“Un défi existentiel pour l’UE.” Réunie dans un conseil extraordinaire ce 6 mars, l’Union européenne a adopté le plan “Réarmer l’Europe” et son enveloppe de 800 milliards d’euros. Cette somme doit permettre le renforcement des capacités de défense des Vingt-Sept, et in fine profiter à l’Ukraine. Pour la première fois depuis des années, les Européens se sont lancés dans d’intenses discussions militaires, allant du soutien financier à Kiev à l’extension de la dissuasion nucléaire. Une prise de conscience semble traverser le Vieux Continent, motivée notamment par le soudain revirement d’alliances à Washington. Dans ce cadre, la nécessité d’une réflexion et d’un débat exigeant s’annonce, explique François Cornut-Gentille, ancien député (LR) et conseiller défense de Michel Barnier à Matignon.Que pensez-vous de l’adoption par les Vingt-Sept du plan “Réarmer l’Europe” ?François Cornut-Gentille Il y a deux sujets : comment l’Europe se réarme, d’abord. Ensuite, et c’est le plus immédiat : faut-il aider Zelensky ? Et comment ? Il est assez paradoxal de constater que ces annonces ont été faites devant le président ukrainien, alors que les Vingt-Sept n’ont présenté aucune réponse sur l’Ukraine – ce qui est peut-être une réponse. Rien ne pousse, dans les déclarations d’hier, Vladimir Poutine et Donald Trump à réintégrer les Européens à la table des négociations. A long terme, les choses changeront peut-être – mais tout est à construire. A court terme, nous ne nous donnons pas les moyens de peser. Ce plan est finalement à destination des opinions publiques européennes. Mais la question n’est pas là. Nous devrions réfléchir à comment faire réagir Washington et Moscou. Or, avec ce sommet, nous ne l’avons pas fait – ou pas dit.Un plan de 800 milliards d’euros pour la défense a malgré tout été annoncé. N’est-ce pas une avancée ?Soyons clairs : il faut monter en puissance. Il s’agit d’une question budgétaire non négligeable compte tenu de la situation financière de la France. Si nous nous endettons davantage, cela pourra être fait sans que l’Europe nous tape sur les doigts, certes. Mais je ne suis pas sûr que cette décision ait des effets totalement bénéfiques. Il faudra aussi dégager des marges de manœuvre ailleurs si l’on veut produire un effort solide dans la durée. Si nous ne voulons pas être trop dépendants de l’endettement, cela passera inévitablement par un grand débat politique. Nous pouvons continuer de nous endetter et gérer le court terme. Ou nous essayons de profiter de cette difficulté pour amorcer un redressement. Depuis trente ans, nous sommes dans la gestion de l’immédiat. Nous devons prendre un virage lourd pour remettre le secteur de la défense en place. L’effort budgétaire sera compliqué, certes, mais le sujet est si exigeant que la réflexion doit dépasser la pure question des chiffres. Le président de la République et la classe politique doivent penser les choses dans une orientation politique globale. Ce sera capital pour l’industrie de défense.Pour assurer son réveil, il va falloir des budgets. Elle a aussi besoin de commandes et de visibilité. Les industriels ne doivent pas avoir le sentiment que ce que nous vivons actuellement au niveau européen est un petit moment d’affolement qui débouchera sur un retour au statu quo. Comment crédibilise-t-on cet effort sur dix ou douze ans ? Comment faire pour que cet argent soit vraiment profitable à nos industries ? Il y a une visibilité à assurer. A cela s’ajoute un autre sujet considérable, à savoir les pertes de main-d’œuvre et de compétences. Tous les industriels le diront : même si les commandes viennent, le problème du recrutement et de la formation demeurera. Il va falloir engager la politique de l’Etat et des régions.Comment expliquer l’état du secteur actuel de la défense ? Il donne l’impression que nous nous réveillons d’un long sommeil…Nous payons l’euphorie que nous avons connue après l’effondrement du mur de Berlin. Nous pensions d’abord que la paix était assurée et que les liens commerciaux entre pays éviteraient les guerres. Nous avons ensuite fait une deuxième erreur : que les industries appartenaient au XIXe siècle ou au XXe et que l’Europe se concentrerait sur des hautes technologies. Que l’ancien monde n’avait plus grand intérêt. A la fin des années 1990-2000, quand j’allais à Bercy lorsque j’étais député-maire d’une région assez industrielle, je voyais bien que personne ne s’intéressait au secteur. Pendant un temps, nous avons baissé la garde en matière de défense et réduit les effectifs. Notre armée s’est tournée vers les opérations extérieures. Nous n’avons plus envisagé qu’il puisse y avoir un combat sur le sol européen. Tout le monde fait ce constat à présent. En revanche – et heureusement – on s’est appliqué à conserver nos compétences techniques. Nous avons essayé de préserver des savoir-faire pointus dans différents domaines. Nous ne partons pas de zéro.Le besoin de planification à long terme de la défense n’est-il pas incompatible avec la façon moderne de faire de la politique, tournée vers le temps court et la prochaine présidentielle ?Là est toute la difficulté. Nous sommes face à un virage qui dépasse le cadre budgétaire. Il dépasse la politique d’Emmanuel Macron, mais aussi les politiques menées depuis trente ou quarante ans. Pour ajouter à la difficulté, nous prenons ce virage avec un président très affaibli, sans majorité à l’Assemblée. Enfin, la classe politique dans son ensemble ne connaît pas – et ne s’intéresse pas, en réalité – aux questions géostratégiques. La défense est accaparée par quelques techniciens. Ils ont leurs compétences, mais ils n’ont pas la qualité pour s’élever aux enjeux importants auxquels nous sommes confrontés. Les grands leaders des partis n’ont pas du tout cette culture.On l’a vu lors du débat à l’Assemblée nationale organisé ce 3 mars, notamment avec la faible présence de parlementaires. Ensuite, à l’exception de Marine Le Pen, les partis ont plutôt laissé s’exprimer leurs seconds couteaux. Et quand la patronne du Rassemblement national est venue à la tribune, elle ne l’a fait que pour rester dans le slogan, dans la polémique politicienne. Regardez sa réaction sur le débat de l’extension de la dissuasion nucléaire ouvert par Emmanuel Macron [NDLR : Marine Le Pen a indiqué que le “partage” de la dissuasion nucléaire était “une communication au mieux hasardeuse au pire parjure”]. Elle est restée dans les slogans. C’est pourtant une question complexe, qui nécessite un vrai débat de fond. Il est nécessaire que les Français comprennent le débat, qu’ils ne pensent pas seulement que le chef de l’Etat agite ces thèmes pour sauver sa peau. Mais pour ce faire, il faut que la classe politique se mette au niveau et se forme réellement sur les questions de défense.Comment ce débat pourrait-il avoir lieu ?Je vais remettre sur la table une de mes anciennes revendications. Il a été annoncé que le président de la République a demandé que l’on réactualise ce qu’on appelle la revue nationale stratégique, le document qui pointe les couacs, les grands enjeux de défense, la manière dont on doit y répondre. Ce document général est élaboré à huis clos par des techniciens, des membres des armées, des industriels. Compte tenu des enjeux que l’on vient d’évoquer, il ne devrait pas revenir au chef de l’Etat et à quelques techniciens seuls de répondre à ces questions. Un vrai débat public est nécessaire, à la fois pour que les Français comprennent – et que le politique se saisisse réellement du fond du sujet. Nous ne pouvons pas aborder la défense uniquement sous l’angle d’une présidentielle qui approche.Précédemment dans L’Express, vous aviez mis en garde contre le risque de préparer l’armée d’aujourd’hui à la guerre d’hier. Dans un entretien donné à France Inter mercredi 5 mars, le ministre des Armées Sébastien Lecornu, a employé la même expression. Courons-nous toujours ce risque ?Les signaux d’alerte sont là. Pour cette raison, l’existence d’un grand débat sur la revue stratégique – j’y reviens – me paraît indispensable. Actuellement, par exemple, le document intègre bien sûr le cyber, le spatial, les nouveaux risques auxquels l’armée et notre société sont confrontées. Mais tout cela ne fait qu’un ou deux paragraphes supplémentaires. Nous cochons des cases. Or il est indispensable de repérer les nouveaux risques. Ceux qui ne nécessitent pas simplement quelques moyens en plus, mais qui obligent à repenser l’équilibre général.En Méditerranée, le président turc Erdogan utilise la pression migratoire comme arme de déstabilisation. Ce n’est pas un risque – c’est plus que cela, puisque ce cas a déjà été utilisé. Nous ne réfléchissons pas à cet enjeu. Pourtant, ce moyen de pression a aussi déjà été utilisé en Europe de l’Est par la Russie. Il est important de se saisir de ce débat. Pas pour faire de grandes tirades sur l’histoire de France ou notre culture – ce n’est pas la question. Il faut réfléchir froidement à la manière de répondre à un sujet – la migration – pensé comme un moyen de pression – la déstabilisation – par d’autres pays. De la même manière, nous devrions penser aux enjeux concernant les matières premières, ou l’énergie. A la manière dont ces ressources pourraient être vulnérables. Le champ de bataille que l’on voit en Ukraine n’est qu’une partie du sujet. D’autres enjeux existent, qu’il faut encadrer et gérer. Mais le débat reste trop théorique. Ces discussions ne devraient pas être réservées aux techniciens.Sébastien Lecornu a également écarté la possibilité de retour à un service militaire. Est-ce une bonne chose ?Il y a un fantasme selon lequel le service militaire résoudrait l’ensemble des problèmes sociaux. C’est une mythologie qui ne correspond pas du tout à la réalité de ce qu’il était dans ses dernières années. Mais comme les Français ont l’impression que quelque chose manque dans le lien social, les politiques ont tendance à se tourner vers cette réponse. Sébastien Lecornu a raison de dire que là n’est sans doute pas la solution. En revanche, on voit bien que nos armées comme nos industries manquent de troupes. Il faut de nouveau attirer du monde. Cela passe par un plan très ambitieux, porté par le ministre des Armées, sur les réservistes… que l’on agite depuis quinze ans. Il faut cesser d’annoncer et répondre aux problèmes posés ! Comment loger des personnes supplémentaires ? Quelle armée pour encadrer ? Cela demande à la fois des moyens financiers, humains, du matériel supplémentaire. Nous allons là aussi avoir besoin d’une vision et d’une politique de longue haleine pour reconstituer cet outil.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/francois-cornut-gentille-leurope-devrait-reflechir-a-comment-faire-reagir-trump-et-poutine-BI7MLKXMKJGV7CSJTM724SXHN4/
Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-03-11 04:45:00
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