuvent se targuer d’un tel niveau de confiance.Au cœur de notre projet de transformation, il y a un souci de transparence. C’est une vertu, et une nécessité. Ceux qui pensent que l’on ne doit pas publier tous les rapports de la Cour vivent dans un autre siècle. Cela ne nuit en rien à la qualité de nos travaux, bien au contraire. Un rapport rendu public requiert plus d’exigence qu’un simple échange officieux avec l’administration.La réduction des délais pour remettre les rapports n’est pas non plus antinomique avec la qualité. Dans un monde où la décision publique s’est considérablement accélérée, si nous voulons toujours lui être utiles, il faut faire preuve d’une plus grande réactivité. La Cour ne peut pas être l’inspecteur des travaux finis, qui arrive quinze ou dix-sept mois après la bataille. Le rapport flash sur les retraites a été salué de manière unanime, à l’exception de quelques-uns qui ressassent de vieilles marottes. Nous pouvons être collectivement fiers de la réforme que nous avons menée pour faire passer la Cour dans le XXIe siècle. Cet héritage durera et je n’accepte pas qu’il soit abîmé.A l’extérieur de la Cour, certaines critiques se font entendre : elle ferait “trop de politique” et prendrait le chemin d’une “magistrature d’influence”. Entendez-vous ce reproche ?Cette critique a déjà visé certains de mes prédécesseurs, comme Philippe Séguin ou Pierre Joxe. Mais elle trouve un écho particulier à l’heure actuelle où l’on voit l’illibéralisme s’attaquer à l’indépendance des juridictions. La Cour des comptes n’est ni un pouvoir, ni un contre-pouvoir. Elle ne fait pas de politique, mais, comme disent les Anglo-Saxons, elle s’occupe des policies, des politiques publiques.La Constitution lui a conféré un rôle particulier depuis 2008, qui consiste à informer les citoyens, renseigner le Parlement, contrôler le gouvernement et évaluer les politiques publiques. Je pense que, malgré elle, elle comble un vide institutionnel et intellectuel. Mais aussi un vide politique. Il y a une profonde inquiétude dans l’opinion vis-à-vis du manque de vision prospective.La Cour se fait surtout entendre lorsqu’elle formule des remontrances et qu’elle critique les politiques publiques. A lire ses rapports, rien ne marcherait dans notre pays. Pourquoi ne mettez-vous pas davantage en valeur les bonnes pratiques ?Prenez le rapport public annuel que nous avons présenté le 19 mars sur les politiques en faveur des jeunes. C’est plutôt un message optimiste qui s’en dégage. Depuis quarante ans, il y a une politique prioritaire pour la jeunesse en France, une dépense publique considérable, de l’ordre de 53 milliards d’euros, et beaucoup de réussites en la matière. Par exemple, l’accès à l’autonomie des jeunes. Après, nous pointons deux difficultés : la qualité de cette dépense laisse parfois à désirer, et les inégalités, sociales ou entre ruraux et urbains notamment, persistent.Vous vous emparez de plus en plus de sujets sociétaux, comme l’égalité hommes-femmes, les addictions, l’obésité. Alors même que d’autres organismes s’en préoccupent… Est-ce bien votre mission ?Tous les sujets que vous citez me paraissent très importants et la Cour des comptes est dans son rôle en évaluant les politiques publiques les concernant. De manière plus générale, je ne crois pas que notre pays souffre d’un trop grand nombre mais d’un trop petit nombre d’institutions indépendantes capables de faire entendre une voix équilibrée et parfois des critiques nécessaires à l’amélioration de la décision publique. Se soucierait-on autant aujourd’hui de l’état préoccupant des finances publiques si la Cour des comptes n’avait pas tiré le signal d’alarme ?Comment expliquez-vous que la question des finances publiques n’ait pas été au cœur des débats lors des dernières présidentielles ?Je pense que cette question constituera un sujet majeur de la prochaine élection présidentielle, qui se jouera notamment sur la crédibilité pour y répondre. Les Français ont pris conscience que nous vivions une période cruciale en la matière. Lors de la mise en place de l’euro, la France et l’Allemagne avaient le même niveau de dette publique autour de 59 % du PIB ! En un quart de siècle, notre pays a connu un décrochage massif. La dette publique française oscille désormais entre 110 et 115 % du PIB, celle de l’Allemagne est toujours comprise entre 60 et 65 %. Elle va, certes, augmenter avec la remise en cause du “frein à l’endettement” allemand et l’adoption du budget militaire. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que nos voisins abandonnent totalement leur culture nationale de stabilité financière.
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Publish date : 2025-03-23 18:00:00
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